Jacques Bertin : passage en revue

Sommaire :

00 Présentation / Contributeurs

01 Philippe Forcioli - Éloge de Jacques Bertin et d’un rossignol

02 Philippe Geoffroy - Bertin face à quelques « canons » de la chanson

03 Philippe Blondeau - Formes brèves

04 Jacques Delivré - La dynamique des éléments et de l’espace dans les chansons de Jacques Bertin

05 David Jisse - La Musique dans les chansons de Jacques Bertin

06 Jacques Vassal - Jacques Bertin : naissance d’un style, genèse d’une œuvre

07 Entretien avec Jacques Bertin

08 Jacques Bertin aux « Rencontres de Tharaux »

09 Postface de Jacques Bertin - Du côté des arts modestes



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Jacques Bertin : passage en revue




Bertin face à quelques « canons » de la chanson




Réfléchir à la chanson, c’est composer avec les nombreux paradoxes de cette forme. D’un côté, les expressions savantes (poésie écrite et art lyrique) ont tendu à en solliciter les formes les plus typiques (ballade, complainte, cantique, rondeau…) pour y trouver une contrainte créatrice, un surplus lyrique, voire une notation folklorique : il s’agit alors de « faire chanson »1 ; de l’autre, les politiques publiques et la profession organisée l’approchent par la catégorie indifférenciée des « musiques actuelles », où voisinant avec d’autres « musiques », à danser ou d’ambiance, les spécificités artistiques (textuelles, formelles, d’interprétation, etc.) de la chanson sont mises à l’arrière-plan.

Il me paraît à cet égard intéressant de voir comment se situent les chansons de Bertin, entre 1969 et 2010 2 par rapport à certaines caractéristiques « canoniques » de la forme chanson :

  • une durée relativement courte (autour de trois minutes) ;

  • un usage marqué de la répétition textuelle (alternance couplet-refrains, à défaut anaphores ou épiphores systématiques, vers courts, rimes fréquentes) ;

  • le retour de structures de versification semblables (strophes) correspondant au retour à l’identique de la mélodie sur un texte homorythmique au précédent ;

  • un rapport texte/musique qui ménage une aération de la voix par des interventions purement instrumentales : introductions, réponses, ritournelles, traits, codas ;

  • une mélodie mémorisable, sur un rythme régulier, en référence à un standard musical d’origine dansée ou non ;

  • une certaine « théâtralisation », en référence au music-hall.


Chansons longues, chansons courtes


Je propose qu’on qualifie de « longue » une chanson d’au moins six minutes. Un tel format n’a été exploré par Brassens qu’une fois (Supplique pour être enterré à la plage de Sète), parfois par Nougaro (Paris mai) et Anne Sylvestre (Une sorcière comme les autres). Elle a été, en revanche, abondamment utilisée par Ferré, en une évolution revendiquée vers la chanson symphonique (du Psaume 151 de 1970 à Les vieux copains en 1990), et cultivée par d’autres, notamment Môrice Bénin et Gilles Elbaz.

Absente des premiers disques de Bertin, la chanson longue n’apparaît que dans le 30 cm Domaine de Joie, avec Menace. Puis c’est Ma vie, mon œuvre et Les tarés (1984-85), ensuite La méchanceté (1996) et Le pouvoir du chant (2005). La plupart des chansons sur disque durent de deux à quatre minutes. Certes, le dernier disque, Comme un pays (2010), comprend trois chansons longues (La Loire, Le passé et Curés rouges). À part cette concentration dans les nouvelles chansons, qui témoigne au plus d’une évolution très récente, la forme longue n’est aucunement caractéristique de l’œuvre elle-même.

La seule considération que l’on puisse tirer de cet examen est que Bertin ne s’estime pas tenu par un modèle de longueur : ce qu’il y a à dire et la façon dont les choses sont dites justifient la taille du texte.


L’usage mesuré et pertinent de la répétition


La forme couplets/refrain est peu fréquente chez Bertin. Et encore n’est-elle assumée dans son avatar canonique (une strophe entendue au moins trois fois à l’exact identique) que de façon rarissime. Il lui arrive de faire des « refrains », dans un sens plus large, mais soit la strophe n’est répétée qu’une fois (Ce que dit Benoist, Retour à Chalonnes), soit le texte est soumis à des variations significatives (La lampe du tableau de bord, Domaine de joie, L’Europe, La Loire) ; ou alors il s’agit d’un rappel conclusif, d’un bouclage du texte par les mêmes mots qui l’avaient commencé (Claire « entends le disque tourne à vide » ; Un homme qui meurt ; La maison au bord de la route « c’est une chanson pour l’enfance » ; Tableau « quand revient la chaleur de mai revient l’envie d’aimer », Mes amies : « Toi, t’es ma sœur, etc. »), ou encore de citations brèves, presque de simples anaphores (Un Voyage) ou quasi épiphores (La Loire à l’Alleud).

Bertin cherche parfois – rarement, il est vrai – à « faire chanson » : il recourt alors au refrain classique, qu’il s’agisse de second degré ou d’humour (Petit coucher et La fille dont auquelle), ou d’échapper au côté « lu » d’un poème d’un autre qu’il a mis en musique, quitte à assembler un refrain de toutes pièces (Les Nouvelles du soir de Philippe Jacottet, Brise Marine de Mallarmé). Quand il y a résisté, c’est qu’une structure insistante existait déjà, comme le « C » d’Aragon (mis en musique sous le titre Les ponts de Cé ). Un cas particulier est celui de Gloire à vous…, dont la musique préexistait aux paroles de Bertin, ce dernier renouant ainsi heureusement avec la pratique de composition sur un timbre3, tel Béranger et la Clé du caveau.

On peut poser l’hypothèse que lorsqu’à d’autres moments Bertin utilise la technique du refrain, c’est qu’en l’espèce, cette forme est sinon imposée par le fond, du moins en correspondance avec lui : le retour du texte à l’identique signifie alors la répétition d’un cri de désarroi (Où tu t’en vas ?, L’or pur), mesure le temps qui passe (La pionne du lycée des filles, et surtout Redon) ou illustre le fait que l’on parle précisément…de chanson (Comme un pays).

Un peu moins qu’un Ferré, qui renonçant lui aussi assez souvent au refrain stricto sensu, usait en revanche largement de la redite anaphorique ou épiphorique (Les copains d’la neuille, Les romantiques, Avec le temps, Les artistes...), d’un Brel (Quand on n’a que l’amour, Amsterdam…), qu’une Sylvestre (Mon mari est parti, Habillez-moi) et même qu’un Vasca (des Fabuleuses des débuts au récent Ce peu de nous qui chante), Bertin n’a pas de recours substitutif systématique à d’autres formes de répétition. Les épiphores sont très rares et utilisées avec mesure, et sans systématisme (Ta prison). Le seul contre-exemple est la répétition en fin de chaque strophe de « je t’attendais » dans la chanson éponyme et là encore, elle se justifie par l’insistance du sentiment d’attente.

Bertin fait certes un usage notable des anaphores : Un instant, Des mains, Merci pour les jours heureux, Hôtel du grand retour (« tu vas revenir »), Les traces des combats (« si… »), Comme si…comme si… , Le Cœur troué (« éloignez de moi »), À un fils (« il faut venir »). Mais, mis à part ces huit cas où elles ont un caractère systématique ou quasi, et où, pour beaucoup d’entre elles, les mêmes justifications tenant au fond peuvent être invoquées, elles sont souvent, au sein des chansons, évolutives (Je vais à l’amitié, Mère chantez-moi, La fidélité, La mâle mort), ou provisoires : Le vieux bonheur, Cette année s’envole ma jeunesse, Où tu es tu es bien , Le soir (« ne t’en fais pas »), Je voudrais être à la fois cet enfant qui passe ; Le grand bras (« mourir au bord »), Petit Anjou (« puisses-tu »). Quelquefois même l’attaque paraît débuter une série anaphorique, mais le mouvement s’arrête au bout de quelques énoncés (Je parle pour celui qui a manqué le train, Ne parlez pas, Pour la fin des errances) 4.


De la sorte, si, d’accord avec Michel Tournier, on admet la pertinence artistique de la notion de reconnaissance («  peut-être le comble de l’art consiste-t-il à créer du nouveau en lui prêtant un air de déjà vu qui rassure et lui donne un retentissement lointain dans le passé du lecteur » 5), on constate que le niveau d’exigence « bertinien » fait que si la reconnaissance au premier degré (le retour de structures identiques) existe, elle n’est justifiée que par la nécessité du retour de quelque chose de plus intime.


La fidélité à la construction symétrique


La retenue dans la répétition du texte n’empêche pas, la plupart du temps, que la structure de la chanson soit régulière, avec le retour de strophes homorythmiques aux précédentes. Sans doute est-ce un souci d’harmonie classique que satisfait le respect du cadre symétrique.

La production de Bertin comprend pourtant un certain nombre de chansons « expérimentales » qui se sont abstraites du retour régulier, au sein d’une même chanson, des mêmes structures de versification. C’est sans doute ce qu’il cherchait à dire dans Carnet « je me préoccupe moins des rimes et des rythmes », même s’il discute aujourd’hui la pertinence de cette théorisation, et s’il revient à une pratique plus « canonique » depuis plusieurs disques. L’irrégularité consiste parfois en un simple aménagement ad hoc de la structure (Je suis celui qui court).

À d’autres moments, assez fréquents dans les chansons des années 1970, la structure rythmique et harmonique est maintenue en l’état face à des vers inégaux ; dès lors, avec un même nombre de mesures par vers, la prosodie passe « au lit de Procuste » : les vers longs sont chantés en valeurs brèves, avec un débit rapide ; les vers courts occupent une durée identique, avec des tenues et des césures (Ne parlez pas, Le temps a passé comme un charme, Vous êtes passés dans cette vie, Menace). Dans d’autres cas, le retour des formes emporte une variation musicale sensible (Trois bouquets, Les Grands poètes, Qu’est-ce qui passe ici si tard ?, Domaine de joie) ; ce dispositif est abondamment utilisé dans des chansons parmi les plus brèves (Chanson de la plus grande confiance, L’enfant toussait).

À l’extrême, la structure, unique, ne se répète jamais à l’identique : Laissez une fenêtre ouverte, À Besançon, Rappelle-toi le temps qu’il fait, Permanence du Fleuve, Ambassade du Chili, Un voyage, Parc Borelly un dimanche, Marseille quand tu dors, Pascaline). On peut penser alors aux chansons les plus « expérimentales » de Ferré (Ma vie est un slalom, Il est six heures ici et midi à New York) ou à certaines formes courtes du même (L’été 68). Mais il me semble plus pertinent de rapprocher en cela Bertin, ne serait-ce qu’au regard de l’économie des moyens mis en œuvre, de belles formes « uniques » de Félix Leclerc (J’inviterai l’enfance, Complots d’enfants, Nelligan), de chansons de Prévert et Kosma (Immense et rouge), et, de façon peut-être moins attendue, de certaines constructions asymétriques et épurées de Barbara (Plus rien, Précy-jardin).

Mais, la plupart du temps, Bertin reste fidèle au retour des strophes régulières aux rythmes et à la mélodie « superposables », comme on dirait de formes géométriques ; il y est même de plus en plus fidèle (aucun exemple vraiment asymétrique depuis le disque Hôtel du grand retour).


La contiguïté du texte


Bertin s’éloigne de la chanson traditionnelle en ce qu’il ne pratique pas « l’aération » du texte par la musique.

Il faut d’abord constater l’absence de « blancs textuels » au sein des chansons. Celles-ci commencent souvent avec souvent un ou deux accords de piano ou de guitare ; il y a peu d’introductions ou de codas musicales longues ou semi-longues (quelques rares exceptions : Menace, Ils s’allongent côte à côte, Je vais à l’amitié comme à des auberges, Cette année s’envole ma jeunesse, La Loire, Le passé). De même, il est rare qu’intervienne, au sein de la chanson, un fredonnement sans paroles signifiantes, à la manière du scat des jazzmen, ou des phonèmes des chansons folkloriques ; parmi les rares contre-exemples : Portait d’Aude, Dans la mort, Mes amies, ainsi que les versions en public de Carnet ; en ce sens, Bertin n’est pas typique au sein de la chanson à texte (Ferré, outre certains assaisonnements en re-recording, n’y avait recours qu’occasionnellement et opportunément).

Mais il est surtout remarquable de voir que la ritournelle instrumentale, entre deux strophes, est rarissime ; lorsqu’elle existe, elle est signifiante (dans la version studio de Carnet, elle a une fonction précise : celle de préparer les deux vers de la fin, chantés sur la même mélodie) ; en cela, Bertin se sépare d’un Brassens amateur de ritournelles aussi réussies que « gratuites » au regard du sens de la chanson (nombreux exemples depuis La Cane de Jeanne en 1952 à Cupidon s’en fout en 1976), d’un Béart (nombreuses mélodies additionnelles à la guitare, à l’accordéon ou vocales, de L’Eau vive en 1958 – qui inclut un célèbre « pont » musical – à Il est temps en 1992), d’un Ferré (des ritournelles pianistiques du premier disque, comme celle de la Chanson foraine, aux intermèdes symphoniques des années toscanes, comme Tu penses à quoi, en passant par Âme te souvient-il ?), et même de collègues plus proches qui y ont eu plus fréquemment recours, il est vrai dans des carrières plus brèves, comme Jean-Max Brua (L’aube sur le jardin des plantes, La trêve de l’aube). Il en va même ainsi des « traits » (quelques notes qui ne sont pas à proprement parler des réponses) : notes conjointes ou broderies au piano chez Trénet ou Ferré, brèves fusées d’accordéon ou de saxophone chez Barbara, ponctuations orchestrales de François Rauber chez Anne Sylvestre et Brel, toutes fort rares dans l’œuvre de Bertin.

Cet art de l’enchaînement des mots est poussé à l’extrême, puisque chez Bertin, les vers d’une même strophe se succèdent avec très peu de temps disponible entre la fin de l’un et le début de l’autre. Or, la chanson classique fait volontiers appel à la technique de la réponse : après que l’interprète a chanté un vers, les instruments ou les chœurs jouent ou suggèrent une forme d’écho, ou simplement marquent le rythme pendant un temps équivalent (« rappels » de cuivres de la chanson populaire des années 1970, chansons de groupe ou de marche où soliste et ensemble se répondent). Or, ce modèle, souvent utilisé par les compositeurs « au piano » (Trénet, Barbara), mais qui n’a pas été dédaigné non plus par les compositeurs « à la guitare » comme Béart ou Vasca (Amis soyez toujours), quelques rares cas mis à part (comme Menace ou Les étudiants au café Rihour), n’est pas utilisé par Bertin. Dans certaines chansons, la continuité du discours est même une contiguïté totale, comme dans Mario, et surtout dans Je t’attendais, chanson où toujours moins d’un temps musical de silence est ménagé (puisque la dernière syllabe du vers occupe le troisième temps et que le vers suivant commence en anacrouse juste après la pulsation du quatrième), chanson qui apparaît ainsi comme – aussi – une épreuve physique pour l’interprète.

On n’insultera pas Bertin, doté de beaucoup d’humour, en recommandant aux lecteurs de ces lignes l’écoute de Chanteur inconnu, titre du groupe Chanson Plus Bifluorée (texte de Robert Fourcade et musique de Xavier Cherrier), qui parodie un A.C.I. « rive gauche » à la guitare. Si certaines parties de la chanson caricaturent d’autres chanteurs « underground », une strophe particulièrement compacte fait penser, à de nombreux égards, à une version extrême du Bertin déclamatif, engagé et déjà « contigu » des années 1970 6 .

Cet effet est accentué par une tendance marquée aux très longs vers (plus de douze pieds) ou semi-longs, au sein de strophes régulières, à la façon de Zone d’Apollinaire de La Prose du Transsibérien de Cendrars. C’est en effet un art qui n’a que peu d’occurrences en chanson7 : Epilogue était, avant de devenir par la grâce de Ferrat une chanson que Bertin tient en haute estime, un poème d’Aragon ; et à part La mort des loups (1976) je ne trouve pas d’autre exemple chez Léo Ferré, qui est resté la plupart du temps fidèle aux octosyllabes et aux alexandrins. Or, les vers longs se rencontrent tôt dans l’œuvre de Bertin (La lampe du tableau de bord, Je suis celui qui court), se poursuivent avec au moins une occurrence dans chaque disque (par exemple : Cette fille qui m’a jeté un regard, Morte pour des idées, Ambassade du Chili, Colline, Ballade de la visite au bout du monde, Quai des Chartrons, Mario, Je veillerai sur toi surtout sans que jamais tu saches, La méchanceté, Lorsque la mère meurt on va, La solitude, Dans la mort ), souvent davantage, notamment dans le dernier disque : Mes amies, Vision à la guinguette, Les livres, Le passé, Comme un pays.

L’une des contreparties techniques de cette continuité du discours est un usage si fréquent de l’enjambement classique qu’il constitue une marque de fabrique qui suffirait presque à distinguer Bertin de l’écriture textuelle des auteurs-compositeurs desquels il est spontanément rapproché (Le Ferré « première manière » du Bateau espagnol ou de L’étang chimérique, le Félix Leclerc de Notre sentier ou des Perdrix, son ami et pair Jean Vasca). De fait, le procédé est assez rare en chanson, même « à texte », où il est surtout utilisé pour l’effet humoristique du décalage entre sophistication de l’écriture sophistiquée et trivialité du propos. Brassens en a ainsi abondamment usé8 (De La mauvaise réputation à Tempête dans un bénitier), tout comme Boby Lapointe, chez qui elle structure volontiers un calembour (Comprend qui peut, Aubade à Lydie en do) ; chez Gainsbourg, cette technique poétique, comme à l’accoutumée, n’assume qu’avec distance sa sophistication (Histoire de Melody Nelson, L’homme à tête de chou). Chez Bertin, l’enjambement de vers à vers (nombreux exemples, du très discret « Des balançoires vont et viennent des appels / Doucement. Sur son ventre lourd poser ma tête » de Fête étrange, à Forteresse (« Rongé par le chagrin ? Oui. Et alors ? Les forteresses / Sont rongées par l’or des années… ») et même de strophe à strophe (dont Mario et Que le temps s’efface sont peut-être les cas les plus systématiques) est largement utilisé, à mon avis à la fois pour des raisons de sens (le cadre du vers régulier, fût-il long, ne suffit pas toujours à l’énoncé d’une trouvaille poétique) et ses vertus unificatrices, tenon et mortaise liant deux strophes. À un tel degré d’exigence, on est exactement, il me semble, en présence d’une technique telle qu’imposée par le « sens supérieur du poème » dont parle Aragon9.


Le minimalisme musical


Le rapport à la musique mérite également qu’on s’y arrête.

On notera d’emblée que Bertin est « canonique » en ce que le texte est presque toujours réellement chanté. Bertin reste ainsi à l’intérieur d’un cadre dont Léo Ferré s’est appliqué à s’affranchir dès 1963 dans des « proto-raps » (T’es rock, Coco) puis à partir des années 1970 des « proto-slams » (du Chien à Métamec en passant par La Solitude et La Violence et l’ennui). On peut penser aussi au Paris Mai de Nougaro, et à de nombreux exemples dans les années 1970 (dont en 1974, le Gilles Elbaz de Québec, le Môrice Bénin de C’était en 1976 et le Vasca de Rêve ou meurs, ainsi que le Félix Leclerc des deux derniers disques, où l’on trouve des chansons déclamées comme L’Encan en 1975 ou L’An 1 en 1978). Les incursions que Bertin a effectuées en-dehors de ce cadre sont restées relativement rares et isolées : Voilà c’est cette nuit comporte un prélude parlé sans musique, mais évolue ensuite en mélodie ; il en allait de même de Menace interprété en public, dont les premières strophes étaient dites. On trouve quelques exemples qui comportent à la fois, sur un support musical rythmique, une forme qui mêle un genre de sprechgesang et des passages chantés : Le Bonheur, La Pionne du lycée des filles, Je vous écris pour vous dire que si l’on souffre. Sauf erreur de décompte, l’expérience extrême (un texte entièrement dit, à l’exception de quelques vers, et sur une musique dotée d’un rythme auquel le texte n’est pas directement soumis), initiée par Gens de Chalonnes, poursuivie par Carnet, se termine en 1996 avec La Méchanceté.

Une question essentielle est celle du rythme. Bertin a recours – comme tout le monde – aux mesures canoniques (deux, trois ou quatre temps), le plus souvent dans leur version binaire. On notera la rareté de l’usage de la batterie chez Bertin (les percussions légères, plus volontiers employées, sont davantage un assaisonnement qu’une ossature rythmique). Si dans les chansons très orchestrées, le rythme est, comme il faut s’y attendre, parfaitement régulier10, dans plusieurs chansons où domine l’accompagnement de guitare (seul ou légèrement enrichi, non proprement orchestral), Bertin vise, depuis quelques années, sans abandonner le rythme, à l’assouplir sensiblement, par de discrets ralentissements et accélérations. Ses enregistrements en studio ne témoignent qu’imparfaitement de cet art (voir quand même L’Essentiel en 2002), tout comme les chansons en public quand elles sont accompagnées au piano : il faut l’entendre interpréter à la guitare sur scène Gloire à vous, L’étang chimérique ou même Maintenant que la jeunesse : c’est un art du rubato qui est global, bien distinct du décalage « à la Brassens » (le chant du Sétois était en micro-syncopes, en démarque d’une rythmique stable et très marquée à la guitare), mais qui fait penser aux souplesses d’un Jacques Douai ou d’un Félix Leclerc, et à la symbiose entre Léo Ferré et Paul Castanier sur les enregistrements publics (notamment Bobino 1969)11. On note toutefois que cet art de l’irrégularité « locale » est alors très exigeant en ce qu’il respecte « ce qui est écrit » : avec Bertin, il n’y a pas ces apparitions ou disparitions de temps musical auxquelles on assiste parfois, y compris chez les plus grands interprètes, comme Yves Montand ou Jacques Douai interprétant Syracuse.

Au-delà de ces assouplissements, Bertin recourt aussi de façon significative à des formes non mesurées, récitatif ou psalmodie. On trouve une occurrence dans le troisième disque (les strophes impaires de La Lampe du tableau de bord), une autre dans le quatrième (Un Instant), et ce qui témoigne d’une véritable préoccupation à cette époque, dans six titres du cinquième disque (Vous êtes passés dans cette vie, À Besançon, Morte pour des idées, Rappelle-toi le temps qu’il fait dans ta jeunesse, Les grands poètes, Qu’est-ce qui passe ici si tard ?) et dans une part significative du suivant (Permanence du fleuve, Dure à passer, Un homme qui meurt, À Julos), avant de se raréfier (deux dans Domaine de joie, avec Souveraine, et Ils s’allongent côte à côte), puis de disparaître dans les deux disques suivants (Les visites au bout du monde et Ma vie mon œuvre). Les chansons à forte liberté rythmique font une réapparition sporadique en 1990 (Cimetière des théâtres morts) et dans le disque la Blessure sous la mer (Marseille, quand tu dors, dans Le grand bras, les îles (La Foi), puis connaissent une fréquence nouvelle (Bar de la jetée et Pascaline dans Hôtel du Grand retour), et surtout dans les trois derniers CD, la jeune fille blonde (Le Bonheur des autres, Chanson du retour, La Cheminée) No surrender (Dans la mort, Forteresse, Miserere) et Comme un pays (les strophes centrales de Mes amies, les deux premiers quatrains de Le Passé ?, toute la chanson Un homme, les couplets de Comme un pays).

Puisque le texte est chanté, il y a par définition une « mélodie » ; mais les chansons sont rares où la définition que Rousseau donne du terme trouve pleinement à s’appliquer, à savoir une « succession de sons tellement ordonnés selon les lois du rythme et de la modulation qu’elle forme un sens agréable pour l’oreille »12. Chez Bertin, le primat du texte est tel que la phrase musicale n’est pas organisée en petites cellules rythmiques (comme elle l’est en revanche presque toujours chez Trénet (de Je chante au Voyage de la vieille), et très fréquemment chez Brel (Les Flamandes, les couplets de La Valse à mille temps), Barbara (L’Aigle Noir, Le jour se lève encore), Béart (L’Eau vive, Les Couleurs du temps), Vigneault (Le Doux chagrin, Jos Monferrand) ; Anne Sylvestre (Faites-nous des chansons) et même Félix Leclerc (La Mort de l’ours, Pour bâtir une maison). Chez Bertin, le rythme se résume souvent à la succession de brèves égales (au rubato près), qui est aussi la marque de fabrique de Ferré (Psaume 151, Avec le temps, Ton style, Des mots, etc.) et plus généralement de la mise en musique la plus respectueuse du vers déjà écrit, qu’il s’agisse de l’alexandrin (Ferré et Ferrat avec Baudelaire et Aragon), du décamètre (Le feu d’Aragon mis en musique par Hélène Martin) ou de l’octosyllabe (La partie d’échecs de François Néry et Nadyval13).

Dans beaucoup de chansons du répertoire, l’élan rythmique porte la créativité mélodique sous forme d’arpèges vocaux (Le chaland qui passe, Le doux chagrin, Au bois de Saint-Amand, la Ballade des dames du temps jadis), ou simplement d’intervalles de tierce (L’eau vive, Le petit joueur de flûteau), de quarte (Les flamandes, La petite cantate), de quinte (Colchiques) ou de sixte (Dis, quand reviendras-tu, Une sorcière comme les autres), et qui donne envie de fredonner. Ceci est rare chez Bertin où triomphent, comme chez Ferré (L’affiche rouge, L’amour, Tu ne dis jamais rien, Les ascenseurs camarades), non seulement le degré conjoint, mais aussi et surtout la psalmodie d’un long corps du vers sur une note unique, suivie d’une brève broderie modulant vers la note principale du vers suivant (Je suis celui qui court, J’allais vers toi du fond de ma souffrance, Dans la mort, et de nombreuses autres). Il y a ainsi du Ferré chez Bertin dans la mise en musique du texte14 .

On notera également, comme chez Ferré toujours, l’extrême rareté de la vocalise (l’extension de la même syllabe sur plusieurs notes) : parmi les quelques occurrences qui me viennent il y a, celle, discrète, de Laissez une fenêtre ouverte (sur « ouverte »), celle du canular15 qu’est L’Annuaire du téléphone du Gers (« Lumière dans la nuit de l’annuai-ai-re »), celle, cocasse, de Petit coucher « je m’endors dans ma couro-onne »), celle de Retour à Chalonnes (vocalise sur « même »), et Pour la fin des errances (courte vocalise sur la dernière syllabe du premier vers de chaque quatrain). À l’opposé, Bertin ne recule pas sur des syllabes longues tenues à l’identique, au milieu d’un mot, y compris sur des voyelles difficiles à chanter élégamment comme le « i » (une mesure complète sur celui de « assi-ses » dans l’incipit de Paroisse, et sur celui de « déri-ve » dans la coda de l’Aube à Cassis), situations où, par exemple, un Brassens vocalise spontanément (La Non-demande en mariage).

La raison de cette parenté musicale Bertin-Ferré – au-delà de l’influence dont l’intéressé se défend à demi – n’est pas évidente, car chez d’autres chanteurs à texte ayant aussi recours à des vers réguliers, la psalmodie est exceptionnelle. J’avance l’hypothèse que l’option commune à Bertin et au Ferré « tragique » (mettons, depuis 1972) repose sur l’extrême réticence à introduire en chanson une mise à distance narrative, humoristique ou même musicale, peut-être pour préserver l’effet déclamatif et l’efficacité intrinsèque du vers ; alors que chez les autres, notamment Barbara, Brassens, Brel, Béart, Anne Sylvestre et même Félix Leclerc, on est plus volontiers sur le registre de l’histoire racontée, et on n’y rechigne ni à l’humour, ni au clin d’œil musical.


Interpréter


De fait, chez Bertin, il s’agit moins de « raconter une histoire » en chanson avec un début, un milieu et une fin, que de suggérer un état d’âme : c’est pourquoi les éventuelles péripéties du discours ne donnent pas lieu à des envolées « bréliennes », avec les outils classiques du changement subit de registre (piano/forte et réciproquement) et romantique (le crescendo seul ou suivi d’un decrescendo qui est presque un système : Quand on n’a que l’amour, Mathilde, Ces gens-là, Amsterdam, Orly, assorti ou non d’une accélération : La Valse à mille temps, Vesoul), encore moins soulignées par une débauche orchestrale à la Ferré. On pourrait objecter que la retenue dans l’usage des moyens orchestraux chez Bertin est moins une vertu qu’une nécessité économique, mais on se tromperait : il suffit de réécouter les trois disques où les musiciens sont les plus nombreux (Domaine de Joie, Les Visites au bout du monde et Ma vie, mon œuvre) pour se convaincre que Bertin a suffisamment encadré ses arrangeurs pour qu’ils n’usent qu’avec modération du surlignage instrumental.

En ce sens, il n’est pas indifférent de noter que son art n’est pas celui de la mise à distance totale dans l’interprétation, disons « à la Brassens », ni de l’interprétation tantôt théâtrale, tantôt pointilliste d’une Gréco, d’une Catherine Sauvage, d’une Barbara, et même (encore) d’un Brel et d’un Ferré, où tel mot, mis en valeur par tel ou tel moyen (dit dans une phrase chantée, détaché du précédent, percuté, quasi crié, ou vibré, voire prononcé avec quelque affèterie ou encore souligné, sur scène, par une mimique appropriée), nous surprend et nous est ainsi sur-signifié. Chez Bertin, on est supposé comprendre et ressentir sans qu’il soit besoin de signaux éloquents en sus de la musicalité propre du texte. On peut faire le pari que Bertin, qui a abondamment travaillé le texte de ses chansons, a suffisamment confiance dans ce dernier, son organisation, et l’adéquation de sa mélodie vis-à-vis de cette dernière, pour éviter le pléonasme. L’échelle de l’interprétation chez Bertin n’est ni la strophe ou le groupe de strophes, ni, à l’opposé, le mot ; ce n’est même pas le vers, c’est d’abord la phrase (au sens textuel et musical), qui peut être un membre de vers, ou s’étendre sur plusieurs. Quand Bertin dit avoir chanté des centaines de fois une chanson avant de la présenter au public, on le croit : on l’imagine essayer telle anacrouse, puis telle autre, se demander quel équilibre établir entre la musique de la phrase et l’accent propre de chaque mot, où placer la respiration pour qu’elle coïncide avec les césures du sens. C’est un travail d’interprète qui consiste précisément…à faire oublier le travail de l’interprète, à présenter au public un objet parfaitement ciselé, poli. De sorte qu’il ne reste d’important que la voix.


On mesure alors la hauteur de l’enjeu pour un éventuel autre interprète que lui. Même chevronné, un tel aventurier, privé de l’arsenal classique de la chanson, en premier lieu la redite régulière, la danse, la rengaine et l’assise rassurante du rythme, se sentirait vite seul en terre inconnue. Ceci considéré, on peut revenir à Bertin avec un autre regard. On pense au courage du Ferré assumant ses expérimentations symphoniques, du haut de son personnage de prophète nietzschéen, martelant et vociférant (et l’on croit volontiers ledit Ferré lorsqu’il explique qu’il n’aurait pas été chanteur s’il n’avait pas eu la voix). Il me semble que la plupart des grands ACI qui ne sont pas des chanteurs « à voix », ont fait et font œuvre originale, mais tout en restant plus proches des canons de la chanson classique, quitte à les réactiver. Je fais l’hypothèse que l’art de la chanson de Bertin est intimement lié au charme de son timbre, à l’intelligence et la retenue dans l’interprétation. En d’autres termes : c’est parce qu’il a la voix (et la foi…) qu’il peut aller au bout de cette conception de la chanson. J’en veux pour preuve que les plus grands serviteurs de la chanson d’auteur la moins institutionnelle qui ont servi d’autres chanteurs à texte « en marge » ne se sont pas essayés à le chanter.


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Bertin est donc relativement « classique » en ce qui concerne la durée des chansons et le recours à des formes régulières, symétriques. En revanche, il se distingue nettement des formes canoniques en ce qu’il recourt avec économie aux techniques de répétition, et en ce que le primat du texte et la contiguïté de son déroulement imposent chez lui de telles contraintes que l’intelligibilité du sens, l’ampleur du vers et la cohérence de l’accentuation imposent une triple soumission de la musique : dilution rythmique et, avec elle, minimalisme mélodique et discrétion de l’arrangement. Cette conception est celle d’un chant continu : dans ce flot textuel, qui renonce si souvent à repasser par où il est déjà allé, il est permis de voir un équivalent en chanson de l’Unendliche Melodie de Wagner. Il est même possible d’aller au-delà et d’étendre la notion de continuité à l’ensemble de l’œuvre, puisque l’air de famille de ses opus est de toutes façons poétiquement invoqué (titres puisés à « la nappe phréatique des chansons » qu’il évoque dans Retour à Chalonnes) et clairement, et de longue date, revendiquée (à Tharaux, dès 1976, il regardait avec bienveillance ceux de qui l’on pouvait dire qu’ils faisaient « toujours la même chanson »). Un tel art ne s’accommode guère de la notion de « numéro », héritée du music-hall, et qui imprègne toujours la chanson d’aujourd’hui : c’est peut-être en ce sens que Jacques Bertin est le plus « anti-variétés » de nos chanteurs.


Philippe Geoffroy

1Cf. la préface Arma virumque cano d’Aragon au recueil Les Yeux d’Elsa (1942).

2En excluant les chansons antérieures au disque rebaptisé « Fête étrange », je ne fais que respecter la réserve de Bertin lui-même sur le degré d’accomplissement de ses deux premiers disques. Et encore lui-même craignait-il qu’on « trouve beaucoup de faiblesses » dans les chansons qui suivaient immédiatement celles-là (Préface au recueil Dans l’ordre, 1978).

3Down by the Glenside (The Bold Fenian Men), chanson de Peadar Kearney (1888-1942), qui est aussi l’auteur des paroles de l’hymne national irlandais.

4On notera aussi – mais tel n’est pas l’objet principal de ces lignes – que Bertin échappe aussi à cette forme de redite assez fréquente de type « chanson dans la chanson », dont la typologie, encore à faire, comprend des formes atténuées comme la simple citation (Brassens : La route aux quatre chansons, Béart/Hardellet : J’ai retrouvé le pont du nord ; Ferré : La Zizique), au décalque de chansons préexistantes (Trénet : La Légende de Sainte-Catherine, La Mort du chiffonnier), voire à la mise en abyme (La Chanson de Prévert vis-à-vis des Feuilles mortes), en passant par l’autocitation (Trénet : Le Roi Dagobert citant La Mer, Rachel dans ta maison évoquant les premiers grands succès ; Béart : Le Voyageur de rayons citant L’Eau vive ; Brel : Vieillir rappelant Amsterdam ; et même Brassens : Le Mécréant entonnant Le Gorille avec Putain de toi). Tout au plus Jacques Bertin s’est-il permis un unique « à la manière de » avec la Petite chanson française, où quelques clichés sémantiques (mariniers, tour de la terre, fiancé, berge, prisonnier dans sa tour, mouchoir, océan, femme qui ne s’en soucie pas) sont réactivés de façon particulièrement heureuse.

5Le Vent Paraclet, Folio 1977, p. 207.

6« Je vais et je pense et je me débats / Devant cette immense armée / De mes mots incompris/ La parole en armure / Faite d'acier trempé / Par ces sanglots de haine / Et l'amour qui se brise / A ma lucidité »

7Si l’on met à part le slam : Cf. Corps Malade (Education Nationale, Mental, etc.).

8D’un autre côté, l’enjambement était devenu au fil du temps une marque de fabrique si typée « Brassens » qu’il a pu aussi l’utiliser sans – ou avec peu de – ressort comique (La Non-demande en mariage).

9A propos de la rime enjambée : « elle précipite le mouvement d’un vers sur l’autre pour des effets qu’utilise la voix, et que le sens supérieur du poème vient dicter » (Aragon, La Rime en 1940).

10Le « rubato » orchestral autour d’un soliste, au-delà de son extrême difficulté de mise en place, ne m’a jamais convaincu tant il me paraît énorme – mais c’est vraiment une opinion très personnelle, une pure question de goût – et ce qu’il s’agisse de François Rauber autour de Brel que de Georges Prêtre accompagnant Maria Callas dans Carmen.

11Sans atteindre – on est ici dans une esthétique de la retenue – aux dimensions « dramatiques » du chant unique (femme-piano) de Barbara.

12Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de musique, 1768.

13Chanté par Jacques Douai.

14 Ferré était peut-être mélodiste, mais il s’est davantage appliqué à l’être dans ses contrechants instrumentaux obligés et ses ritournelles que dans la mise en musique du texte lui-même.

15C’est une réponse à qui lui disait : « Avec la voix que tu as, tu pourrais chanter l’annuaire du téléphone ».