Jacques Bertin : passage en revue

Sommaire :

00 Présentation / Contributeurs

01 Philippe Forcioli - Éloge de Jacques Bertin et d’un rossignol

02 Philippe Geoffroy - Bertin face à quelques « canons » de la chanson

03 Philippe Blondeau - Formes brèves

04 Jacques Delivré - La dynamique des éléments et de l’espace dans les chansons de Jacques Bertin

05 David Jisse - La Musique dans les chansons de Jacques Bertin

06 Jacques Vassal - Jacques Bertin : naissance d’un style, genèse d’une œuvre

07 Entretien avec Jacques Bertin

08 Jacques Bertin aux « Rencontres de Tharaux »

09 Postface de Jacques Bertin - Du côté des arts modestes




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Jacques Bertin : passage en revue



Du côté des arts modestes…



Un homme lit des textes sur lui, où l’on dissèque son style, son corps, son âme… Il se surprend à être surpris. Car c’est la première fois qu’on se livre à un tel travail critique sur son œuvre. En chanson, ça ne se fait jamais. D’où la maigreur de la réaction. Car il n’a pas de théorie en réserve pour tout expliquer. Non, rien.

Sincèrement, je n’ai jamais pensé mériter qu’on s’intéresse à moi ! Et j’insiste : c’est la première fois de ma vie qu’on m’invite à m’exprimer sur les sujets traités dans ces pages. Cela caractérise moins ma situation propre que celle de mon métier par rapport à l’époque où, dans toute autre discipline artistique, chacun se doit, en commençant sa carrière, de définir en trois tomes sa théorie, sa pensée, de se rattacher à un courant, se proclamer d’avant-garde. Mais je ne fais que de la chanson...

J’ai appris assez tôt :

- Que mon amour de la chanson était archaïque ;

- Que la chanson n’est pas un art ;

- Que ma volonté de tenter d’être un artiste libre, qui eût été admirable dans tout autre art, faisait de moi dans celui-ci un ringard aimant la défaite ;

- Que lorsqu’ils (les artistes) parlent de révolte, ce mot ne peut concerner le métier, ses structures, ses mœurs.

Oui, pour être chanteur, il faut accepter d’être ringard longtemps, méprisé par tout le monde artistique, culturel et intellectuel, le beau monde. Il faut donc trouver sa raison d’être et sa fierté ailleurs. Pour moi, elles ne sont pas dans « la réussite » au sens bourgeois du mot ! Où donc alors ? Y a-t-il des valeurs plus élevées que la gloire, le pouvoir et l’argent ? Quel type de respectabilité peut-on aimer chercher ? Devinez.

N’étant nullement un théoricien, ne me rattachant à aucune théorie de l’art ou de la poésie ou de la musique, je ne suis pas du tout sûr de moi ni d’être un grand artiste. Ni de faire ce qui doit être fait aujourd’hui. Etre correct ne m’intéresse pas ; être de mon temps non plus (tant d’artistes sont si pénibles, d’être de leur temps comme d’une pluie !)

Par ailleurs, disons-le tout net, la théorie, en art, ce n’est habituellement qu’une autre façon de faire la guerre. Merci bien. J’ai aussi vu comme les grands artistes savent (et il le faut, pour réussir) se pousser du col : je suis très fort est la phrase la plus courante, en art ! C’est pour la raison que celui qui gagne transforme la problématique et les critères – donc la société – et ridiculise les perdants : je suis ce qui devait arriver ; la preuve, c’est que j’ai gagné… Puis, après le canon, on sort le bulldozer.

Je ne suis pas comme ça. Mes luttes n’ont toujours été que sur des thèmes collectifs, syndicaux, humanistes. Et surtout : je ne crois pas être très fort. Certes, je suis sûr que je chante bien et que je sais me servir correctement du micro afin qu’on me comprenne. La première de ces deux qualités est naturelle. La seconde, c’est juste un peu de bon sens et d’application. Cela convenu, disons-le clairement : j’ai toujours eu le sentiment d’être artistiquement faible. Et deuxièmement : je m’en fous.


Je m’explique. Je suis faible musicalement. Pas de formation musicale. Pas de formation lyrique (par bonheur). Je n’ai pratiqué que le chant en chœur, puis la chanson en solitaire. Je m’en réjouis. Je crois que la voix et le chant sont des activités naturelles qu’un rien suffit à régler et un autre rien à dérégler. Mais, il est vrai, j’ai l’expérience de la petite salle, la moyenne salle, le public à qui il faut parler : ça fait progresser.

Des gens peuvent juger mal mes capacités artistiques. Ce n’est pas grave : je ne demande rien à personne ! Je ne m’impose pas, voyez : je produis moi-même mes disques depuis 1978 ! Pour me trouver, il faut me vouloir.

Cette double absence de formation, ajoutée au manque de moyens financiers lié à mes choix (la chanson « poétique » et le refus du chaubise) donne à mes créations un certain style qui peut désarçonner. Mais moins que le rock, c’est vrai. D’un autre côté, grâce à ma marginalité, j’ai découvert le lyrisme (1) – le vrai : celui de la langue française portée sur scène vers la salle. Certes, j’ai parfois l’impression d’être un peu seul dans mon pays et mon époque. Tant pis tant mieux.

En plus de ça, j’ai toujours eu du mal à suivre des cours. Dès la troisième phrase, je m’échappe. A l’école primaire, au lycée, à l’Ecole de journalisme, j’étais toujours entre le moyen et le passable. Tout ça vient de ce que – je le redirai plus bas – je suis un rêveur. Ce défaut m’a sans doute préservé. Des théorismes d’abord (les théories de l’art contemporain, comme le léninisme et ses succédanés - maoïsme, trotskisme…). Par ailleurs, mon éducation et ma prudence d’enfant perdu m’ont appris à mépriser l’ambition personnelle, le goût de l’argent et de la réussite sociale. Ca aide, quand on veut être un artiste. (2) Je n’enlève rien à personne. Je ne coûte rien à l’Etat. Je ne retire la parole à personne dans les médias. Je ne force personne à venir m’écouter. J’assume ma faiblesse : je suis un rêveur. Je me laisse porter par le courant, vers moi-même... Et il faut beaucoup ramer pour ne pas s’échouer, faut pas croire.


Parlons maintenant du texte. J’ai constaté que la poésie française est morte (après la 2ème guerre mondiale, les années soixante) et que ce sont les poètes qui l’ont tuée. La prétention, d’abord : la poésie comme « voyance » ou, pire, comme moyen de connaissance. Le refus du vers, ensuite, le refus du chant, du rythme, de la rime, des sonorités, des astuces verbales, de la phrase longue ; le refus de parler à quelqu’un, le refus du sujet dont on parle, le refus du sujet parlant… Le refus de notre langue, sa beauté sur la longueur… Le refus de chanter, surtout.

Mais une langue éclatée, une succession de visions, des morceaux de phrases (des « vers ») coupés sans qu’on sache pourquoi (ah, faudrait relire Claudel !) etc. C’est ainsi que la poésie française a perdu tous ses lecteurs. La faute aux poètes. A eux seuls. Aucun complot. Tirage d’une vedette : 300 exemplaires. Tous offerts.

(L’apparition du slam et son succès sont la preuve éclatante du ratage total de notre poésie contemporaine. Ainsi, le vers n’est pas un archaïsme ! Le slam témoigne du besoin – basique - de parler, de scander, de proclamer.)


Parlons de la musique.


1. Je chante à la vitesse de la langue française. Ca m’aide à être compris, c’est la moindre des choses. Cela peut être un début d’esthétique. Cette question n’est jamais soulevée. Elle a pourtant son importance.


2. L’enchaînement de vers égaux et de strophes égales et le plaisir du vers long sont mon plaisir. Je ne force personne à faire comme moi ; là encore : je n’en fais pas une théorie. La chanson française, d’ailleurs, se caractérise, d’après moi, par le vers irrégulier. Moi, je n’en fais pas. Mes vers sont presque toujours réguliers. Je ne fais pas de chanson, je fais du Bertin chanté. Il est possible que ce soit musicalement faible. Je m’en fous.


3. Je fais très peu de refrains. Le refrain : charme du charmant/chantant, perte de conscience dans le chant-chantant, perte du fil de sens et blocage de la construction – chaque refrain étant un palier et chaque couplet une nouvelle histoire…). Mais je ne récuse pas ceux qui font autrement que moi.

Attention : pas de méprise ! Je n’ai jamais récusé par principe la chanson « anodine » ou « sanprétention ». Ni non plus le music-hall. Ce que je combats, c’est l’industrie de la chanson qui fabrique l’aliénation du public (consommation massive et rapide de produits imposés) et celle des artistes (le « métier », avec ses obligations : trafics de droits, clownerie obligée etc.)


4. Ici, il me faut parler du rôle destructeur de la musique – qui fait éclater les mots (syllabes longues et courtes, finales féminines etc.), qui coupe les phrases, qui pulvérise les accents toniques et se moque de la vitesse d’élocution, bref : du sens.

Un mot sur la mélodie. Elle a ses charmes, je ne le nie pas. Elle donne priorité à la note, la note unique, le phonème, court ou long. Moi, je donne priorité au vers.

La chanson française est construite sur l’union plutôt risquée de deux systèmes de signes inconciliables : la musique et le texte. Tenez, par exemple : en français, le e muet n’existe pas ; ou encore : dans l’alexandrin, toutes les syllabes n’ont pas la même longueur ; ou encore : en chanson, si on met l’accent tonique sur le temps, on handicape la compréhension (à cause du bruit de l’orchestre, sur le temps, tout simplement) ; en chanson, on reproduit dans les vers suivants la géométrie de la musique du premiers vers – or il est rarissime que les caractéristiques du texte (longueurs des phonèmes, accents toniques, coupures syntaxiques) soient les mêmes…

Le résultat de cette contradiction (musique/texte) est parfois bon dans la chanson ; presque toujours consternant dans l’art lyrique.


5. Je me méfie de la musique, mais aussi des musiciens. Dans la dernière période (depuis les années 80, disons), le nombre de très bons musiciens désirant vivre de leur métier s’est multiplié. Les voilà obligés de se faire remarquer par leur virtuosité (jouer vite, en faire beaucoup, être « en avant » sur l’enregistrement…). Le Ministère de la culture, qui ne connaît pas la chanson, la classe désormais dans la catégorie des « musiques ». Or le chanteur n’est pas un musicien parmi d’autres dans un groupe ; il est par définition le leader ; il est devant. Ceci définit la chanson.


6. Un point d’éthique. Interpréter, c’est mettre le ton. Mais la poésie n’est pas le théâtre. Les mots sont des abstractions. Mettre le ton, c’est sortir de l’abstraction : en faire. Or, selon moi, il ne faut pas casser le vers pour le transformer en théâtre. Ni imposer lourdement le sens au public (suis-je un prêcheur ? un leader politique ?). Donc se retenir même du mouvement lyrique de la chanson… Passionnant quand l’éthique débouche sur l’esthétique.


7. Je ne fais pas des chansons, je fais des poèmes chantables, des poèmes lyriques. Dans un texte de présentation écrit pour un de mes récitals (Gauchy, 2010), je trouve ces mots qui me semblent justes : « Et puis la musique, ou bien plutôt le souffle. Jacques Bertin ne met pas en musique ses textes, il gonfle d’un vent porteur cela qui parle de solitude, de la mort, de la vie malgré tous les désastres. »


Parlons de la chanson comme art. Le chant est haï de la société dominante. Pourquoi ? D’abord parce que le charme du chant est la grâce, et la grâce est injustement distribuée. Et inanalysable. D’où la déception des universitaires, des théoristes, des calculateurs. L’art d’aujourd’hui est une cabale contre la grâce.

Il y a chez l’intellectuel français du XXème siècle un refus – quasi puritain – du physique : tout ce qui est physique est vulgaire, sauf si revu et corrigé par l’art contemporain (danse, chant lyrique). Le physique, c’est le peuple, en ce que seul l’intellectuel pense. Il faut ici faire une analyse de classe : comment se distinguer du peuple ? Par cette forme de distinction qui est que tout se passe à mon bureau, devant un étalage de concepts…

En outre, le chant est intolérable parce que trois notes suffisent à bouleverser l’homme le plus dur. Je me souviens d’un article imbécile de Philippe Sollers (sur la poésie – d’ailleurs nulle – de Denis Roche) : « la poésie est inadmissible ». Soi-disant : la société refuse la poésie, parce que celle-ci sait et dit des choses « inadmissibles ». C’était stupide. Mais la chanson, elle, oui, est « inadmissible » (et d’ailleurs inadmise) à cause de ce mystère qui est la grâce – et si injustement distribuée : les bourgeois n’en ont pas plus les codes que les pauvres, les universitaires pas plus que les guitareux... La société s’est donc employée non pas à détruire ou repousser la poésie, pauvre Sollers, il suffisait de faire confiance aux poètes (les tel-quelliens, en particulier), mais détruire le chant et la chanson, oui. Les résultats sont dans le rapport à la voix du rock, d’un côté, et de l’opéra, de l’autre : parfaitement aseptique, indolore, au poil !

Le problème, et on pourra me le reprocher, c’est que si je sais expliquer pourquoi le chant est haï, je ne sais pas pourquoi nous en avons besoin : pourquoi le besoin de chanter et pourquoi le besoin d’écouter ? Après tout, ceux qui le détruisent ont peut être raison… Ca fait de la douleur et ça ne sert à rien. Ceci est une autre histoire...


Je reviens à mon aventure.


Ma modestie est nécessaire à ma fierté. J’aime être fier. Mais la fierté ne peut se développer que dans le paysage de la modestie, sinon elle n’est que de la vanité.


Je crains très fort le « succès ». Car j’ai trop peur de devenir un vaniteux, donc un imbécile. Et ça vous oblige à fréquenter pas mal d’autres imbéciles. Par ailleurs, le succès vous impose son rythme, ses priorités, qui sont celles du monde. Tandis que la solitude est un cloître... Certes, le succès m’eût donné de l’argent pour mieux produire. Mais aussi il m’eût entraîné dans le ce qu’il faut faire en ce moment, piège majeur. Il m’aurait incité à m’engager dans une course sans fin au nouveau succès où l’on finit par perdre ou se perdre… Est-ce que vous m’imaginez discuter de mon prochain tube-radio avec Eddie Barclay ?

Parlons plutôt de la candeur. Les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour tenter de gommer leur candeur. Le cynisme est tout ce qui reste de l’antique esprit guerrier. Ca roule des mécaniques dans les relations humaines, dans les rapports sociaux …dans les professions artistiques. Avoir tout compris, c’est le dernier avatar de l’archaïque virilité ! Un artiste, c’est un dur, un qu’a tout compris, surtout pas un candide !

Quant à moi, candide je suis.

Et en outre, je me suis toujours senti illégitime – comme artiste et comme homme. Comme homme, je sais pourquoi : mes souvenirs d’enfance m’ont très tôt servi de psychanalyse, c’est vite fait.

Comme artiste, il y a mes choix (qui m’étaient évidemment dictés par mes origines sociales) : 1) la chanson ; et 2) contre le commerce. C’est ainsi que j’ai choisi – sans savoir, d’abord, puis j’ai assumé - une forme d’expression par essence illégitime dans notre société. Le seul parmi tous les artistes, le chanteur ne jouit d’aucune déférence des institutions culturelles, aucun subventionnement, aucun lieu réservé. Le chanteur n’est rien s’il n’est une star (ce statut lui donne une forme de légitimité sociale, comparable à celle du comique troupier, dans le temps, ou du prélat – épaisseur sociale, onctuosité, bonnes œuvres… Il est ridicule mais ne s’en aperçoit pas).

Moi, je suis un petit idéaliste modeste, sûr de rien, qui marche d’un pas plein de vaillance sur la route en poursuivant son rêve d’enfant. Il faut m’accorder des circonstances atténuantes. Ne me les accordez pas, je m’en fous : elles me collent à la peau, je les transporte avec moi, et vos regards, je n’en ai cure.

Voici l’une d’elle : la certitude que les réussisseurs, les sacheurs, les cyniques, les durs de durs ne sont pas arrivés plus loin que moi. Certes, ils ont une grosse voiture et causent dans le poste. Et ils seront peut-être éternels, après leur mort. Moi, j’ai d’autres ambitions.

Je suis un rêveur – mais intraitable. Je suis ma piste et personne ne m’arrête. Il n’y a là aucun héroïsme. Juste du courage basique et un peu de témérité, parfois ; disons de l’inconscience. C’est le rêve transformé en vaillance (ce mot au sens qu’il avait dans « Cœurs-Vaillants » : une certaine façon de marcher au bord des routes en chantant, à la fois sur la route et hors du monde). C’est pour cela aussi que la « carrière » ne m’intéresse pas. Je n’ai rien à prouver à personne. – pas même à moi. Aucune ambition ; j’invente le monde en marchant. Je suis un rêveur.

Et comment fondre cette âme de rêveur dans une âme d’adulte, de citoyen raisonnable ? Beau sujet... Comment pratiquer le métier avec une éthique haute, en homme responsable ? Comment faire un métier alors qu’on n’est pas intéressé par la carrière ? Beau sujet. Voyez : je suis un beau sujet.



On me parle souvent de « nostalgie ». Je serais un « nostalgique »... Mes chansons seraient empreintes de « nostalgie ». Je récuse ce mot. On trouvera chez moi de la tristesse, de la tragédie de vivre, divers autres sentiments ; très peu de « nostalgie ». Ce que les gens nomment ainsi, c’est tout ce qui n’est pas résolument optimiste, en chanson. Nous autres, chanteurs, à peine abordons-nous un thème grave, nous voilà soupçonnés de nostalgisme ! Un plasticien peut bien crier au monde son décept, sa haine de l’humanité ; la moindre des choses, pour un romancier, c’est mille pages sur la laideur de ses contemporains ; un auteur de théâtre peut faire rouler sur le plateau des êtres sanguinolents hululant leur dégoût de la vie ; on applaudit, on s’extasie devant tant de lucidité, tant d’audace. On applaudit à cette « rébellion », ce « décalage » (3). Mais qu’un chanteur fasse trois notes trop émouvantes ou qu’il emploie le mot « hier », le voilà un sombre nostalgique qu’il faut éradiquer.

C’est que, je l’ai dit, trois notes chantées suffisent à vous mettre l’âme à l’envers. D’où sans doute l’étrange acharnement à tuer le chant, dont j’ai parlé, que ce soit dans l’art lyrique comme dans le rock.


Il faut aussi mettre ce sujet dans son contexte historique : l’époque post-68arde. Ces années 70, dynamiques et sans complexes, vachement tournées vers l’action, la jouissance etc. Fallait pas être frileux, passéiste, timoré, et pas parler, surtout pas, de la tragédie de vivre. De l’existentialisme, il ne restait que la jouissance de l’instant, le dynamisme, l’amour de la vie proclamé bien fort et souvent... Cet injonctif et épuisant baratin optimisto-à-la-mode m’a toujours paru très artificiel, peu en rapport avec ce que nous vivons tous au fond de l’âme. Ils étaient épuisants ! Moi, j’ai une idée tragique de la vie – mais je n’en fais pas un drame. Je ne suis pas le seul, il me semble. C’est banal. J’essaye d’y ajouter de l’humour…

Puis une autre notation, qui a son importance. C’est que la chanson depuis l’explosion de l’industrie du spectacle, dans les années 60 (microsillon, radio portative, télé etc.), a été confiée par les pouvoirs politiques à cette industrie. Je me suis insurgé – c’était la moindre des choses ! Mais la mobilisation du milieu intello-artistique contre la bêtise chaubiseuse imposée, la télémerdalité, a toujours été nulle. De même, l’extrême-gauche politique a toujours été sur ce sujet d’une indifférence et d’une inaction... radicales. (Ce choix historique – un choix de société – sera un sujet pour les historiens, au XXIIème siècle). Je constate qu’aujourd’hui des écrivains – je veux dire : des gens sérieux - commencent à s’affoler (voir André Schiffrin sur le show business dans l’édition littéraire : un « désastre culturel » ; « l’agonie du livre et du roman contemporain », dit un éditeur dans le Monde du 23 novembre 2011). C’est un peu tard. Marre d’être tout seul. On constatera bientôt que le pouvoir de l’industrie culturelle entraîne des systèmes de mode (de prévarication, d’immoralité etc.) et des esthétiques en effet désastreuses culturellement – donc désastreuses pour l’état de la société, y compris sur le plan politique. Une catastrophe à côté de quoi Attila était un gentil garçon. Nous chanteurs, nous le savons depuis longtemps.

Par ailleurs, le XXème siècle restera dans l’histoire comme l’époque des artistes arrogants, vilipendant le public et prétendant « le bousculer dans son conformisme » (mais sans que jamais le monde des artistes se soit mobilisé contre le chaubise… cette lutte-là étant moins rigolote, on imagine).

Pauvre public ! Il accepte l’insulte. Il marche droit.

Sauf que nous avons moins besoin de langages éclatés que de munitions pour affronter la mort, le chagrin, la tristesse, la solitude. La mise en demeure par les artistes, la leçon constamment faite au public, le rappel à l'ordre, cette plaie de la contemporanéité, faudrait que ça cesse ! Il y a à construire de l’homme et de l’amitié. Tout est à refaire. Tout l’humanisme. Toute la foi.


Et puis, enfin, il y a le chant. Non, l’art n’est pas une des branches de la connaissance, non il n’est même pas là pour aider, comme une béquille ou comme une assistante sociale. Il est juste ce qui sort, une vibration, il est un acte des plus humains (les animaux ne chantent pas). Il est la vibration qui à la fois nous lie au monde, nous exprime comme un pleur ou un cri, de joie, de souffrance, un appel à la pitié. Il est enfin l’expression de la vie. Je chante parce que je respire.

Mais le chant ! Célébrer le monde par le chant, ou bien y mourir sa détresse, se rassembler en foules autour du chant pour s’y consoler ensemble ! Voilà bien une des raisons de l’art dont on ne parle jamais et qui restera quand toutes les novations, les rebellions et les décalages seront obsolètes comme de vieilles mobylettes jetées dans la nature…

Je chante comme toujours avec la foi d’un enfant. L’enfant est le père de l’homme, savez-vous.


Jacques Bertin



(1) Ce n’est que par exagération que l’on parle de lyrisme (ou « lyrisme intérieur ») dans la poésie livresque française. Le seul lyrisme, c’est quand ça chante, voyons ! Le mot, chez les critiques littéraires, n’a plus aujourd’hui aucun sens.


(2) Je mesure aujourd’hui combien mes articles de Politis (ou tel article dans Esprit ; ou ce que j’organisais à Avignon etc.) sur la culture et les cultureux ont pu me faire détester par les responsables des scènes publiques et ainsi me priver de travail et perturber ma carrière. Mais je ne veux pas jouer les héros ! Ce serait trahir ma tranquillité d’âme d’alors et de toujours et ma morale. On (la vie) me posait une question et je répondais ; et voilà tout. Ma vie n’est pas dans la carrière, ni dans la réussite. Oserai-je : ma vie est dans moi.

La rancœur ? Voyant d’où je viens et ce que je dois à mon éducation, à mon milieu social, à la France des années d’après-guerre, et voyant quelle a été ma destinée, j’aurais mauvaise grâce à la rancœur !


Sur la réussite, j’ai été marqué par l’exemple de mon père. En apprentissage à 13 ans, il devient un tailleur d’habits ayant « pignon sur rue » dans le centre de Rennes. Il se dévoue dans le militantisme social (il construit des maisons). Mais c’est l’époque du vêtement industriel qui commence, donc la fin des tailleurs. Il fonde et anime une coopérative, mais c’est un échec. Il devient représentant de commerce. Vers 45 ans, il se met à gagner sa vie mieux que bien. Au lieu de thésauriser et continuer à grossir son capital, il prend sa retraite à 60 ans.

Donc : avoir une ambition raisonnable, ne pas rechercher l’argent, toujours répondre à la question que pose la vie aujourd’hui. Chercher à avoir de quoi vivre décemment et élever ses enfants de même, chercher la modestie qui élève, prendre la parole hautement lorsqu’il faut, accepter les responsabilités qui nous sont apportées par le destin. Oublier les infantilismes que sont : ambition, gloire, argent, pouvoir.


(3) La sacralisation de l’artiste est devenue, à la fin du XXème siècle carrément grotesque. Il a tous les droits, tandis que le public doit baisser la tête – alors que la plupart des artistes que je connais sont plutôt moins cultivés que la plupart des gens que je fréquente… Il est vrai (Jean-Claude Michea pourrait nous l’expliquer) que les artistes sont devenus la piétaille du nouvel ordre social (destruction des anciens fondamentaux, au profit de la nouvelle absence d’humanisme du capitalisme installé ; il faut reconnaître que, pour faire table rase des anciennes valeurs, ils se dépensent beaucoup…