Jacques Bertin : passage en revue


Sommaire :

00 Présentation / Contributeurs

01 Philippe Forcioli - Éloge de Jacques Bertin et d’un rossignol

02 Philippe Geoffroy - Bertin face à quelques « canons » de la chanson

03 Philippe Blondeau - Formes brèves

04 Jacques Delivré - La dynamique des éléments et de l’espace dans les chansons de Jacques Bertin

05 David Jisse - La Musique dans les chansons de Jacques Bertin

06 Jacques Vassal - Jacques Bertin : naissance d’un style, genèse d’une œuvre

07 Entretien avec Jacques Bertin

08 Jacques Bertin aux « Rencontres de Tharaux »

09 Postface de Jacques Bertin - Du côté des arts modestes



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Jacques Bertin : passage en revue


La dynamique des éléments et de l’espace dans les chansons de Jacques Bertin

(petite étude sur les thèmes et les motifs)



Tâcher de saisir le fonctionnement des textes de Jacques Bertin, comprendre la beauté subtile et parfois déconcertante de certaines images nécessitait de déterminer un angle d’attaque adéquat. C’est dans la critique littéraire dite thématique, développée il y a déjà longtemps par Jean-Pierre Richard et, avant lui, par Gaston Bachelard, que j’ai fini par trouver les outils les plus efficaces. Il faut cependant préciser qu’au pays de la critique thématique le « thème » n’a pas son sens habituel mais désigne une notion (comme le passage, la clôture, le mouvement, la dureté, la mollesse, etc.), alors que les « motifs » en sont les expressions concrètes (routes, mur, fleuve, fleuve, terre, boue, etc.) Indiquons également que les textes de Bertin auxquels il sera fait référence ici, et dont la majeure partie est constituée de chansons, ont été publiés dans le recueil Plain-chant pleine page (Éditions Arléa-Velen, 1992). L’édition est, certes, déjà ancienne, mais mes remarques s’appliquent aux chansons les plus récentes, même quand celles-ci ne sont pas mentionnées.

Nous verrons que l’imaginaire bertinien, d’une très grande cohérence (notamment à partir du troisième album de 1970, Fête Etrange), est caractérisé surtout par sa dynamique (contrairement à la première impression d’une poésie intimiste, élégiaque et nostalgique) ; qu’il se met en mouvement par le truchement des quatre éléments poétiques (terre, air, eau et feu), mais plus nettement encore grâce aux motifs omniprésents du déplacement, de ses vecteurs (trains, routes, etc.), et notamment grâce à celui du fleuve.

Nous constaterons aussi – et c’est plus surprenant encore – que l’espace lui-même se dynamise, que le Monde entier se sillonne mais, en même temps, se déplace et se métamorphose ; que la rêverie s’organise donc autour d’un perpétuel mouvement, d’incessantes tentatives de passages et de trouées, commandées par le désir puissant et constamment renouvelé de faire chuter frontières et limites ; désir porté par une parole forte et sans détours, lame incisive de la voix qui pénètre et tranche à la fois l’espace et le silence.


UNE DYNAMIQUE DES ÉLÉMENTS


Comme tous les imaginaires poétiques actifs, l’imaginaire bertinien se veut spatial et dynamique. Le paysage intérieur du poète-chanteur est une géographie où tout s’anime. Le mouvement, toujours linéaire et horizontal, n’apparaît que très rarement vertical ou cyclique : un monde rêvé plutôt en deux dimensions et qui connaît de brutales et étonnantes transformations. Immense, il peut se réduire parfois à un grand champ, pour finalement, par exemple, tenir dans la paume de la main. De nombreux éléments connaissent ces changements d’échelle, entre gigantisation et miniaturisation des choses, des décors et des êtres. La femme, notamment, vivra ces surprenantes métamorphoses.

Le corps géant de la Terre est donc sans cesse parcouru des vecteurs du mouvement: trains, routes, chemins, sources, ruisseaux, rivières et fleuves. Ce flux énorme et incessant de liquides, qui en constitue comme l’irrigation permanente, donne vie et unité à cette géographie en assurant une circulation vitale quasi ininterrompue :

Une haine tenace et bleue une lumière Une lame une eau vive un train jeté au sud (« Ne parlez pas »).

Le poète chanteur devient alors le dépositaire naturel, celui qui ramasse puis porte la parole collective charriée dans le grand flux : parole qui sourd de l’Univers, s’infiltre puis resurgit et émerge de la Terre ; coule comme une source vive, une rigole ; devient rivière, puis enfle et devient fleuve. Circulation vitale perpétuelle dont l’eau est la substance et le Fleuve impérieux, dans son déplacement horizontal et continu, la métaphore obsédante.


1. Le fleuve, ou l’énergie mélancolique.


Pour qu’une rêverie se poursuive avec assez de constance pour donner une œuvre […], il

faut qu’elle trouve sa matière, il faut qu’un élément matériel lui donne sa propre substance, sa propre règle, sa poétique spécifique.

Gaston BACHELARD


Ainsi, la fluence constitue-t-elle un des thèmes qui nourrit le plus l’œuvre chantée de Jacques Bertin, avec ce motif qui s’impose massivement : le fleuve héraclitéen, dont l’évident référent est la Loire.

Deux directions thématiques majeures – et opposées – apparaissent toutefois : d’une part, un mobilisme irrésistible, qui est énergie cinétique, dynamisme, désir ; d’autre part, une immobilité inhibitrice qui est perte, repli et danger.

Comme l’arbre a ses racines, ce fleuve inexorable a sa source, qui en constitue une sorte d’énergie séminale de départ. Ce sont les origines, plus sociales que géographiques chez Bertin :

Toute ta vie est celle de ce fleuve dont tu sors
Il est fait des larmes du peuple dont tu sors
Loire fleuve profond mémoire des pauvres
Fleuve puissant
(« Permanence du fleuve »).

Ce mouvement continu, force vitale et historique qui confère une énergie à qui le suit et s’y engage, entraîne avec lui de nombreux motifs. Il appelle l’Ailleurs, l’Inconnu et l’Exotisme ; c’est aussi, tout au bout, le rêve fabuleux du marin et l’illusion d’improbables utopies. C’est, bien sûr, la barque, le bateau, le navire ; l’estuaire, la jetée, le port ; plus loin, la Mer, avec toutefois le risque de la perte et de la dissolution.

Il promet somme toute un débouché, une ouverture, un idéal jamais atteint ; une chimère :

Nous allions dans ce fleuve immense
Comme à la belle destinée
(« Les Noyés »).

Le voyage du fleuve conduit aussi dans son lent écoulement à la rencontre avec la jeune fille, plus Ondine qu’Ophélie, dont la chevelure semble liquide. La femme paraît née de l’eau, comme Vénus, mais ne suit pas le cours du fleuve virilisé ; féminine, c’est la rivière qui est associée le plus souvent à la baigneuse ; la femme croisée, admirée, mais perdue :

Langueur du soir, l’eau dérivante
Entre ses jambes l’amour fuit
(« Je connais des filles superbes »).

Le fleuve devient rapidement métaphore de la parole et du chant, deux éléments indissociables chez Bertin et quasi-synonymes :

Entre les pierres cette chanson s’échappe comme l’eau qui chante et songe (« Je suis ce train de choux-fleurs »).

Le fleuve, comme la parole, est irrévocable : aucune remontée à contre-courant n’est envisageable ; ni possibilité de retour, ni reniement :

Pourtant je vous ai vus
Dans l’eau jusqu’aux genoux pourtant
Avançant contre le courant
Tandis qu’on criait de la rive
Prends garde le sable est mouvant
Toute foi est une dérive
(« Les Noyés »).

Le fleuve fatal rend alors la parole légitime, même si, lui qui n’est que très rarement torrent, cascade ou cataracte, abandonne sur les rives le sable, la grève, le limon ; là où se déposent les alluvions et les sédiments des choses oubliées :

Sur une berge triste dans le limon
Tu es belle et transie
(« Trois bouquets »).

Pourtant, le fleuve, parfois Styx (fleuve des serments irrévocables), Léthé (Fleuve de l’oubli), ou Achéron (celui qui roule des douleurs), constitue une limite et ne se traverse pas impunément. L’autre rive est lointaine et risquée : on n’en revient pas. Liée à la séparation définitive, c’est l’autre côté d’un miroir ou d’une réalité : tout est différent et incertain. Ailleurs, en effet, la surface de l’eau et le miroir (ou la vitre) sont associés. Cette figure de l’absence et de l’éloignement s’apparente à la Mort, comme dans cette chanson sur les photographies de torturés en Turquie, où le poète s’adresse aux suppliciés :

Tu étais faite ainsi pour témoigner de l’autre rive (« Morte pour des idées »).

À cet égard, toute plongée imprudente peut être suicidaire : quand on s’y baigne, on s’y noie. Parfois, l’eau se mélange à la terre et la parole s’embourbe. Elle perd alors toutes ses propriétés dynamiques. Elle englue et paralyse, car seule l’eau en mouvement, comme la pluie et l’averse, sont salvatrices :

Maintenant que j’ai vu les mots si fatigués
Les miens, ceux d’une histoire comme
Un chemin de boue et essoufflés
(« Si je dis »).

Ainsi, quand décroît ou s’arrête le mouvement, un danger apparaît. La stagnation et la perte d’un dynamisme qui se traduit aussi par un tarissement de l’élan créateur :

Je suis ce bateau à l’écart des routes échoué
Dans la nuit où flottent des mots insaisissables
(« J’ai peu de choses à dire »).

Ce sont les étangs, les marais, les eaux fixes et dormantes :

Il est comme le vent dans les marais qui va crever (« Je suis celui qui court »).

De la liquidité perdue subsiste un écoulement qui devient la perte lente d’une énergie qui s’épuise : suintement, sécrétion, épanchement ; sang, larmes,

Ce sanglot qui humecte les fenêtres des cités (« Ne parlez pas »).

Quand la liquidité se fige enfin dans la froideur glacée, elle est belle mais agressive, et liée aussi à la mort :

Vous garderez mon souvenir comme un reste de neige aux branches (« Vous garderez »).

Le point nodal de la fixité – régressive – est représenté par la boule, presque fœtale, ou encore la cale, la soute, la coque vide du navire :

J’ai retrouvé dans la coque la vieille fêlure
L’humidité qui suinte comme l’éternel poison
(« Un voyage »).

Plus qu’un repli sur soi : une dépression, un échec, une mort encore une fois, mais aussi une folie. Le bol peut prendre étrangement cette figure :

Dans le bol cassé de la tête (« Je ne donne que l’amitié »).

Reste le thème, rare chez Bertin, d’une profondeur associée souvent à la blessure, à la mémoire, au sommeil ou peut-être à l’inconscient :

Matin la résurgence des paroles souterraines
Parfois une parole comme une goutte d’or tombe du sommeil
(« Matin »).

L’absence presque totale de refrains dans la chanson de Bertin tend à imposer l’idée d’un mouvement linéaire qui doit être ininterrompu. Mouvement lent et mélancolique certes, et que l’on retrouve dans le thème du déplacement et du passage, avec le motif des trains ou des routes ; mais mouvement massif, sorte de force invincible qui charrie tout avec elle : le Temps, l’Histoire. Et dans son flot irrépressible, un cortège : les Amours, les Luttes, la Jeunesse, la Vie ; la parole et le chant qui en témoignent et puisent l’inspiration et les mots dans ce puissant liquide presque cérémoniel.

Ainsi, l’eau fluente serait l'exigeante maîtresse d’un langage poétique rêvé sans heurts. Elle imposerait un rythme, un flux et un reflux qui sont la palpitation de l’eau et la respiration du chant ; une phrase courante, vocalisée sans nécessité de ponctuation. Une phonétique commandée par l’utilisation des consonnes liquides : les sons doivent couler.

Habitée et dynamisée par ce mouvement, l’image va parler vraiment, de sorte que la répétition cyclique, le retour qu’impliquerait un refrain s’opposerait trop à la FLUENCE qui suppose un mobilisme spatial mais aussi temporel .


2. Un rêve de mouvement.

Chez Bertin, et déjà à travers les quatre éléments, dont l’étude détaillée nous est impossible dans le cadre présent, le mouvement doit l’emporter : son arrêt s’accompagne du silence ou de la mort. Dans ce monde ouvert à d’infinies possibilités, celles d’une âme qui hait plus que tout l’enfermement, rien n’aliène plus que l’obstacle car il induit la perte brutale du mouvement salvateur. La fermeture, la barrière, la limite sont d’abord frustrantes en ce qu’elles brisent le dynamisme. Contrairement à Baudelaire, le Spleen bertinien ne tire pas exactement vers le bas et l’Idéal n’est pas seulement lié à une élévation bienheureuse. La tension baudelairienne existe sous une autre forme : l’Idéal s’apparente au mouvement incessant et le Spleen se confond avec l’arrêt soudain de la dynamique générale du Monde : enlisement, échouage, naufrage. Le rêve d’envol se brisera souvent, car il porte en lui une séparation redoutée. Peu de légèreté dans cette œuvre souvent grave ; pas de pesanteur non plus, car tout doit être mouvement et ferveur dans la rencontre avec les autres et dans l’ouverture inlassable d’espaces à conquérir. La terre, dans sa forme la plus dure, invite peu à la rêverie. Elle convoque bien sûr la volonté, qui est parfois sexuelle, et le chant qui, matérialisé, devient une arme pour tenter de briser la dureté du réel ; mais elle invite aussi au repos. Le feu est l’élément le moins dynamique. Lorsqu’il n’est pas porté par les hommes, il échappe au mouvement général : c’est un repère, une trace :

Femme posée comme une lampe à huile dans le silence (« Paroisse »).

L’artiste se veut aussi parfois porteur de lampes et de flambeaux : il doit en toute occasion rester proche mais digne, car la tâche est au fond éminemment sérieuse. Le poète-chanteur tient donc à être présent et terrien. Voilà pour l’engagement : demeurer près des Hommes :

Nous sommes peu nombreux à veiller

Nous tenons la lampe allumée (« Carnet »).

L’imaginaire reste donc cohérent et la rêverie puissante car les éléments qui l’habitent sont toujours ambivalents : le fleuve noie, comme le feu brûle qui s’en approche. Toute notion porte donc son propre contraire, dans un rapport proprement dialectique : le mouvement contient son propre arrêt, l’espace porte sa clôture, l’union sa séparation et le dynamisme sa propre inertie.

Nous l’avons vu rapidement : la substance qui domine est l’eau qui constitue, on le sait, le matériau onirique par excellence : la naissance ou la renaissance, la purification, le Temps… Les rapports de l’élément liquide avec la femme et la mère ne sont plus à montrer. Mais l’eau construit aussi un monde émollient proche de l’enfance, où ne règnent pas tout à fait les mêmes contraintes du réel et de la raison.

Quant à l’inspiration, dans les chansons de Bertin, elle ne tombe pas du ciel : sa présence onirique n’est pas verticale mais horizontale. Elle survient soudainement, brutalement même, dans le dos. Traîtreusement, pour ainsi dire : c’est une urgence. Portée par le vent de la souffrance des hommes, elle fait mal et prend souvent l’aspect d’une arme plantée dans les épaules,

Car le vent souffle dans le dos du poète

Et le crible de mots qui ne lui appartiennent pas (« À Besançon »).

Elle oblige alors à la révolte et à l’expression d’une colère longtemps contenue, au cri et au chant ; au moins à la prise de parole immédiate. Impossible d’en différer l’expression : le poète est redevable et responsable comme les messagers de l’Antiquité. Instrument d’une volonté, non supérieure, mais contiguë, porteur de nouvelles qui viennent de très loin, pèlerin rimbaldien qui sillonne les surfaces du monde, il est comme poussé par les choses, les êtres, les événements, le souffle puissant de l’Histoire ; poussé par la vie toute entière qui palpite comme un gigantesque organisme :

Une blessure qui coupe en deux l’oreille de la terre

Pour y jeter un fleuve comme un filet d’eau (« Un instant »).



UNE DYNAMIQUE DE L’ESPACE


1. Lieux fermés, lieux ouverts, lieux élevés, espaces à conquérir.


Le lieu fermé paradigmatique s’inscrit dans l’espace domestique : la maison d’enfance, la maison du couple ou des amis, la maison vide ; ou parfois, mais très rarement, l’appartement.

Port d’attache et lieu éminemment protecteur, on retrouve pourtant dans la maison la même ambivalence, car elle représente l’endroit des contraintes et un risque de confinement, voire de claustration : l’immobilité obligée. C’est pourquoi la maison en construction ou à construire fascine autant : le projet, la maison dynamique :

Une maison encore plus près du soleil (« Les Anglais bombardaient les ponts »). .

Sorte de modeste Babel rêvée comme une utopie :

Je bâtis une maison pour dix mille ans (« Ambassade du Chili »).

Ce lieu clos privilégié reste donc indissociable de tout ce qui peut en faire s’échapper. Les fenêtres, les rideaux doivent s’ouvrir ; les portes, les grilles. Car l’attirance pour le dehors et l’Ailleurs est toujours aussi forte : c’est un rêve de conquête, ou plutôt de pionniers :

Réveillez-vous il y a des terres en friche

Votre visage à irriguer (« Domaine de joie »).

Les lieux ouverts pourraient ne pas dépasser l’horizon de la vision. La géographie bertinienne va cependant toujours au delà des limites visibles, car il n’y a pas d’horizon indépassable. Comme tout imaginaire, elle rêve à un dépassement, et ces horizons espérés (car invisibles) peuvent conduire jusqu’aux bouts du monde et même, dans une métaphore toute baroque, au bord des mondes, qui est aussi le bord du vide.

Les lieux élevés restent quasi inexistants et le poète n’a pas de prédilection pour les lieux dominants qui séparent trop des hommes. Dans un texte important, une chanson sur la place et le rôle du poète, la vision s’accorde avec un dynamisme descendant :

Il descendait de la montagne et du silence et devant lui les Hommes
Là haut il était seul on n’entend que le vent
Il descendait dans sa tête il cherchait la parole implacable
Qui le lierait au monde aux Hommes et à lui-même à tout jamais
(« Roman »).

Dans cette image, sorte de Golgotha à l’envers, le poète comprend peu à peu que les hommes constituent une part de lui-même et que le rôle de la chanson est de relier.

À chaque fois donc qu’il y a hauteur, surviennent l’éloignement, le silence et finalement l’arrêt de toute création. Dans une tour d’ivoire, la création est vaine.


2. Un rêve de passage.

Comme les éléments, les lieux clos et ouverts possèdent leur ambivalence. Le lieu fermé, dont la maison est l’image, protège mais confine. Toute fermeture, chez Bertin, reste négative ; l’âme poétique hait par dessus tout l’enfermement stérilisant : il faut donc ouvrir portes et fenêtres, ôter les rideaux, faire tomber les murs, enfoncer les grilles. La parole et le chant pourraient permettre ces percées salvatrices vers cet autre monde ouvert à la parole des poètes. La chanson pourrait assurer ce passage vers des lieux à désirer :

Le peuple habite les territoires libérés (« Les Grands Poètes »).

Il ne s’agit pas d’ailleurs exactement d’une conquête, mais plutôt d’une expansion : cette ouverture correspond à une libération des énergies.

Un aimant puissant attire vers l’Ailleurs, comme dans le mythe de la Frontière qui alimenta longtemps l’avancée vers l’ouest américain. A cet égard, la chanson de Bertin fonctionne de la même façon que les récits de voyage (motif qui traverse l’œuvre, et qui rappelle les nostoi grecs, ces récits du retour ; terme qui donnera justement « nostalgie » : souffrance née du désir de retour). L’odyssée permet, au bout du compte, de prendre conscience de notre identité car, comme on le sait, le récit de voyage constitue une quête de soi-même. Il est aussi la recherche d’un Centre originel qui mettra fin au périple, non dans la désolation ou l’impression que tout se vaut, mais dans la plénitude que confère le sentiment d’avoir atteint l’omphalos, le nombril du Monde, à lui seul origine et fin. C’est à cette condition que la recherche d’une improbable Désirade ou d’un paradis perdu nous fera revenir nouveaux et rajeunis, oublieux du Temps et insouciants de la Mort, pour 

Marquer le grand pré du Monde

À ses quatre points cardinaux (« Domaine de joie »).

Mais une géométrie trop rigoureuse dans le déplacement rend l’orthodromie redoutable, et il faut constamment prendre la tangente, emprunter les traverses, ou préférer la courbe, car les lignes du destin doivent être brisées. C’est peut-être le sens du couplet suivant : expérimenter la rectitude vaine et stérile du monde pour pouvoir revenir, tranquillisé, à son point de départ, les « cendres » métaphorisant les souvenirs :

Je sais bien qu’il fallait partir loin pour comprendre
La géométrie de ces routes dans ma main
Absoudre aussi les horizons, faire des cendres,
Enfouir des noms dans le sol des nuages loin
(« Retour à Chalonnes »). 

Angoisse toute ulyssienne de l’errance aussi, de l’ennui opaque et sauvage dans un monde indéchiffrable. Tension entre le rêve d’union et d’épanchement et la nécessité impérieuse de protéger une intimité secrète tentée par la fermeture. Apparente contradiction où gît cependant toujours l’espoir fou d’une ouverture, comme il sera dit plus tard :

La porte que j’ai clouée peut s’ouvrir sur une bourrasque (« Chanson du retour »).

La grille du cimetière dans « À Julos » constitue peut-être le symbole poétique de cette dichotomie clôture/ouverture. Ambivalente elle aussi, cette porte de métal et d’air où nous avons l’autre jour accroché nos doigts, associe dans sa configuration infranchissable et pourtant aérée, l’obstacle frustrateur mais protecteur et le passage vers un Ailleurs à la fois redouté et espéré.

Dans cet imaginaire qui n’aime ni le vide, ni le plein, ni l’épaisseur, ni le volume, ni l’opacité ; qui préfère donc le mouvement et la surface, on comprendra que le cercle sera préféré à la boule.

La sphère, en effet, est enfermante ; elle confine et interdit tout dynamisme exercé vers l’extérieur. Elle participe, dans sa forme, du thème général de la clôture. C’est comme cette coque de noix, l’appartement où l’on étouffe et dépérit. Le cercle, en revanche, est la forme parfaite de l’union, comme dans toutes les légendes profanes et les traditions religieuses et philosophiques : un des archétypes les plus universels, qui figure également le temps et l’espace (rose des vents, zodiaques, calendriers).

Chez Bertin le cercle réunit ; il est aussi la délimitation qui permettrait de cerner enfin une identité spatiale heureuse, dans le souvenir d’un geste quasi mythologique, où le sable serait la substance d’une arène de quiétude :

Avec ton pied trace un cercle dans le sable
Ici sera mon domaine
(« Rien qu’un filet d’eau »).

La préférence pour le cercle ne va pas sans conséquences oniriques importantes. La planète sera rêvée comme un disque, l’imaginaire retrouvant les conceptions anciennes d’Homère et d’Hésiode : les temps mythiques où la terre était plate, entourée d’un fleuve circulaire, Océan, sans origines et sans fins, car il se jette perpétuellement en lui-même.



Il est certes séduisant et commode de réduire une œuvre à un thème principal, ou à un schème ou encore à une obsession personnelle de l’artiste héritée de l’enfance. Comme s’il s’agissait de la faire entrer de force dans un système de lecture ou d’analyse. Comme si, parfois, le travail critique primait l’œuvre. Nous préférons la méthode qui imagine une rencontre possible entre deux trajets possédant chacun leur cheminement propre : celui de l’artiste et celui du lecteur-critique.

Si cependant c’est sa logique interne, sa « nécessité intérieure », qui détermine principalement la valeur d’une production artistique, le thème dominant de la fluence et, au-delà, du mouvement perpétuel des choses, conception héritée de l’Antiquité, confère à l’œuvre de Jacques Bertin une indéniable cohérence : peut-être avons-nous effleuré le secret d’une création qui s’adresse à nous si intimement, à travers l’expérience et l’expression d’un imaginaire poétique très personnel. Cette forme de courage, finalement, qui consiste à débrider ses rêves, mettre son cœur et sa conscience à nu. Prendre ce risque et en revendiquer à tout moment la paternité, la responsabilité, l’humanité et la présence, pour nous parler de l’intérieur.

Dans un imaginaire au moins aussi proche de Charles Baudelaire et du poète américain Walt Whitman, que de René-Guy Cadou ou de Philippe Jaccottet (traducteur, d’ailleurs de L’Odyssée) et beaucoup plus baroque qu’il y paraît, la célébration de la Nature et de l’Humanité ne se fait pas sans soubresauts, assauts, passions et violences. Il y a de la rage et du cri contenu dans ce chant : ça bataille et bouillonne sans cesse.

L’image du « poète-troubadour » aux accents élégiaques qu’on a parfois un peu rapidement mise en vitrine ne donne pas longtemps le change à l’énergie et à l’instinct du cours qui irrigue puissamment le corps de l’œuvre.

Ainsi, bien inconscient qui se fie au cours paisible du fleuve. Rien n’est plus éloigné de l’univers bertinien que la tranquillité et le confort.

Concernant les mythes, un ouvrage resterait à faire sur leurs rapports avec la chanson. Comme les mythes et les œuvres véritables, la chanson de Jacques Bertin témoigne de thèmes universels : la séparation, l’unité perdue, le passage, le mouvement continu, la réversibilité entre deux univers, les métamorphoses, la quête, le voyage initiatique, la descente aux Enfers (la Nekuia des Anciens) ou des mythes plus modernes, comme celui de la Frontière, etc. Le lyrisme ne serait donc pas ici uniquement l’expression et l’épanchement d’un moi, mais surtout, par des chemins personnels, la rencontre avec les grands récits de l’humanité. La chanson se confond ainsi avec la mémoire ancestrale du Monde et des Hommes.



Il resterait, bien entendu, beaucoup de choses à dire encore : les métamorphoses de la femme dans les chansons de Bertin, la transparence et l’obstacle grâce au motif de la vitre ou de la glace, le bestiaire personnel dans lequel certains animaux dominent : l’oiseau-totem, associé à l’air et au chant, le cheval, éminemment sexualisé, qui parcourt et franchit l’espace terrien ; le chien, gardien obstiné des territoires fermés… Des précisions seraient à apporter sur les éléments comme l’air, la terre et le feu. Des remarques sur les trains, les routes, les véhicules, les points cardinaux… Le lecteur intéressé pourra toujours consulter sur le site de Jacques Bertin un texte plus long et donc plus complet (Petit essai sur l’imaginaire dans la chanson de Jacques Bertin).



Jacques Delivré




Tous mes remerciements vont à Nelly Krizanot, qui s’est chargée de la saisie de ce texte.