Jacques Bertin : passage en revue

Sommaire :

00 Présentation / Contributeurs

01 Philippe Forcioli - Éloge de Jacques Bertin et d’un rossignol

02 Philippe Geoffroy - Bertin face à quelques « canons » de la chanson

03 Philippe Blondeau - Formes brèves

04 Jacques Delivré - La dynamique des éléments et de l’espace dans les chansons de Jacques Bertin

05 David Jisse - La Musique dans les chansons de Jacques Bertin

06 Jacques Vassal - Jacques Bertin : naissance d’un style, genèse d’une œuvre

07 Entretien avec Jacques Bertin

08 Jacques Bertin aux « Rencontres de Tharaux »

09 Postface de Jacques Bertin - Du côté des arts modestes



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Jacques Bertin : passage en revue



Jacques Bertin : naissance d’un style, genèse d’une œuvre




Il fut un temps, il fut un lieu, il fut une naissance. Ce temps : l’année 1967. Ce lieu : Paris. Cette naissance : le premier 33 tours de Bertin, un 30 centimètres à l’étiquette de la BAM, riche de douze chansons. Naissance d’une œuvre. Mais aussi naissance d’une amitié. Ou plutôt, d’une chaîne d’amitiés.

L’année 1967 ? Le mois de mars précisément. Paris ? Un certain quartier de Paris, même : en gros, la « Rive Gauche » qui, de lieu géographique, en est venue à désigner un style de chanson. Le disque, à la BAM ? Il faut préciser, pour les moins anciens : la Boîte À Musique, que dirigent alors Monsieur et Madame Levi-Alvarès, un couple de rêveurs, amoureux de poésie et de musique (« les mots sont de la musique », comme le chantera bientôt Elbaz), bref, de vrais éditeurs. C’est-à-dire, des gens pour qui l’œuvre, l’homme – ou la femme – compte avant tout, et non le compte en banque, l’entregent ou la célébrité médiatique. Oh, que c’est banal, dites-vous ? Certes. Sauf que ce fut vrai. Pour quelques-uns. Avant Bertin et sa génération d’auteurs-compositeurs, les Alvarès produisirent des disques d’interprètes chantant les poètes, tels Hélène Martin et Jacques Douai, qui comptent depuis toujours parmi les références de base du chanteur.

Cette année-là… Vietnam 67, chante Colette Magny, courage d’airain et voix cuivrée, paroles culottées, jugées trop militantes, et donc peu médiatiques. Magny, qui passera de CBS à l’auto-production puis au « Chant du Monde » au gré de ses audaces idéologiques et esthétiques. Le free-jazz, qu’elle expérimentera avec François Tusques, Beb Guérin et quelques autres, ce n’est vraiment pas commercial. Bertin aura pour Magny un respect fidèle. D’autres femmes, qu’il estime, écrivent et renversent le cours de la chanson dite « d’auteurs », jusqu’alors perçue comme une affaire d’hommes forcément. Barbara crée « Madame » et « Ma plus belle histoire d’amour ». À la différence d’une Colette Magny, elle cultive la mélodie et ne semble pas se mêler de politique. Il y a aussi Anne Sylvestre, premier auteur femme à entrer dans la collection « Poésie et Chansons » des éditions Seghers et qui, cette année-là, présente son ultime 33 tours chez Philips, contenant « Berceuse pour moi » et « Baptiste » notamment. Anne Sylvestre qui, en mars, a partagé la vedette à Bobino avec Félix Leclerc. Félix, un des artistes de référence de Jacques Bertin l’homme de chanson auquel, plus tard, Bertin le journaliste et écrivain consacrera une magnifique biographie. Au passage, l’ombre tutélaire de Félix signale pour Bertin et pour toute une génération de chanteurs français (François Béranger et Hugues Aufray, si différents soient-ils, s’en réclameront eux aussi) l’entrée profonde du Québec dans la chanson française, un peu avant Gilles Vigneault et bien avant la mode québécoise des années 75 à 80, qui apportera son lot d’œuvres majeures mais aussi de productions « niaiseuses » comme on dit là-bas.


Agitation dans la chanson


C’est le tableau, forcément succinct, d’une chanson souvent dite « poétique », en un temps où l’on cherche à donner des lettres de noblesse à ce qui, étant l’art populaire par excellence, ne devrait avoir nul besoin d’excuse culturelle. À cet égard, on n’omettra pas de signaler un Léo Ferré qui, avant de déclarer que « c’est de la politique et c’est toujours la merde » dans une de ses diatribes enflammées, enregistre – en avril 67 – un 33 tours contenant « L’Age d’Or » (chanson très aimée de Bertin, qui se montrera plus critique vis-à-vis du Ferré tribun), « Ils ont voté » ou « Salut Beatnik », dans lequel on relève ce conseil : « Beatnik, fais-toi anar ». Autre cas d’espèce, et inclassable politiquement, un Guy Béart qui, après une parenthèse consacrée aux « Très Vieilles Chansons de France » (album Vive la Rose de 1966), s’apprête à livrer de nouvelles perles de son écriture telles « Le Grand chambardement », « Hôtel Dieu » et « Rotatives » – une chanson sur le pouvoir de la presse, à laquelle Bertin ne doit pas être insensible. Ou encore, un Jean Ferrat, vrai artiste populaire et militant à la fois, apprécié pour sa voix grave et puissante, connu pour ses sympathies communistes, qui voyage à l’époque à Cuba (« Cuba si », paroles signées Henri Gougaud, dans l’album Barclay de 1967, qui comprend aussi « Les Guerilleros »). Et bien sûr, comment ne pas l’avoir dit plus tôt, l’ombre de Brel, à contre-courant de la chanson militante : « J’défile criant ‘’Paix au Vietnam !’’ Parce qu’enfin, enfin donc…j’ai mes opinions », minaude le Grand Jacques dans « Les bonbons 67 ». Brel vient de donner, ce printemps-là à Roubaix, son ultime récital de chansons (L’Homme de la Mancha sera, à l’hiver 68/69, son aventure de comédie musicale). Son ami Brassens, lui, après un récital à Bobino en début d’année, a dû interrompre ses tournées pour cause d’intervention chirurgicale (souffrant de coliques néphrétiques). Plus tard dans l’année, il résistera aux pressions amicales de trois de ses amis qui veulent le…faire entrer à l’Académie Française ! Il les consolera (et se fera plaisir ?) en acceptant le Grand Prix de Poésie de l’Académie Française. Là encore, à travers la figure dominante de Brassens, remonte le vieux débat sur la valeur de « poètes » des grands auteurs de chansons. De son côté, un Johnny Hallyday, dont on répétera au passage combien il admire sincèrement Brassens, a, dans « Cheveux longs et idées courtes » (Johny Hallyday, G. Thibaut), fustigé, dès la fin 1966, les hippies censés porter une critique radicale de la société de consommation. En fait, il sous-entendait une réponse à Antoine, dont « Les élucubrations » avaient, un peu plus tôt, montré l’influence sur la chanson française de ce mouvement né aux Etats-Unis. Dans le même temps, un Serge Gainsbourg, qui lui-même se targuera plus tard d’avoir fermé les dernières boîtes Rive Gauche, empochait la mise avec « Les sucettes », chantée par France Gall, un an avait d’enregistrer « Harley-Davidson » en duo avec Brigitte Bardot. Si l’on parle d’influences américaines dans la chanson francophone, on doit dire celle du folksong sur Hugues Aufray, Antoine et Graeme Allwright, ou plus tard Francis Cabrel, mais aussi celle du jazz, qu’après Vian et Gainsbourg, et bien avant Michel Jonasz, un Claude Nougaro sera le premier à mettre en avant. Cette année-là, 1967, il publie chez Philips son 33 tours Petit Taureau – qui s’achève sur un futur classique, « Toulouse ». Dans l’intervalle, l’été 1967 fut aux Etats-Unis le « Summer of love » (l’été d’amour), celui où Janis Joplin, Otis Redding et Jimi Hendrix triomphèrent au festival de Monterey, tandis que paraissait en Grande-Bretagne et ailleurs dans le monde, le célèbre album des Beatles Sgt. Peppers’Lonely Hearts Club Band. C’était à la fin août 1967. À la fin décembre allait paraître aux États-Unis (et peu de temps après, en France) le tout premier 33 tours d’un poète juif, montréalais et anglophone, Leonard Cohen, admiré de Bertin – lequel, par ailleurs, ne semble guère passionné par l’œuvre d’un Bob Dylan et de toute cette lignée.


La Bretagne et Brel


Bref, un contexte d’agitation créatrice diverse, propice aux grands chambardements créatifs. Au milieu de tout cela, à Paris, entre Contrescarpe, Écluse, Colombe et Port du Salut, sans oublier le célèbre Navigator, une bande de jeunes chanteurs, inégalement musiciens mais passionnément poètes, apparemment indifférents à ce remue-ménage planétaire :

Je les ai connus hommes libres

Une guitare à gouverner (« Adieu, amis de ma jeunesse ! »)

Ainsi Bertin résume-t-il, dans un magnifique disque qui vient de paraître en 2010, ce que put être l’amitié de ces cinq mousquetaires de la chanson – par ordre alphabétique Jacques lui-même, Jean-Max Brua, Gilles Elbaz, Jean-Luc Juvin, Jean Vasca, liés pour quatre d’entre eux et momentanément par l’appartenance – non, la fraternité – avec la BAM. Brua, connu pour sa liaison avec le parti Communiste, fut un artiste Chant du Monde après avoir débuté, comme le folksinger Graeme Allwright, sur le label de Mouloudji. Mais qu’importe. Toute cette chaîne d’amitiés, tous ces gens « font sens ». Vasca et Juvin passent par la BAM, Elbaz y entrera en 1970. En cette fin d’années 60, le remue-ménage dans la chanson hexagonale s’exprime aussi à travers l’arrivée des Bretons. Figure de proue à l’ouest, Glenmor, poète et homme de révolte, par ailleurs ami de Léo Ferré et du poète-journaliste Xavier Grall, et en embuscade, le magicien de la harpe celtique, Alan Stivell. Appelé à une grande carrière internationale, Alan parfois écrira et chantera en français, outre le breton et l’anglais. En avril 1968, peu avant l’explosion des barricades du Quartier Latin, un jeune journaliste interviewe Bertin chez lui, derrière Notre-Dame-de-Paris, pour Rock & Folk (« Trois Bretons : Glenmor, Stivell et Bertin », n° 19, juin-juillet 1968). Lui qui a grandi aux portes de la Bretagne, à Rennes, en pays gallo, qui introduit son premier 33 tours par l’histoire d’un nommé Corentin, le poursuit par un poème d’Aragon écrit aux portes d’Angers (« J’ai traversé Les Ponts-de-Cé ») ; lui qui, bientôt, chantera les routes du côté de Louvigné-du-Désert, au-dessus de Fougères ; lui qui, un peu plus tard encore, exaltera dans « Roman », l’une des plus formidables chansons de l’œuvre à naître, le souvenir des fusillés de Châteaubriant ; lui qui placera dans « Paroisse » le train de Combourg et Dol ; lui qui contribuera à la redécouverte de René-Guy Cadou et de l’école de Rochefort, qu’a-t-il à dire de la Bretagne ? « D’un côté j’aime bien la Bretagne parce que j’y suis né, que c’est un beau pays, etc. C’est le point de vue sentimental de la question. Du point de vue politique, je ne me sens absolument aucune affinité avec le nationalisme breton ; je hais tous les nationalismes », déclare-t-il au journaliste qui cherche un prétexte pour donner place à ce chanteur « Rive Gauche », en dehors et au-delà d’une simple chronique de disque. Le chanteur saisit la perche qu’on lui tend. On parle chanson française, écriture, style, influences. Luc Bérimont, le poète et producteur de radio qui, sur la recommandation de Jacques Douai, a contribué à la découverte de Bertin un an plus tôt, quand celui-ci a remporté le concours de la Fine Fleur de la Chanson Française, avait alors écrit, dans un bel élan d’enthousiasme, « Le fils de Brel est ici. » On veut savoir ce qu’en pense l’intéressé. Réponse de Bertin : « Bérimont, en fait, a écrit que je suis ‘un même groupe sanguin plutôt qu’un même visage.’ Je pense qu’il y a en moi quelque chose de plus passionnel, de moins anecdotique que dans Brel. Je crois que je commence à comprendre : on peut être le dauphin de Brel ou de Ferré, mais pas de Brassens, parce qu’il est allé jusqu’au bout de son art. La voie de Brel par contre n’a pas fini d’être explorée. » Sur l’idée que Brassens, dont le plus récent 33 tours paru à cette date (en automne 66) est l’album blanc contenant la « Supplique pour être enterré à la plage de Sète », « La Fessée », « Le Pluriel », etc, la cause semblait – pour Bertin – entendue. Si cela ne suffisait pas, une chanson de son deuxième 33 tours, « La non-supplique », aurait pu suffire à tourner cette page-là ! Mais sur Brel, lui qui dit n’avoir pas reçu d’influence, attendez ce que dira Max-Pol Fouchet au verso de la pochette du second 33 tours de Bertin (paru un an et demi plus tard, toujours à la BAM) : « L’œuvre d’un jeune chanteur semble parfois s’ouvrir devant nous comme une confidence. Son dessein serait-il autre, se voudrait-il détaché de lui-même, nous découvrons pourtant un aveu. Par là, il nous attache – à condition, s’il faut le dire, qu’il ait de la passion. Tel est le cas, je crois, de Jacques Bertin. Dans les chansons de son dernier disque, je ne constate pas de complaisances, car une tension continue les troue, les innerve, les soutient. Ce poète, me disais-je en l’écoutant, n’est pas un tiède – il brûle. » Et Brel, vous souvenez-vous ? C’est peut-être cela que Bertin, dont l’œuvre à venir et la gestuelle sont pourtant fort éloignées d’un Brel, avait en tête à l’époque. Réécoutez « Les mots et les couleurs », « Un jour on meurt » ou « Revoilà le soleil » de ce deuxième album, alors en gestation.


La bande-son : mai 68 et après ?


Mais alors, la bande-son de Mai 68, en chanson française, à la radio ? : « Il est cinq heures, Paris s’éveille », écrite par Jacques Lanzmann pour son interprète Jacques Dutronc – une belle trouvaille, mais dont peu de gens savent – tant la « culture-chanson » fait défaut à nos médias – qu’elle est un habile démarquage du « Tableau de Paris à cinq heures du matin » de Marc-Antoine Desaugiers, écrit plus d’un siècle auparavant ! Et puis « La Cavalerie », chantée par Julien Clerc sur des paroles d’un auteur anarchiste d’origine espagnole, Etienne Roda-Gil.

Dans son premier album, Bertin à la guitare est accompagné par un seul musicien : Didier Levallet à la contrebasse. C’est le début d’une amitié artistique et d’une amitié tout court entre le chanteur et le futur directeur de l’orchestre National de Jazz, qui fera beaucoup pour amener Bertin et quelques autres « ACI » (auteurs-compositeurs-interprètes) à se soucier davantage des musiques de leurs chansons et du son de leurs disques. Sur son deuxième album, Bertin retrouve Levallet, qui amène le pianiste Michel Graillier, occasionnant une première évolution musicale. Luxe pour un disque à petit budget : un ensemble instrumental se déploie sur deux titres (« Un jour on meurt » et « Je débarquais »). Il est dirigé par Barthélémy Rosso. D’origine espagnole, Rosso est surtout connu pour avoir longtemps été le guitariste de Brassens en studio (les citations de chansons populaires sur « La Route aux quatre chansons » et les contre-chants sur tout l’album des « Copains d’abord », par exemple, c’est lui). Autre histoire d’amitié, celle de Rosso et Vasca. Rosso joue sur plusieurs disques de Jean Vasca (l’album Vivre en Flèche en particulier), et donc la « bande des cinq » n’est pas loin. Vasca m’a raconté qu’après le décès de Rosso, sa veuve lui offrit une guitare Martin à cordes métal (bonjour, les fous du folk !) ayant appartenu à celui-ci. Autres musiciens qui feront évoluer le son de Bertin : Michel Roques (flûte, sax et accordéon), qui interviendra largement dans l’album Permanence du Fleuve notamment, et Paul-André Maby (guitares, claviers) dans Domaine de joie. Maby est lui-même au carrefour d’autres amitiés et complicités artistiques, entre autres avec Gérard Pierron, que Bertin retrouvera plus tard en presque voisin du pays angevin. Une boucle symbolique, poétique et musicale est ainsi presque bouclée.

Pourtant, certains n’ont pas manqué de dauber sur les insuffisances musicales chez Bertin et quelques-uns de ses confrères, l’appellation de « chanson à texte » servant parfois de cache-misère (songerait-on, à l’inverse, à dire « chanson à musique » pour une dont le texte ne serait pas la préoccupation première ?). Non, une chanson, c’est un tout, c’est la combinaison ou le mariage plus ou moins dosé d’une mélodie, d’un rythme, d’un texte et d’une voix d’interprète. Un Michel Devy, guitariste, pianiste et arrangeur tour à tour avec François Béranger, Jean Vasca et Gilles Servat (tiens, la Bretagne encore !), dans les années 70, a son avis sur la question. Devy, personnage haut en couleur et qui a son franc-parler, est de ceux qui regrettent le manque de musiques dans les chansons de notre homme. En privé, autour d’un verre (et il y en eut quelques-uns !), ça donne, main en visière s’éloignant du front : « Bertin, ta musique, c’est la Beauce ! » Méchant ? Un peu, car il y a de splendides mélodies chez Bertin (« Fête étrange », « Domaine de Joie » en sont deux exemples, « Trois Bouquets » est belle à en pleurer). Mais généreux, car Devy sait reconnaître le grand auteur et l’interprète dont il aurait envie d’embellir les œuvres.



Jazzmen et spontanéistes


Il est un fait que Bertin, probablement à cause des moyens financiers limités de Monsieur et Madame Alvarès, a dû attendre 1971 et son troisième album pour pouvoir inviter d’autres musiciens. Cette fois, l’affaire est confiée à un autre contrebassiste et orchestrateur, par ailleurs pétri de musiques orientales : François Rabbath. Un homme qui fait parler la contrebasse comme on en a rarement entendu. Cela donne pour le Bertin N° 3 un disque à l’atmosphère apaisée, envoûtante, où les vents (flûtes notamment) ont la part belle.

Et puis Bertin va connaître, grâce encore à Didier Levallet, un autre étonnant musicien, d’origine allemande cette fois : Siegfried Kessler. Celui-ci rejoint la confrérie en découvrant le goût des mots de la langue française accompagnant les audaces du jazz moderne. Version Keith Jarrett et l’école ECM. Encore une autre aventure musicale dans la chanson française.

À Besançon, on a peu de moyens et on renoue avec le genre dépouillé. La chanson militante, la chanson-tract reprend du poil de la bête en ces premières années 70, tandis que les LIP sont chantés par Claire, les mineurs du nord par Colette Magny (bouboubouyéyé… ici la voix, le cri se fait instrument), la paix par la superbe Catherine Ribeiro (que Bertin côtoiera souvent en militant au SFA, le Syndicat des Artistes-Interprètes, affilié à la CGT) et son groupe avant-gardiste Alpes, et le Larzac par Graeme Allwright et les guitares folk.

Bertin côtoie aussi d’autres figures de proue de la chanson française « engagée » (comme on dit quand elle l’est à gauche, oubliant qu’il en est d’autres à droite… mais c’est un autre débat), les François Béranger, Maxime Le Forestier ou Bernard Lavilliers. Béranger a commencé en jouant de la guitare approximativement pour s’accompagner, puis il a côtoyé le groupe Mormos, entre folk et free-jazz, avant de connaître en 1974 le formidable Jean-Pierre Alarcen (« le guitariste qui fait de l’effet… » dixit Claude Villers !) et de virer vers un son rock. Le Forestier, après une belle période acoustique (Alain Le Douarin à la deuxième guitare, Patrice Caratini à la contrebasse), va à son tour chercher des orchestrations novatrices. Quant à Lavilliers, avec l’énigmatique Dominique, dit Docteur Mahut, et Mino Cinelu (lequel a également joué avec Bertin, mais aussi avec Higelin, eh oui !), il se rapprochera des percussions africaines… Me revient un souvenir de 1976 à Grenoble, au festival FELLAP organisé par Jean Lapierre : Elbaz et Bertin sont de la partie. Et Lavilliers, juste quand paraît son premier album Barclay Les Barbares (dirigé par Richard Marsan, ci-devant directeur artistique de Léo Ferré, comme quoi…), Lavilliers donc déboule en boxeur et tenue de cuir, prêt à en découdre. Mais le même Lavilliers, admirateur de Ferré plus que de Bob Marley, a chanté Gaston Couté et écumé les mêmes boîtes Rive Gauche que Bertin, Elbaz, Vasca, Bernard Haillant et les autres, peu de temps auparavant. On pourrait encore ajouter le cas de Jacques Higelin et de Brigitte Fontaine : de Canetti en rock’n’roll pour l’un, et en free-jazz (l’Art Ensemble of Chicago pour le fabuleux album Comme À la Radio) pour l’autre, l’une des plus grandes parolières des années 70-80. Aventures liées en partie à Saravah, le label de Pierre Barouh, adepte des expérimentations spontanées, qui lancera aussi un autre très grand auteur de chansons, David McNeil (avant que Montand ne s’en mêle en massacrant « Hollywood »). Bertin et ses amis (sauf peut-être Elbaz, qui a toujours un côté tout fou) se reconnaîtront peu dans cette famille « spontanéiste » de la chanson, que pourtant ils côtoient et écoutent. Étrange comme les parcours se croisent, parfois se contredisent et parfois se complètent.


Éternelle jeunesse


Bertin va ensuite vivre une longue collaboration, qui dure encore, avec un autre pianiste et arrangeur : Laurent Desmurs (albums La Blessure sous la mer, La Jeune fille blonde, No Surrender entre autres et jusqu’au tout neuf Comme un pays). Celui-ci amènera de temps à autre des choix propres à varier les couleurs musicales : la basse de Serge Salibur (qui a parfois joué avec Lavilliers mais aussi avec Môrice Bénin).

Viendra aussi le bandonéon de César Stroscio, ex-membre du Cuarteto Cedron.

Tout ceci pour redire combien musique et poésie ne font qu’une au royaume de la chanson. Et combien il est vain de vouloir opposer « ces chanteurs que l’on dit poètes », comme les appela un journaliste dans un petit livre des années 70, à ceux que l’on dit…chanteurs.

Alors, Bertin a-t-il été influencé ? Vocalement, peut-être, par Jacques Douai. Poétiquement, sans doute, par Bérimont, Cadou et Pierre Reverdy (à propos duquel il souhaitait, dans un dossier de presse des années 70, que les journalistes « ne lui demandent pas si c’était un coureur cycliste »). Bertin sérieux, Bertin plein d’humour, Bertin plein de vie. Naissance d’une œuvre. Éternelle jeunesse d’une œuvre en devenir.


Jacques Vassal