Jacques Bertin : passage en revue

Sommaire :

00 Présentation / Contributeurs

01 Philippe Forcioli - Éloge de Jacques Bertin et d’un rossignol

02 Philippe Geoffroy - Bertin face à quelques « canons » de la chanson

03 Philippe Blondeau - Formes brèves

04 Jacques Delivré - La dynamique des éléments et de l’espace dans les chansons de Jacques Bertin

05 David Jisse - La Musique dans les chansons de Jacques Bertin

06 Jacques Vassal - Jacques Bertin : naissance d’un style, genèse d’une œuvre

07 Entretien avec Jacques Bertin

08 Jacques Bertin aux « Rencontres de Tharaux »

09 Postface de Jacques Bertin - Du côté des arts modestes



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Jacques Bertin : passage en revue



Formes brèves


Deux notes murmurées concluent une chanson intitulée « L’essentiel » (2002)1, immédiatement après la phrase finale : « Tout est dit ». Selon sa sensibilité, l’auditeur entendra là une conclusion définitive ou bien un point d’interrogation – quelque chose comme un doute ultime. Quoi qu’il en soit, le registre du murmure est bien celui de cette courte pièce d’une minute, chantée sur un mode légèrement voilé et retenu, comme si la voix était un peu trop grave, concentrée sur « la note basse », celle des paysages qu’évoque par exemple la toute première chanson du disque (« Le rêveur ») ; la voix est grave comme le propos, proche lui aussi du murmure de la confidence pour évoquer ce qui n’est peut-être qu’un souvenir ténu, l’annonce d’un drame sans éclat, à peine dit par « cette voix murmurant dans l’entrée ». La chanson n’est guère plus bavarde, qui se contente d’esquisser un paysage de désastre – « champ de bataille », « port dévasté » ou « capitale bombardée » – depuis les lointains d’une enfance « banale comme un cartable en carton2 », avant de lancer avec inquiétude son interrogation finale, presque comme une prière dans la résonance liturgique de l’orgue derrière des accords de guitare.

La brièveté est donc ici le signe extérieur de l’intime et de l’essentiel : l’essentiel de ce qui est à dire, mais aussi l’essentiel de l’œuvre de Jacques Bertin. Ce format, en effet, lui appartient en propre – même s’il n’en a pas l’exclusivité – et résume son esthétique, une esthétique de l’économie, de l’essentiel plus que de l’austérité, car il ne cherche pas pour autant à cultiver ostensiblement un dépouillement systématique. Jacques Bertin sait d’ailleurs s’exprimer dans des registres variés, avec parfois les éclats d’une voix plus conquérante, comme l’appel de « Quand recevrons-nous des renforts, mon âme », pour citer un titre du même enregistrement. Il n’en reste pas moins que la retenue, dans les effets comme dans le développement, est bien la marque la plus visible de son art.


Les plus parfaites réussites de Jacques Bertin sont des chansons d’une extrême concision dont il y a peu d’équivalents dans l’histoire de ce genre. À évoquer un titre comme « Amitié, claie ouverte » (1972) – la plage la plus courte de toute la discographie de l’artiste avec ses cinquante-sept secondes – on se sent presque gêné d’employer le mot « chanson ». Quelques lignes pour une mélodie de quelques notes : est-ce encore une chanson ? Un tel parti-pris de minimalisme va à l’encontre du déploiement d’effets qui s’attache à la performance scénique. Mais toute chanson n’est pas impérativement vouée à la scène et il ne semble pas que celle-ci ait été chantée en public – ni les autres œuvres de la même veine. Le minimalisme a ici une vertu éthique autant qu’esthétique : il ne s’agit pas de subjuguer l’auditeur mais de lui parler, ce qui dispense de s’agiter devant lui ; il s’agit bien de ne garder que l’essentiel : pas d’autres pauses que celles qu’exige la respiration normale de la voix ; pas de répétitions ; pas de ponctuation musicale : rien que le texte. Pourtant, ce texte se chante, et il se retient d’autant mieux qu’il est bref. On peut alors se demander si, à la différence d’une chanson classique dont l’agréable ritournelle nous aide à retenir des « paroles », ce n’est pas ici le texte, dans sa simplicité et sa brièveté, qui nous aide à retenir non pas une mélodie, mais une intonation, une inflexion qui vient en quelque sorte souligner et suppléer le caractère elliptique du texte. L’inversion, en effet, confère une certain mystère à l’image initiale : « claie à travers le soleil » ; le rapprochement de termes à résonance symbolique (« drapeaux ») et d’éléments concrets (« le pont de bois ») dessine en filigrane un arrière-plan narratif inachevé ; la syntaxe extrêmement dépouillée efface toute ligne discursive en privilégiant les phrases nominales et la simple juxtaposition, d’où un suspens du sens, voire une ambiguïté parfois (ainsi la mélodie s’écarte de la version imprimée en estompant la ponctuation : « vient la crue / et l’hiver / on démonte le pont de bois… »). Dans cette volontaire indécision, c’est l’articulation de chaque mot, précise et claire sur de légers arpèges de guitare, qui donne son relief et sa force contenue à ce qui est bel et bien une chanson, à fredonner, pourquoi pas, mais pour soi-même, à conserver « dans le bol cassé de la tête3 ».


Ces quelques remarques montrent que de telles chansons ne sont pas simplement plus courtes que les autres mais qu’elles constituent des formes d’une nature particulière, qui s’attachent d’abord au sens, qui mettent la musique au service du texte et qui entretiennent avec le lecteur un rapport original, intime et fondamentalement solitaire. Il serait évidemment artificiel de séparer ces « formes brèves » des formes plus développées comme si elles résultaient de deux inspirations distinctes ; il serait absurde de prétendre en faire deux catégories. On constate néanmoins qu’en-deçà de deux minutes il est difficile pour une chanson de se couler dans le moule traditionnel et familier, avec un refrain et quelques couplets, si rapides soient-ils. Ce qui frappe alors l’auditeur, ce sont précisément les caractéristiques mises en évidence dans les exemples précédents : le pouvoir de suggestion d’une écriture elliptique, l’intensité ou la gravité du propos et un rapport particulier à la musique, caractéristiques qui se retrouvent dans la plupart des chansons de Jacques Bertin mais qui sont ici concentrées et signalent plus qu’ailleurs l’originalité de l’artiste.

C’est en 1970, dans son troisième disque, que Jacques Bertin introduit pour la première fois une forme remarquablement brève et atypique. Certes, dès son premier enregistrement, certains titres (Amants) s’éloignaient des formes conventionnelles par une désinvolture assez marquée à l’égard de la mélodie et de la structure. Mais la chanson intitulée « Très loin offerte parfumée », dont le texte est l’un des plus disloqués de l’auteur, se distingue par une liberté de langage assez nouvelle. Liberté de syntaxe sensible par exemple dans la deuxième strophe au verbe sans sujet explicite : « Venait venait ses pieds posant… », dans l’emploi d’une préposition sans substantif : « Et parmi toujours se levant / Les bicyclettes de soleil », ou par le brutal changement de personne dans la dernière strophe : « Elle chaque pas se posant / Ouverte et tu es comme les / Avenues d’herbe de la mer ». Malgré la régularité de la construction (quatre tercets d’octosyllabes), on chercherait en vain une continuité discursive ou un système de répétition en accord avec la musique. Celle-ci, au lieu de contraindre le texte, affirme son autonomie dans la longue phrase de guitare qui l’encadre, comme une place laissée à la rêverie, ou à la compréhension de l’auditeur. C’est bien la liberté de ce dernier qui est en effet sollicitée par la belle image finale des « avenues d’herbe de la mer », dans un disque où, de manière générale, l’image a la part belle et se distingue par une invention et une fantaisie que l’on ne retrouvera pas toujours dans la suite. Qualités qui ont aussi les défauts de la jeunesse, dirait peut-être aujourd’hui le chanteur en relisant ces vers : « Et les branches des arbres sont les oreilles des journées quand l’eau te couvre de baisers4 ».

Quoi qu’il en soit, l’image poétique conserve toujours un statut et une importance qu’elle n’a pas si souvent dans la chanson, où elle est volontiers traitée de manière plus classique : détournement d’images conventionnelles chez Georges Brassens ou longues métaphores filées chez Léo Ferré. Chez Jacques Bertin l’image garde une part d’indécision qui la rend vivante, et bien des chansons, les plus courtes notamment, sont construites autour d’une image dominante, comme c’est le cas dans « Ils s’allongent côte à côte » (1977), qui s’achève sur une perspective ouverte « Vers Dieu peut-être qui est comme une sorte d’estuaire plus lumineux que la nuit dans la nuit ».

Dans cette condensation de l’image, la brièveté est bien un art de l’ellipse. Chansons du non-dit et de la suggestion, les chansons courtes contribuent ainsi à une sorte d’étrangeté de Jacques Bertin, à un mystère qui pourrait paraître paradoxal chez un artiste si soucieux de la transparence et de la simplicité. Ce sont des formes ouvertes, libres ; elles sont aérées, on y respire ; le sens y circule. Loin du souci de quelque message, elles se plaisent à laisser jouer librement les aperçus ou les souvenirs : « l’arbre sur la route tombé / quelqu’un dans la lueur des phares / l’homme descendait vers la mare / il faudrait oublier / les gravats qui bloquent la porte…5 ». Et il faudrait encore parler des notations plus simplement visuelles mais néanmoins chargées d’un grand pouvoir de suggestion : « C’était du côté de la Place d’Italie : des ruines, du vent, des chantiers / De loin on voyait dans la nuit sa fenêtre éclairée6 ».


Comme si le destin simple d’une femme tenait tout entier dans une dizaine de vers, cette chanson, « Portrait d’Aude », et quelques autres comme « Claire », « Cette fille qui m’a jeté un regard », surprennent par la simplicité émouvante de leur nudité. Tout le talent de Jacques Bertin est dans cette impudeur de la retenue, dans cette force de la franchise. Ce n’est donc pas un hasard si les chansons les plus courtes sont souvent les plus personnelles, celles dont le pouvoir d’émotion tient d’abord au poids du non-dit. Cela ne veut pas dire qu’elles soient les plus autobiographiques (elles le sont bien sûr en partie comme l’ensemble de l’œuvre), mais elles relèvent toujours d’un engagement fort, qu’il s’agisse de parler de soi ou d’évoquer le destin des autres, ces autres anonymes et discrets dont la présence est néanmoins si forte, notamment dans le disque de 1974 qui fait une large part à la revendication sociale, à Besançon ou ailleurs : « Qu’est-ce qui passe ici si tard », « Rappelle-toi le temps qu’il fait », « Vous êtes passé dans cette vie ». Accepter la brièveté, c’est ici renoncer à une certaine joliesse de la chanson pour assumer pleinement le Je lyrique du texte. Seule compte l’expression de ce Je, même si elle se réduit à quelques phrases. On comprend alors cette réserve sur Charles Trénet, et, à travers lui sur une certaine conception de la chanson : « Le chanteur n’est qu’un personnage : il ne dit jamais Je 7». La brièveté affirme au contraire le parti-pris de la franchise et de l’intensité. Concentrées sur une image, sur un souvenir, les chansons courtes se distinguent par une gravité du propos assez rare dans un domaine souvent voué à la légèreté et à la fantaisie.

Elles ne sont pas pour autant informes : elles relèvent d’un véritable effort de construction et d’un sens indispensable de l’équilibre. Ainsi, c’est une progression unique qui se construit dans Génération (1977), selon un crescendo musical qui épouse le message d’espoir affirmé par le texte, du conditionnel à l’impératif, de l’évocation méditative des « jeunes gens » à l’appel plus insistant du vous. Et il va de soi que, dans ce cas, la richesse des arrangements de Didier Levallet n’est pas pour rien dans la force de conviction qui se dégage de ces deux petites minutes.


Les formes brèves témoignent aussi d’un lien particulier entre le texte et la musique, que tous s’accordent à reconnaître comme une originalité du chanteur. Où l’on pourrait croire qu’il ne s’agit que de poèmes chantonnés, il s’agit d’une autre façon d’aborder la musique, non comme un air à chanter mais comme une inflexion particulière du texte. Si la chanson est courte, le texte doit s’y affirmer. Il ne peut être question de créer une atmosphère (Jacques Bertin ne s’est jamais soucié d’inventer des atmosphères) par le développement de la musique, la répétition de certaines formules ; il faut donc aller à l’essentiel, et aller à l’essentiel, c’est aussi reconsidérer le rapport à la musique.

« Lorsque la mère meurt, on va… » (1998) commence sur une légère dissonance, comme si la voix hésitait à la limite d’un aveu : il y a là quelque chose qui ressemble à un tremblement de la parole ; la mélodie, qui se limite d’abord à quelques notes répétées, n’est pas un air mais une articulation du texte, une intonation ou une scansion. Les vers sont réguliers, sans se plier néanmoins à la contrainte d’une mélodie. Ici, c’est la longueur inhabituelle de seize syllabes qui donne l’impression de liberté du rythme, renforcée par les rejets fréquents. Dans ce rapport particulier à la musique, le texte n’est pas un matériau pour une mélodie chantée, ni la musique un support pour le poème. Sans doute la primauté est-elle donnée au texte, mais ce n’est pas pour autant qu’il peut se passer de musique.

Pour donner une idée de ce lien intime, on évoquera deux courtes chansons construites sur la même mélodie, à partir d’une même formule, « J’allais vers toi », et reprenant en leur milieu deux vers identiques8. Bien que les mètres soient les mêmes – à l’exception du dernier vers – de légères modifications de la mélodie, qui ne sont pas absolument imposées par la syntaxe, aboutissent à des articulations sensiblement différentes9. Ce qui aurait pu donner lieu à deux couplets d’une même chanson (et pourquoi pas un troisième sur la lancée pour faire bonne mesure…) aboutit à deux pièces distinctes afin de respecter l’unité et la singularité de chaque inspiration, d’autant plus fortes qu’il s’agit de deux acrostiches à partir d’un même prénom. Nous sommes donc dans la variation plus que dans la répétition. Quelle que soit la ressemblance entre les deux chansons, le simple fait de les avoir séparées est une invitation à les entendre différemment, le texte infléchissant nécessairement l’allure et les nuances de la musique.

« Portrait d’Aude » (1974), autre réussite absolue dans sa concision, pourrait confirmer la prééminence du texte mais la place qu’y prend la musique lui apporte une couleur particulière. Le dernier mot reste sur une note suspendue, sur un motif qui n’est pas tout à fait résolu et que la voix prolonge par une vocalise très simple, ponctuée par les arpèges de la flûte. Le sens, laissé lui aussi en suspens, est ainsi achevé – ou interrogé – par cette musique tout en douceur, dans un dispositif que l’on retrouve par exemple dans « Cette fille qui m’a jeté un regard » (1972), où l’archet de la contrebasse vient épouser et renforcer la ligne de la voix dans la phrase conclusive.

Plus la chanson est courte, plus elle peut laisser de place à la musique, non pour remplir l’espace, bien sûr, mais pour instaurer une sorte de dialogue, comme si, à cause de sa brièveté même, le texte ne suffisait pas toujours à faire une mélodie et qu’il lui fallait trouver un prolongement ou un écho dans l’accompagnement. Ainsi, le lyrisme du contrepoint de cordes à la fois complexe et chantant à la fin de « Ils s’allongent côte à côte » (1977), soutient et amplifie l’évocation de la dernière image.

Le dialogue entre la voix et la musique est particulièrement sensible dans le sixième disque (1975), celui sans doute où Jacques Bertin a poussé le plus loin la brièveté et même une forme d’austérité. Dans cet enregistrement qui dure à peine une demi-heure une seule chanson dépasse les trois minutes tandis que la moitié des plages n’excèdent pas deux minutes. Dans « Chanson de la plus grande confiance » la flûte répond à la voix et conclut sur une phrase aux accents lyriques ; il arrive aussi que la musique se fasse plus imitative : un coup d’archet de contrebasse rappelle la toux de l’enfant dans le silence à la fois paisible et inquiet d’un couple désœuvré. Dans ces effets de dialogue, la musique est donc toujours au service du texte et de la poésie.


On ne peut alors éviter de revenir sur la question banale, mais inévitable quand il s’agit de Jacques Bertin, du rapport à la poésie.

Il est d’usage, pour souligner les qualités d’écriture d’un chanteur, qu’on le qualifie tout simplement de « vrai poète » ; ce qui, le plus souvent, signifie qu’il sait manier honnêtement la rime et jouer habilement avec les mots. Or, c’est ce que la poésie, dans ce qu’elle a de meilleur, a cessé de faire depuis longtemps. La chanson ne serait-elle donc qu’une survivance de l’époque heureuse mais lointaine où le vers et la mélodie arpentaient main dans la main un territoire commun ?

En réalité, les grands chanteurs sont rarement de très bons poètes. Brassens, qui a porté la chanson à un rare degré de perfection, ferait tout de même assez piètre figure par ses seuls textes au temps de Michaux, Ponge ou même Prévert. Quant à Ferré, c’est quand il s’éloigne le plus de la chanson qu’il est le plus sûrement poète. Du reste, on ne voit pas pourquoi la grandeur de la chanson résiderait nécessairement dans un vain effort pour se hisser à la hauteur d’un genre tenu pour plus noble qu’elle.

Ces deux formes sont-elles donc définitivement étrangères ? Du point de vue de la sociologie comme de l’esthétique, tout semble contribuer à les séparer. On veut croire pourtant qu’une vraie chanson poétique peut exister et qu’elle n’est pas seulement la survivance nostalgique d’un âge d’or perdu. Encore faut-il qu’elle puisse s’accommoder des évolutions de la poésie contemporaine. C’est ce à quoi Jacques Bertin est parvenu, quoi qu’il pense et écrive de la poésie contemporaine10, précisément parce qu’il est avant tout un chanteur, et non un poète égaré dans le domaine de la chanson11. Et s’il n’est pas le seul dans ce cas, il est un des rares à avoir porté aussi haut cette exigence, en particulier dans ses formes brèves. Non seulement elles entretiennent entre la musique et le texte un rapport original et particulièrement étroit, mais elles développent un discours qui, par l’engagement du sujet qui s’y exprime et par la qualité de leurs images, s’apparente en effet au discours poétique.

Le quatrième disque de Jacques Bertin, en 1972, rassemble des textes chantés et des textes dits par Jacques Doyen. C’est le signe, sinon d’une rupture, du moins d’une distance avec la forme encore classique que l’on peut reconnaître dans le disque précédent, avec des strophes identifiables même si elles ne sont pas toujours portées par une mélodie très caractéristique. Il est d’ailleurs significatif que, dans les « Poèmes et chansons », publié en 1978, les textes du quatrième disque, qu’ils soient dits ou chantés, figurent presque tous dans la section « Impossible parler », consacrée aux poèmes, notamment Amitié claie ouverte dont il a été question précédemment. L’absence de strophe, qui reste le critère le plus tangible de la distinction entre les deux genres, est ici une caractéristique commune.

Par son extrême souci du texte et du sens, Jacques Bertin est certainement, de tous les chanteurs français, le plus proche de la poésie. Quoi qu’il en dise d’ailleurs, il ne semble pas qu’il y ait une différence si marquée entre ses chansons et ses poèmes, et les textes publiés dans Blessé seulement12, souvent plus développés que dans les années soixante-dix, sont à l’évidence extrêmement proches des textes des chansons contemporaines13.

L’ample mouvement des psalmodies quasi monodiques à la manière de Léo Ferré exige du temps, que Jacques Bertin se donnera dans ses derniers disques14. Dans un format plus réduit, le chant se rapproche davantage de la parole. Dans une chanson comme « Ils s’allongent côte à côte », le rythme du chant est à l’évidence calqué sur le rythme naturel d’une lecture, la voix se contentant de dessiner de légères variations à l’allure improvisée autour des quelques accords de guitare, jusqu’aux notes plus tenues de la dernière phrase qui appelle le prolongement musical des cordes. Dans son cinquième disque, Jacques Bertin a particulièrement cherché à rapprocher la voix chantée et la voix parlée, fidèle en cela à l’expérience du précédent disque avec Jacques Doyen. Le dernier titre est une simple lecture (« J’ai peu de choses à dire au fond »), deux autres (« Voilà c’est cette nuit », « À Besançon ») font se succéder la parole et le chant accompagné, d’autres enfin, comme « Morte pour des idées », « Vous êtes passés dans cette vie », réduisant le support musical à quelques accords, proposent une forme proche de celle du récitatif, celle d’un chant quasi monodique qui n’est pas le parlé-chanté (qui semble hésiter entre les deux formes) ni évidemment le rap, dominé par le rythme.

Déjà, dans le disque précédent, cette forme du récitatif se manifestait dans des titres comme « Un instant » ou « Je sonne chez vous », aux mélodies chantées sur peu de notes et simplement ponctuées par la guitare ou l’orgue. Ainsi, le sentiment d’intimité qui caractérise l’œuvre de Jacques Bertin ne tient pas seulement au propos du texte mais aussi au fait que la musique semble strictement réservée à ce texte, comme si elle ne pouvait pas servir à autre chose, à tel point qu’on n’en imagine guère une adaptation dans une autre langue. S’établit ainsi une relation extrêmement étroite entre l’auditeur et le chanteur, comme si la chanson était chantée rien que pour nous, invitant à une écoute attentive et solitaire, intensément concentrée, comme le suggère aussi la brièveté de la forme. Jacques Bertin a d’ailleurs toujours cherché, dans ses récitals, à gommer ce qui pouvait relever du spectaculaire, jusque dans sa tenue de scène. Il fait du reste partie de ces chanteurs assez rares dont la prestation scénique n’ajoute pas nécessairement à l’expression (on pourrait même être tenté d’affirmer que le disque est le vecteur qui lui convient le mieux).

Ajoutons que l’allure du récitatif n’est pas si éloignée de la belle diction de Jacques Doyen, à la voix musicale, presque chantante parfois. En revanche, elle se distingue assez nettement de chansons tout aussi courtes mais plus mélodiques et plus construites, un peu comme s’il s’agissait de chansons en raccourci, comme « Laissez une fenêtre ouverte » par exemple. Comme quoi les formes brèves ne sont pas simplement des chansons courtes. Ainsi, « Un instant » est une petite pièce sur laquelle ne semble peser aucune contrainte, ni dans la musique à l’allure improvisée, ni dans le texte qui se présente comme une simple et limpide succession d’images.


Le rapport entre le texte et le chant (car Jacques Bertin ne se soucie pas de faire de la musique), tel qu’il se manifeste dans les formes les plus brèves, vaut sans doute pour l’ensemble de l’œuvre. Peut-être la maîtrise des formes brèves, en libérant l’auteur des formes traditionnelles, a-t-elle contribué à l’évolution des formes plus développées, notamment par l’usage de vers très longs, vingt syllabes et plus, qui imposent une scansion particulière, plus monotone, pour les textes plus discursifs des derniers disques. En cela, Jacques Bertin assume un changement de ton qui n’est pas sans rapport avec le sentiment de l’âge, si présent dans son œuvre et qui le distingue des figures médiatiques de la chanson qui singent encore à soixante ans la silhouette et le style de leurs vingt ans. Bien sûr ces formes brèves n’excluent pas un attrait pour des formes plus traditionnelles (que l’on retrouve notamment dans les chansons du répertoire que l’artiste a chantées par ailleurs) : leur apparition, leur présence ou leur absence dans les enregistrements successifs permettent en tout cas de mieux apprécier l’originalité et l’évolution de l’œuvre.


Dans le domaine qui est le sien, Jacques Bertin est unique et solitaire. De cette solitude, il a à la fois la force et les limites. Mais à une époque où la lecture poétique connaît un relatif succès (même si certaines « performances » tendent à subordonner nettement le texte au spectacle), à une époque où poésie et musique se rencontrent dans des formes plus médiatiques, son entreprise, pour cette raison comme pour d’autres, mériterait bien un peu plus d’intérêt.


Philippe Blondeau


1Les références indiquent simplement la date de parution des enregistrements. On se reportera pour plus de détails à la discographie complète.

2« J’ai peu de choses à dire au fond », 1974.

3« Je ne donne que l’amitié », 1972 (poème dit par Jacques Doyen).

4« Je suis celui qui court », 1970.

5« Le Mal », 2005.

6« Portrait d’Aude », 1974.

7Reviens, Draïssi, Le condottiere, 2006, p. 158.

8« J’allais vers toi du fond de ma souffrance » et « J’allais vers toi comme dans l’eau la paille », 1993.

9Par exemple aux vers 2 et 4.

10« La chanson et la poésie », Reviens Draïssi, éd. cit. p. 115. « L’ennemi de la poésie, c’est le poète d’aujourd’hui », écrit Jacques Bertin avec une certaine dose de lucidité et un soupçon de mauvaise foi.

11« Je suis venu de la chanson à la poésie », écrit Jacques Bertin en introduction à  Dans l’ordre, Poèmes et chansons, Le Cherche-midi, 1981, p. 69.

12Éditions L’escampette, 2005.

13Près de 9 minutes pour « Le Pouvoir du chant », 2005.

14« Le Passé » dépasse les six minutes, chose assez rare chez J. Bertin.