Jacques Bertin : passage en revue

Sommaire :

00 Présentation / Contributeurs

01 Philippe Forcioli - Éloge de Jacques Bertin et d’un rossignol

02 Philippe Geoffroy - Bertin face à quelques « canons » de la chanson

03 Philippe Blondeau - Formes brèves

04 Jacques Delivré - La dynamique des éléments et de l’espace dans les chansons de Jacques Bertin

05 David Jisse - La Musique dans les chansons de Jacques Bertin

06 Jacques Vassal - Jacques Bertin : naissance d’un style, genèse d’une œuvre

07 Entretien avec Jacques Bertin

08 Jacques Bertin aux « Rencontres de Tharaux »

09 Postface de Jacques Bertin - Du côté des arts modestes



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Jacques Bertin : passage en revue


La Musique dans les chansons de Jacques Bertin

Comme une métaphore de la contradiction



Alors que je trouvais simple de répondre à la demande amicale de Philippe Geoffroy d’écrire sur les musiques de Jacques Bertin et d’essayer de comprendre le mystère de mon attachement à ses chansons, qui contredit pourtant une partie de mon tropisme musical, je me suis, au fil des ré-écoutes, rendu compte de la difficulté de la tâche. Explorer, sans souci d’exhaustivité ni de chronologie, plus de quatre décennies d’enregistrements a réveillé un certain nombres d’interrogations que je vais essayer d’ordonner. C’est d’autant plus difficile que de ces premiers albums à ceux d’aujourd’hui, je retrouve à chaque fois le charme de ce qui me touche profondément et des éléments multiples et analysables qui me posent beaucoup de questions.


La ligne mélodique tout d’abord.

Articulée et fondatrice, elle semble être l’axe essentiel qu’on ne peut pas imaginer être le résultat d’un quelconque hasard. Et pourtant, elle me fait l’effet d’être celle qui a gagné la course parmi bien d’autres candidates possibles. Bien que rigoureuse, elle véhicule cette fragilité qui ressemble à de l’improvisation à peine préméditée, un peu comme dans les cantiques ou dans d’autres traditions liturgiques. Je sais… La messe et les paroisses et l’univers de Jacques n’est pas loin.

Ce sont pourtant des mélodies sérieuses, lyriques et amples comme une respiration, mais qui semblent avoir été pensées plus pour répondre à la nécessité des mots et de leur poésie que comme un projet de compositeur qui combine les hauteurs et les rythmes à sa guise. Elles s’apparentent un peu au Sprechgesang ou au récitatif, mais écrire cela, c’est encore effleurer la vérité car au-delà de tout, ces mélodies résistent et dépassent mes critiques qui voudraient les réduire à une sorte de fonctionnalité nécessaire alors qu’elles se développent dans un espace presque « in-déterminé ».


L’analyse musicale peut-elle me permettre d’aller plus avant ?

Je replace alors le disque dans sa platine et je m’abstrais de la magie pour m’agacer aussitôt de ces harmonies majoritairement mineures, de tous ces commencements à la tierce qui immanquablement appellent la quinte ou réciproquement. Je m’étonne aussi du nombre de chansons qui commencent par l’intervalle dominante / tonique. Je m’énerve aussi de toutes ces notes répétées sur les six ou douze premières syllabes des textes, comme s’il fallait nous faire franchir un seuil ou entrer en chanson grâce à un marchepied.

Mais bizarrement, je marche toujours. Le charme continue d’opérer malgré les accords très simples sans doute liés à la composition à la guitare. Bien sûr j’oublie les mouvements trop souvent joints, les rythmes carrés et les résolutions toujours attendues et j’écoute… J’écoute passionnément.


Il faut dire que la voix n’y est pas pour rien. Respiration, soupir, lyrisme, vibration, tous les qualificatifs sont petits pour décrire ce qui se passe vraiment. On disait de Piaf qu’elle aurait pu chanter l’annuaire du téléphone… Je ne suis pas loin de penser que Jacques pourrait en faire autant. Le Bottin façon Bertin, ce serait tout un programme mais, au-delà de la plaisanterie, j’ai la certitude que ce « Cantor » reste une magnifique énigme qui dépasse largement tout ce que je peux écrire, un peu comme une sorte de miracle. La laïcité républicaine chère à notre grand Jacques serait-elle en péril ?

Heureusement non ! Il y a quelques éléments « objectifs » qui expliquent partiellement sans doute la naissance de ce charme.

Il faut écouter cette manière particulière de prononcer les mots avec ce très léger roulement des « r » qui précise en permanence la scansion de la mélodie. Entendre aussi dans son chant cette vibration rythmique à la fois précise et approximative qui, plus qu’un battement régulier, donne à sa prosodie une forme inattendue provoquant une sorte d’effet de « hasard ».

« Tiens ! » se dit-on, le temps fort est à cet endroit !

Il faut aussi remarquer la prononciation des consonnes en fin de vers. Un vrai régal.
Encore une fois, c’est comme si cela ne pouvait pas être autrement sans que nous sachions vraiment comment ça marche. Un montage mystérieux dont la notice nous échappe toujours…

Le mystère s’épaissit.


Me faut-il donc chercher du côté des arrangements ?

Certainement, mais du coup, l’affaire se corse. Si j’écoute le travail de François Rabbath sur : « Je voudrais une fête étrange et très calme », je résiste mal aux accords à peine renversés, à la basse (fondamentales et tierces), à la flûte en sol malgré le fait qu’elle soit justement plus grave que dans toutes les chansons rive gauche de cette époque, au jeu des réponses instrumentales semi-improvisées soit à l’orgue soit à la flûte, dans un ambitus global très étroit et sur un rythme de presque bal…

Et pourtant «… mourir aux genoux d’une femme très douce » me fait fondre malgré tout.

Aussitôt je m’en veux d’être aussi sévère. Peut-être après tout n’est de qu’une question d’époque. Le style des années 70 a dû vieillir. J’écoute alors « Le rêveur» qui date de 2002.

Certes l’orgue est devenu piano, la flûte est repassée en ut, mais la basse, bien qu’électrique, joue toujours les fondamentales et les contre-chants font toujours écho à la voix. Trente ans d’écarts et presque la même chose. Il me faut donc le considérer comme un style. Je désespère un peu mais tant pis, je « m’accroche à sa légende »…


En plus, je me sens injuste car c’est comme si je faisais peu de cas du travail de Didier Levallet, Laurent Desmurs, Reinhardt Wagner… Pas du tout ! Ce sont de très bons musiciens qui n’ont pas démérité loin de là mais la question est visiblement ailleurs.

En fait, ce que je ressens profondément, c’est que la force et la puissance de cette association étonnante de paroles et de musiques imaginées par Jacques dans un souffle mystérieux et portée par sa vocalité étonnante, s’impose à tel point que l’arrangement au sens trivial du terme n’a pas le même sens ni la même vocation que dans la chanson plus traditionnelle.

En écoutant l’album Changement de propriétaire où Jacques n’est qu’interprète, je suis étonné de constater que mon impression est la même, comme si la nudité première de sa voix associée au texte et à la mélodie passait par-dessus les cordes bois et vents rassemblés avec science.


Ainsi parler de Jacques et de la musique c’est paraphraser Jean Cocteau, et n’être « qu’un mensonge qui dit toujours la vérité » tant cette opposition profonde entre l’émotion non feinte et l’analyse musicale est grande.

Peut-être n’y a-t-il rien d’autre à écrire que cette contradiction justement qui fait, de façon métaphorique, écho à la somme de toutes celles que je perçois dans l’œuvre de Jacques Bertin et qui en font sa force et son intérêt.


David Jisse