Jacques Bertin : passage en revue


Sommaire :

00 Présentation / Contributeurs

01 Philippe Forcioli - Éloge de Jacques Bertin et d’un rossignol

02 Philippe Geoffroy - Bertin face à quelques « canons » de la chanson

03 Philippe Blondeau - Formes brèves

04 Jacques Delivré - La dynamique des éléments et de l’espace dans les chansons de Jacques Bertin

05 David Jisse - La Musique dans les chansons de Jacques Bertin

06 Jacques Vassal - Jacques Bertin : naissance d’un style, genèse d’une œuvre

07 Entretien avec Jacques Bertin

08 Jacques Bertin aux « Rencontres de Tharaux »

09 Postface de Jacques Bertin - Du côté des arts modestes



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Jacques Bertin : passage en revue




Bertin aux « Rencontres de Tharaux »

présentation par Philippe Geoffroy




Les 10 et 11 août 1976, Jacques Bertin, Jean-Max Brua, Gilles Elbaz, Jean-Luc Juvin, Jean Vasca, ainsi que Jean Lapierre, promu médiateur, se sont retrouvés à Tharaux (Gard), chez Vasca, pour parler chanson. Vasca, qui avait enregistré l’intégralité de ces deux journées, avait aussi eu la patience de les transcrire dans un verbatim de quelque 90 pages. Les extraits sont publiés avec son aimable autorisation.


Le verbatim témoigne du plaisir qu’avaient ceux-là à se retrouver, entre taquineries potaches et jeux de mots de carabins. Les propos du premier jour et de la matinée suivante sont assez largement consacrés aux dimensions plus proprement artistiques, ceux du dernier après-midi évoquent surtout la profession organisée. On est frappé par la grande franchise avec laquelle les uns se prononçaient sur les œuvres des autres, par la qualité des échanges, et par la passion qui anime les participants, à la mesure d’un temps historique singulier (un âge d’or de la chanson « poétique », une cohabitation musclée entre diverses sensibilités « de gauche »).


Le présent article, destiné à figurer dans une revue consacrée à Bertin, naturellement centré sur la participation de ce dernier, est à peu près uniquement composé d’extraits textuels de propos par lui tenus au cours de ces deux journées, que l’on a tenté de rassembler en quelques thèmes. La toute fin du texte présente les propos les plus significatifs tenus par les autres participants sur l’art de Bertin.




LA CHANSON SOUS LE REGARD DE BERTIN


Sujet lyrique contre music-hall.


Suite à l’audition d’Attaque à mots armés de Vasca, lequel indique qu’ayant l’impression de s’écrire, il a celle de faire toujours la même chanson, Bertin revendique une conception proche : « Ce qui différencie les auteurs des autres, c’est que les autres choisissent des thèmes et font des chansons dessus et ils ont des tours équilibrés comme on dit ; j’ai toujours trouvé abominable qu’un mec finalement puisse se dire : tiens je vais faire une chanson sur tel sujet […] Ça ne me choque pas du tout qu’on puisse dire d’un mec qu’il fait toujours la même chanson ; […] au contraire, [en] poésie écrite, il y a des gens qui en font toute une œuvre…ça ne gêne personne. Alors que dans la chanson on a tendance à se dire « ah dis donc il y a deux chansons qui se ressemblent […] comme si la chanson devait être un catalogue de toutes les possibilités […]. C’est la tradition du music-hall depuis un siècle. »


Pour l’émotion, contre l’abstraction.


« Je suis un peu choqué par le fait que, chez Vasca, il y a finalement très peu d’êtres vivants qui soient physiquement présent dans les chansons. Il y a une grande dose d’abstraction, de mots abstraits » . Et ensuite : « Moi, dans la poésie, je suis toujours plus ému lorsqu’il y a des être vivants et des sentiments […]. Je reconnais le talent de Guillevic mais ça me laisse assez indifférent, même René Char ». Quand Vasca revendique son écriture « non figurative » de la chanson, Bertin contre-argumente : « Dans une peinture non figurative, lorsque le peintre prend la décision de faire figurer l’homme […] il se trouve pris dans une contradiction terrible, il est obligé de faire éclater son truc ».


Souffle lyrique et travail du vers.


Après l’écoute de Le Vent aux ailes, Bertin estime que Gilles Elbaz « a le sens du lyrisme le plus évident dans nous tous ». Mais il lui reproche d’écrire « les choses les moins balancées du point de vue rythmique et des sonorités, dans l’écriture ; à tel point que quand il est rendu au bout de son vers on l’impression qu’il  est au bout de son souffle ». Et plus loin : « ses vers ne sont pas musicaux pour deux ronds ». Et Bertin d’y aller de quelques recommandations : « il gagnerait à [faire ses vers] moins grinçants, c’est-à-dire faire davantage le ménage, des sonorités, du rythme, des répétitions […] ; je suis pour les répétitions : la répétition de mots ou de groupes de mots donne un surcroît ».


Nécessité d’une préoccupation constante.

Bertin – mais ceci est commun aux trois autres – après avoir écouté Interrogation de Jean-Luc Juvin, reproche à ce dernier un certain manque de professionnalisme, voire un certain dilettantisme. Bertin indique que chez les quatre autres, il y a une « permanence dans la préoccupation », alors que Juvin « comme il dit, fait des chansons et n’y pense plus pendant un moment, puis il y repense, etc. » Au bout du compte, ça donne « une série de chansons ». « Si tu le fais par petits bouts, comme ça, ta réflexion sur l’art que tu pratiques ne peut pas progresser ». Il s’agit d’un « handicap professionnel » puisqu’il est « pareil sur le plan du métier ».


Eloge du caractère « appliqué » de l’écriture.


Bertin, après l’audition de Les Crabes-tambours de Brua, déclare y apprécier beaucoup ce qu’il nomme des « redondances » : « C’est une qualité […] d’employer des mots et de les mettre en forme de telle manière que ça fasse appliqué, ça fasse redondant et je trouve que ça donne un charme terrible […] J’ai noté "le silence qui est si caressant" [et] "dans les rochers là-bas les gens n’y vont pas" ».


Evolution de l’usage social de la chanson et chanson « évolutive ».


Une partie du débat porte sur le point de savoir si certaines chansons de Bertin (les trois textes Génération I, II et III 1, qu’il avait prévu de mettre en musique et d’enregistrer) et de Vasca (On ne va nulle part, avec des passages parlés, en vers réguliers mais sans rimes), qui sortent du cadre traditionnel, sont ce que Vasca appelle de la « chanson évolutive, progressive », ou de la chanson tout court. Il s’agit aussi de savoir si systématiser la « chanson évolutive » est souhaitable. Bertin développe : « la chanson telle qu’on la connaît […]a des formes régulières ; c’est un poème court avec des choses qui reviennent, des rimes, des vers réguliers, refrains…et une musique simple, à cause de l’usage social qu’on en faisait […], une tradition orale, et qui devait être éventuellement reprise en chœur. […] Aujourd’hui, l’usage social de la chanson […] c’est un mec qui chante seul, il est auteur, il est entendu par un certain nombre de personnes, soit ensemble, soit séparément, mais […] ce n’est pas le groupe qui va reprendre en chœur ». La position de Bertin sur la chanson « évolutive » est non militante, simplement ouverte : « Pourquoi défendre à tout prix une vision de la chanson – que je n’attaque pas […] ? Je ne parierai pas sur l’évolutive en disant c’est ça qu’il faut faire. Mais […]après tout, puisque l’usage social de la chanson n’est plus figé, je ne vois pas pourquoi on ne casserait pas les formes ». Suite à un long débat, où notamment Brua plaide pour une acception plus restreinte de la chanson (dont il exclut la poésie chantée), Bertin évoque les « nouveaux moyens de diffusion, d’enregistrement, de laboratoire » et les artistes « qui peuvent faire des choses sur disque sans le faire sur scène », ce qui « sera reproduit à des milliers d’exemplaires » et « c’est toujours la chanson, et on peut aller très loin ».


Evolution des instances de légitimation.


« On a tendance à aller chercher l’imprimatur chez l’universitaire, chez les poètes du livre, parce qu’on a aussi besoin de considération […]. La considération sociale se trouve […] du côté des gens qui ont la culture. Le pouvoir culturel, c’est du côté du livre qu’il se trouve. On a peut-être une tendance un peu fâcheuse à aller se justifier par rapport à ces gens-là. Certainement qu’il y a eu des excès dans ce domaine. Quand je dis qu’il fallait être optimiste, je commence à sentir que c’est dépassé par les deux bouts, à savoir que d’une part par le côté radio ça commence à déborder et je crois qu’on gagne du terrain ; et ça déborde aussi beaucoup du côté de l’intelligentsia, des poètes du livre. Parce qu’ils se rendent compte en écoutant que ben, c’est pas si con, et puis la bande magnétique c’est un moyen de communication au même titre que le livre. Le temps qui passe […] fait changer les choses. […] Les jeunes générations ne font plus ces classifications entre les poètes nobles du livre et les chansons, finalement. […] Les jeunes profs de français, pour eux, la chanson et la poésie, il n’y a pas le haut et le bas ». Et plus loin : « Pour les gens issus des classes populaires qui font des études […] leur problème ce n’est pas tant d’aller chercher une espèce de reconnaissance officielle […] par les diplômes universitaires, les titres, la grandeur du rayonnage des bibliothèques ou la beauté de la bagnole […] : ils entrent de plain-pied dans quelqu’un qui leur parle d’eux, les chanteurs […]. Il y a un phénomène technologique et un phénomène de masse. »


Evolution socio-politique, effet du subventionnement.


Bertin présente l’évolution du subventionnement de l’art occidental, d’abord par l’Église, puis par l’aristocratie, ensuite par la bourgeoisie. Il souligne la capacité du subventionnement à faire émerger des arts auxquels les artistes puissent consacrer l’essentiel de leur temps. Puis il explique que les choses changent encore : «  Maintenant, de plus en plus, l’art est subventionné par les classes populaires, ou la petite bourgeoisie ou les classes moyennes, soit en tant qu’acheteurs, soit en tant qu’organismes démocratiques, les partis, les syndicat, les associations loi de 1901, les MJC […]. Et c’est pour ça maintenant qu’il peut y avoir des artistes qui s’adonnent à la chanson, parce qu’ils ont trouvé un mode de subventionnement, et c’est pour ça d’ailleurs que le pouvoir fait de la résistance[…] ; il n’est plus tout seul à casquer pour avoir les artistes qui écrivent pour lui dans les domaines artistiques qui sont les siens, et  […] maintenant les artistes peuvent vivre avec le subventionnement populaire en général, d’où la répression contre les centres culturels, les MJC… […]. Maintenant, il y a des artistes qui font de la chanson, c’est pour cela qu’il faut être optimiste encore une fois »


Ecoles contre créativité.


Bertin rappelle et revendique la faiblesse de son bagage initial : « J’écris novateur parce que je n’ai pas les grilles, les trames pour écrire […] ; je ne voyais rien, j’étais dans mon truc à moi et puis j’avance ». Et à propos des chanteurs régionalistes : « Je suis persuadé que si on fait une liste, on va trouver une centaine de mecs qui ont entre 20 et 25 berges qui ont été comme retirés à l’affection des leurs, […] ravis à notre affection, et qui, au moment où ils arrivaient à l’âge où ils devenaient créatifs, ont été obnubilés […] par la possibilité d’exprimer une réalité immédiate. […] C’était plus mobilisateur, plus facile que la poésie ». Et plus tard dans les échanges, à propos du point de savoir si le groupe ici réuni doit se constituer plus formellement : « Je suis partisan de ne donner aucune suite formelle, parce que j’ai remarqué que les écoles les plus dynamiques sont les écoles de bistrot.[…]. Lorsque les poètes et les écrivains se sont constitués en école, ça a merdoyé, mais lorsque c’était une équipe de mecs qui se réunissaient entre eux, qui savaient être un pôle d’attraction, un phare […], ça avait une portée et un impact extraordinaires ».


Risques culturels du collectif artistique institutionnalisé.


Les dernières heures de débat se concentrent sur l’action collective. Suit un long échange sur les instances de réflexion et d’action en faveur de la chanson, puis Vasca demande à Brua (qui vient d’évoquer les fêtes du PC en Dordogne dont il essaie de coordonner la programmation) s’il « ne serait pas possible de proposer dans le cadre de la Fête de l’Huma, un lieu pour nous ». Bertin résiste beaucoup : « Vous vous rendez compte de l’effet que ça pourrait produire, nous qui sommes déjà les chanteurs réputés intellectuels […] si en plus à la Fête de l’Huma il y a un lieu pour nous […]. Si les cinq mecs, comme une espèce de corps constitué, vont se promener en France et vont voir les organisateurs en disant : il faut nous donner une place à nous en tant que nous cinq […]. C’est très mauvais, parce qu’ils vont dire, allez, d’un côté ceux-là et de l’autre côté les trucs normaux ». Il semble convaincre en partie Vasca, mais se distingue d’un Juvin qui persuadé de l’intérêt de conjuguer artistiquement les « cinq talents », et d’un Brua qui propose un spectacle collectif « qui poserait les questions et apporterait un certain nombre de réponses ».

BERTIN SOUS LE REGARD DE SES PAIRS


Peu de réserves spécifiquement artistiques.


L’essentiel du débat sur les chansons de Bertin se joue davantage sur le contenu du texte, les idées qui y figurent, que sur les questions purement artistiques. Même si l’expression en est distanciée par l’humour, l’adhésion artistique est manifeste : « Très bon ce chanteur ! » (Juvin). « Rappelez-moi son nom…j’en ai entendu parler… » (Brua). Tout au plus, après l’audition de la chanson Permanence du Fleuve Vasca risque-t-il une réserve artistique : « Musicalement, il y a des choses qui me gênent, là. C’est cette espèce de récitatif ». Un peu plus tard, Jean Lapierre va dans le même sens : « La phrase musicale, ça fait cliché musical ». Dans un sens positif, Vasca salue, s’agissant du texte, l’intérêt du retournement de la fin, initié par le "mais" (« Mais ce que tu entends c’est ce fleuve dont tu nais »). Et c’est à peu près tout.


Les « pauvres gens » de Permanence du fleuve : de la faute de style à l’erreur politique et sociale.


La principale critique de Vasca, qui va structurer le débat, est la suivante : « Sur le plan du texte il y a des choses que moi, je ne peux pas supporter […] moi ça me gêne beaucoup "parmi les pauvres gens" […] parce que je trouve ça pompier ». Il y reviendra plus tard dans le débat : « Ça me fait penser à certaines maladresses de Brel à ses début ». Elbaz dira, toujours à propos des "pauvres gens" : « Il y a un côté image d’Epinal : t’es un mec debout qui finalement devient le héros parce que  c’est celui qu’on a nommé ». Brua, lui, n’est « pas du tout d’accord » pour critiquer en particulier l’expression "parmi les pauvres gens", mais il pointe un problème plus général : « J’ai l’impression que dans tes derniers textes il y a quelqu’un qui n’est pas bien encore dans ton costume neuf […]. Tu as découvert la réalité sociale il y a quelques années […] à travers des partis […] qui ont une préoccupation ouvrière […] mais qui sont des partis petit-bourgeois de notables et qui en portent le sceau […] indélébile. Tu vas vers les préoccupations des « pauvres gens », ou tu y retournes puisque je sais que tu es d’une famille modeste […]. Il te reste quelque chose du boy-scout […] . On sent quelque chose qui n’est pas vécu, pas très clair. Par exemple, lorsque tu dis dans Á Besançon que ta poésie peut-être ils ne la comprendront pas, moi ça m’a toujours choqué. C’est peut-être vrai, mais ce n’est pas à dire en tous cas de cette façon-là dans une chanson qui est faite en direction de ces gens-là, qui est un hommage que tu leur rends ; et finalement tu leur dis une vacherie. Ils ne sont pas responsables s’ils ne la comprennent pas ».


Ambivalences : face politique, face poétique.


C’est la question de l’ambivalence qui structurer la suite de l’échange. Brua reproche ainsi à Bertin « d’avoir le cul entre deux chaises » : « C’est la contradiction qu’il y a entre ton état assez solitaire (je t’ai vu agoraphobe, le fait que tu ne peux pas te sentir dans une foule) et cette préoccupation sociale et historique. La contradiction n’est pas encore bien résolue ». Vasca indique, à propos du disque Permanence du fleuve : « Je pense que tu as voulu le construire comme ça, les deux faces sont très différentes. Il y a une face beaucoup plus politique, disons. Moi, je suis plus sensible à l’autre face. […] Paroisse, Julos, sur le plan de l’écriture et même musicalement, ça me semble plus cohérent et plus achevé […]. Paroisse, c’est celle que je préfère parce qu’elle est ronde… ». Brua : « Dans Permanence du fleuve, ce témoignage d’ambiguïté passe très bien ; dans Ambassade du Chili, il passe moins bien. […] "Craignez le regard qui inscrit votre vrai nom sur vos visages / Comme une gifle cinglante ou comme une balafre", c’est l’invective directe, c’est l’adresse directe à l’ennemi et moi ça me gêne ». Elbaz, lui, appuie Bertin en l’espèce : « J’aime bien ça. Moi, je préfère la première face du disque, le Chili, tout ça, parce qu’il se passe toujours quelque chose. Ca peut être fait, même quand il y a des maladresses. Parce que c’est la parole d’un homme qui essaie justement de…parce que finalement, tu as une mentalité petite-bourgeoise. On est tous un peu piégés. On est quand même conscients de ce fait-là. On le culpabilise à moitié ou beaucoup, ça dépend ».



[L’expérience de réunir le groupe sera rééditée l’année suivante, du 25 au 27 juillet 1977, sans toutefois donner lieu à l’établissement d’un document.]

Philippe Geoffroy


1Jacques Bertin n’a finalement enregistré que Génération II dans le disque « Domaine de joie », sous le titre de Génération. Les trois textes en question figurent dans le recueil Dans l’ordre.