Jacques Bertin : passage en revue

Sommaire :

00 Présentation / Contributeurs

01 Philippe Forcioli - Éloge de Jacques Bertin et d’un rossignol

02 Philippe Geoffroy - Bertin face à quelques « canons » de la chanson

03 Philippe Blondeau - Formes brèves

04 Jacques Delivré - La dynamique des éléments et de l’espace dans les chansons de Jacques Bertin

05 David Jisse - La Musique dans les chansons de Jacques Bertin

06 Jacques Vassal - Jacques Bertin : naissance d’un style, genèse d’une œuvre

07 Entretien avec Jacques Bertin

08 Jacques Bertin aux « Rencontres de Tharaux »

09 Postface de Jacques Bertin - Du côté des arts modestes



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Jacques Bertin : passage en revue




Entretien avec Jacques Bertin

par Philippe Geoffroy




Ces propos ont été recueillis lors de deux séances d’interview, en juin 2009 à Paris et en septembre 2009 à Chalonnes-sur-Loire. Ils ont été relus et validés par Jacques Bertin.



INFLUENCES


Philippe GEOFFROY. En 1967, au moment où ton premier disque paraît, Brel a presque tout sorti (Ces gens-là, 1965), Brassens en est à la Supplique (1966), Félix Leclerc à Moi, mes chansons (1966), Léo Ferré à Léo Ferré 1916-19.., le disque avec L'Âge d’or, Charles Trénet est dans un creux (le peu connu Rachel dans ta maison date de 1966), Graeme Allwright a sorti ses deux premiers disques, Cohen rien encore (Suzanne sortira en 1968 en France), Anne Sylvestre déjà quatre disques, Barbara vient de publier Le mal de vivre en 1965 et le petit 45 tours avec Ma plus belle histoire d’amour en 1966, Gilles Vigneault Mon pays, en 1962. Quels sont ceux qui t’ont influencé avant la sortie de ton premier disque ?


Jacques BERTIN. Je n’ai connu Vigneault que beaucoup plus tard, quand il est passé à l’Alliance Française à la fin des années soixante, j’étais déjà chanteur. Un jour (1966 ou 1967 ?), mon ami Bernard Langlois m’a fait écouter le disque Mon Pays. Magnifique ! Je ne crois pas avoir été influencé par tel ou tel : une influence requiert une pratique, une familiarité avec la source que je n’avais pas alors : j’étais assez loin des chanteurs. Pour moi, l’influence majeure n’est pas celle de X ou de Y, mais celle de l’histoire sociale : comment tu t’inscris à tel moment dans la société, parce que tu fais partie de telle génération, de telle classe sociale, parce que tu as telle idéologie qui t’est transmise par ta famille, ton milieu, etc. Comme chanteur précisément, je répondrai avec audace – et au risque de paraître un énergumène – que je n’ai jamais subi aucune influence, de quiconque. Sauf celle des chansons enfantines qu’on me chantait quand on était gosse, ou qu’on chantait dans la voiture, en famille, ou à la chorale, ou les chansons scoutes, évidemment.


P.G. Quelles étaient ces chansons ? du folklore ? des chansons de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne ?


J.B. Pas principalement du folklore. C’étaient surtout des chansons faites pour chanter en chœur. Les chansons du père Doncœur, celles de Francine Cockenpot, qui, de Colchiques dans les prés à Au bord de la rivière, m’en allant promener – il y en avait des cahiers – avaient alors un immense succès. Dans les mouvements de jeunesse, on nous encourageait à nous exprimer, à chanter, à monter sur scène, à faire des saynètes, à écrire nous-mêmes de petites histoires ; on allait faire des camps en été, et chaque soir il y avait une veillée, il fallait que chaque « patrouille » contribue. Ce qui fait qu’à seize ans, j’ai acheté une guitare (d’occasion, évidemment) au vicaire de la paroisse ; et me voilà pendant des heures et des heures chez moi, à mettre les doigts pour apprendre.

Nous ne pouvions pas avoir d’influences puisque nous n’avions pas de disques ! Mon frère aîné, avec ses premiers revenus (des travaux de vacances), a acheté un tourne-disques et quelques disques : un de Ray Charles, un autre de Colette Deréal (pour faire plaisir à ma mère : c’était une jolie femme très distinguée), un autre encore d’Aznavour qui faisait question (ma mère trouvait, mais c’était le débat à l’époque, qu’il chantait mal). Très peu de choses.


P.G. Mais il y avait tout de même la radio ?


J.B. La radio, c’était forcément en famille. Il faut faire de la sociologie et voir quel était le réel concret des gens. Il y avait une seule radio, dans la cuisine. Tributaire de tout le monde, je rentrais le soir du lycée et j’avais les émissions (« Rendez-vous à cinq heures... ») que ma mère écoutait. Le dimanche c’était Sports et Musique de Georges Briquet, ensuite Circo-Radio, par « Serge, l’historien du cirque et du music-hall » – et là mon père coupait. On n’avait pas accès à « la variété » : le show-biz n’existait pas, pour cette raison-là ; il démarre après.


P.G. Tu ne connaissais pas Brassens Brel, Ferré, à l’époque ?


J.B. Il a pu m’arriver d’entendre Brassens chez des copains qui étaient de familles bourgeoises, qui avaient plus de possibilités d’autonomie. À la maison, en matière de chanson, on écoutait ce qui passait sur Paris-Inter, Europe n°1. Je pouvais, sur cette dernière station, écouter ce que mon frère aîné arrivait à imposer à ma mère ; et je peux te dire qu’elle n’aimait pas les yéyés ! Moi non plus : quand je sortais du lycée, j’avais à traverser à pied le Champ-de-Mars de Rennes qui, à l’époque, recevait les fêtes foraines et là, j’entendais les yéyés : je n’avais pas déjà réfléchi à ces questions, mais pour moi c’était déjà synonyme d’âneries imposées.

Et puis il y avait Musicorama, l’émission en direct et en public de l’Olympia, sur Europe 1, c’est là que j’ai entendu, avec mon frère, Amsterdam par Brel. La seule interprétation, mise sur disque ensuite. Bertrand Dicale a publié récemment dans Le Figaro un papier sur Amsterdam, en disant que Brel avait toujours pensé que c’était une mauvaise chanson et qu’il n’avait jamais voulu la réenregistrer. Je le pense aussi, mais en même temps, c’est une mauvaise chanson extraordinaire : tu es collé à ton fauteuil, quand tu entends ça. Et tu vois bien que le talent de Brel, ce n’est pas tellement la qualité de la chanson elle-même, c’est sa manière de l’interpréter comme si le monde allait bouger parce que lui, il a chanté ça. Brel, c’est une pelleteuse !

Mais ce qui a marqué notre génération, c’est la foi dans la chanson : la chanson peut représenter le monde, tout faire et tout dire. C’est ce que fait Félix quand il fait Notre sentier : il met sa vie dans sa chanson – en 1932 ! Et Brel aussi, dans Amsterdam, où il parle comme si l’avenir du monde était en jeu. Ce qui est intéressant, c’est la foi dans la chanson – chanson d’auteur – comme moyen d’exprimer le monde et de le transformer. Brel nous prend avec lui ; nous, dans la salle, et lui sur le plateau, c’est pareil : on peut faire ça. Et c’est un trait générationnel, c’est plus largement la foi dans la culture. On passe du droit à l’éducation (la Troisième République : lire, compter, liste des départements, etc. et puis à treize ans au boulot) au droit à la culture, à la parole artistique. Nos parents n’y croient pas trop, mais nous, nous sommes complètement d’accord, et ça se cristallise avant tout dans la chanson. Quand Brassens dit des gros mots, ce n’est pas méchant, ça fait sourire, mais à ce moment, c’est « on peut ». Alors que, pour ma mère une chanson, c’est obligatoirement une jolie mélodie et des paroles édifiantes. Et soudain, voilà Amsterdam. Ce n’est pas une chanson édifiante, n’est-ce pas. Quoique la chanson soit faible, Brel y fait ce que font les poètes ou les peintres depuis le dix-neuvième siècle : il se met dedans et c’est le grand tourbillon, la bagarre, le maelström.


P.G. Pour toi c’est donc cela le tournant de la chanson, Félix, Brel, Brassens, et le « j’assume la chanson comme un art à part entière, dans lequel je me mets tout entier, et avec lequel je représente le monde ? »


J.B. Je sais que la chanson représente le monde, mais moi là-dedans, je suis qui ? Influencé par qui ? Mais par personne... Je ne connais ni la musique, ni le solfège. Je chante bien, comme une espèce de queue de comète de mon enfance où tout le monde chantait bien. Et petit à petit je vais m’apercevoir, lentement, que chanter bien c’est fondateur du lyrisme et que la poésie et la chanson, c’est forcément d’abord le lyrisme. Ça, c’est plus tard, vers la quarantaine. Mais au départ je chante bien parce que je ne sais pas faire autrement.


LES DÉBUTS


P.G. J’insiste sur les influences que tu as l’air de nier. Quand on écoute ton premier disque, on se dit quand même que ça se souvient de Brel.


J.B. C’est possible... Mais il faut quand même préciser que quand je pars de la maison familiale en 1964 pour faire mes études supérieures, je partage une chambre – avec mon ami Robert Solé –, je n’ai pas de radio, pas de tourne-disques, donc j’échappe encore à tout. Ensuite, je deviens chanteur moi-même, c’est trop tard, et puis je n’ai pas un rond : mon premier électrophone m’a été offert par Béatrice Soulé quand elle a commencé à s’occuper de mes affaires, mais c’était des années après, j’avais 25 ans. Mon premier poste de télévision doit dater de 1973 ; j’ai déjà 26-27 ans.


P.G. Est-ce au point de dire que ton troisième disque, par exemple, que je trouve le plus abouti des trois premiers, est conçu alors que tu es coupé du reste du monde de la chanson ?


J.B. J’écoute quand même des disques chez des copains. Et je vais dans les cabarets ou aux soirées étudiantes à Lille depuis 65-66. J’écoute les autres, quand je participe à des soirées composites. J’arrive, je chante les chansons que j’ai écrites à dix-sept ou dix-huit ans, celles de Corentin, du premier disque. Aujourd’hui, je ne trouve pas ça terrible mais je me donne des excuses. Dix-huit ans ! Et dans ces soirées, notamment au Studio 125 à Lille, il y a eu Félix Leclerc, Jacques Douai, Jacques Marchais, et des étudiants de Lille qui chantent. Au café Rihour, où j’allais perdre mon temps, pendant ma deuxième année de l’ESJ, il y avait un système pour écouter des disques, c’est là que j’ai entendu Mathilde, Ces gens-là. On trouvait ça formidable. J’étais allé voir Brel au Grand théâtre de Lille, c’est la seule fois, peut-être en 1966, j’avais vingt ans.


P.G. On ne peut pas dire que le côté « surjoué » de Brel et Ferré te caractérise ; tu es plutôt en retrait, sur le registre de l’intimisme, sans toutefois afficher la distance de Brassens par rapport au texte. Je trouve pourtant que tu as évolué au fil du temps, passant de quelque chose de très sobre, presque uniforme, à une interprétation plus contrastée.


J.B. Oui, c’est vrai. Car sans faire de l’expressionnisme à la Brel, on peut chercher une manière de lyrisme consistant à faire chanter la langue, le vers, la phrase. Je ne m’en prive pas, mais il ne faut pas en faire trop, car alors on casse le lyrisme. Le fait de chanter assis permet de gommer la théâtralisation physique, de ramener à ce qu’on entend, au vers, au chant. J’ai découvert cela très lentement. Quand tu es jeune, tu fais comme on te dit, tu mets ton pied sur la chaise et tu y vas. Après, quand tu as fait un disque ou deux, c’est un métier et tu assumes, tu commences à réfléchir à ce qu’il faut faire et ne pas faire. Puisque c’est un métier, ça doit être un métier : une éthique doit s’ensuivre. Nous, on était les syndicalistes : Jean Vasca, Jean-Max Brua, David Jisse, Jo Schmelzer, Claire, quelques autres, la bande du SFA (syndicat français des artistes) et de l’association Prospective Chanson, des gens qui s’appliquaient, qui essayaient de comprendre, qui se réunissaient pour discuter. Et puis il y avait la bande à Pierre Barouh, c’est à dire les spontanéistes, Areski, Fontaine, Higelin : on ne se connaissait pas mais s’il y avait eu discussion on aurait été en désaccord : on n’est sur scène ni pour s’éclater, ni par narcissisme mais, en gros, pour faire le métier de la parole : une ascèse. Peu à peu, tu fabriques ton esthétique...

On me dit proche de Cadou. Oui, mais je ne crois pas du tout avoir subi son influence au point de faire comme lui. J’étais très proche personnellement de Bérimont et pourtant il ne m’a pas influencé sur le plan de l’écriture ! Donc, encore une fois, ce n’est pas d’influences personnelles qu’il faut parler. Tous mes copains sont « montés » à Paris. Pas moi. Etant étudiant, j’ai fait un disque, sans avoir fait de démarche pour cela, sans avoir fait le tour des cabarets parisiens – comme on fait. Je ne voulais pas être chanteur – sans non plus me l’interdire bien sûr. Comment j’ai fait mon disque ? J’assistais à un récital, à l’Alliance Française (boulevard Raspail, à Paris) et quelqu’un m’a tapé sur l’épaule ; c’était M. Albert Lévi-Alvarès, de la Boîte à Musique, assis un rang derrière moi, qui m’a tendu sa carte et m’a invité à passer le voir le lendemain. J’y suis allé, il m’a dit d’emblée qu’il voulait faire un disque de moi ! J’ai dit d’accord et je l’ai fait. Après, j’ai un peu salopé la fin de mes études, et je me suis installé à Paris. Puis là, j’ai essayé quelques cabarets où je me suis fait jeter, ce qui est absolument normal...


P.G. Notamment tu es refusé à l’Écluse, par Marc Chevalier qui m’en a parlé...


J.B. Oui. Marc Chevalier a été très bien et je garde avec lui une relation déférente. Il m’a dit pourquoi il ne me prenait pas, comme un adulte explique à un jeune. C’était très bien. J’ai été également refusé au Cheval d’Or, et au début, au Bateau Ivre ; chez Georges, j’étais dans l’équipe de remplacement – on sentait que Georges n’était guère enthousiaste – et j’ai fait trois semaines au Port du Salut...


LÉO FERRÉ


P.G. On revient comme prévu à Léo Ferré, avec qui tu entretiens une relation apparemment complexe …


J.B. J’ai vu Ferré à Bobino en 1969, sauf erreur. Je trouvais qu’il gaspillait son grand talent dans ses cotés anar, gaucho, morbide et sa mauvaise humeur, et qu’il en faisait des tonnes. Ça me faisait plutôt rire. Je connaissais ses disques, entendus chez mes amis : L’Âge d’or, Les Copains de la neuille... J’avais entendu Jacques Douai chanter l’Étang chimérique. Puis plus tard, un soir, j’entends Ferré à l’émission de Michel Lancelot, sur Europe 1. On diffuse une chanson de moi. C’était La Mort [il chante] : « La mort viendra au soleil merveilleux de septembre / Amoureuse timide et résolue ». C’est « très Ferré », mais tu me l’aurais dit à l’époque, je t’aurais regardé en te disant « ah bon ? je suis pas en peine de faire autre chose, je vais pas me faire chier à chercher à imiter ou pas ». C’est d’ailleurs une jolie mélodie, mais effectivement « très Ferré ». Lancelot interroge Ferré « qu’est-ce que vous en pensez ? » et on entend Ferré dire rageusement qu’il trouve « énorme » que des jeunes viennent pomper dans ses tiroirs ses textes et ses mélodies pour les mettre sur leurs disques ! Ben, aussi sec, moi, Bertin, je prends ma plume et mon papier et j’écris à Ferré pour l’engueuler.


P.G. C’était au moment de ton deuxième disque, vers 1968-69 ? Là tu écris à un Ferré qui est au sommet de sa gloire ! C’est l’année de L’Idole, de C’est extra et du triomphe à Bobino.


J.B. Oui, c’est ça. Je l’engueule – mais très sèchement. À peu près : « Vous avez peut-être mieux à faire que de semoncer les jeunes à la radio ? Votre rôle d’artiste célèbre ce n’est pas de nous empêcher de nous exprimer quand bien même on aurait des influences ». Un sacré savon. Il ne m’a pas répondu. Oui, quand j’écoute cette chanson-là, je me dis qu’elle est pleine de mélodie de Ferré. Mais j’avais vingt ans... Quelques années après, à Beauvais, comme j’étais très copain avec Vasca, qui était, lui, ami avec le vieux, Vasca nous présente. « Bertin, bonjour ». Rien de plus, ça en est resté là. Beaucoup plus tard, quand je me suis mis à interpréter des chansons de Ferré, je lui ai demandé une autorisation et il m’a fait une réponse tout-à-fait cordiale.


P.G. après avoir commencé par nier que tu avais des influences, tu assumes quand même une filiation avec Ferré, même si tu condamnes une attitude qu’il a eue...


J.B. Oui, car il aurait pu m’appeler et m’inviter à boire un coup, ça aurait été plus pédagogique !


EXPRESSION SINGULIÈRE ET DIALOGUE ARTISTIQUE


P.G. À l’époque de la bande Bertin-Brua-Elbaz-Juvin-Vasca, vos échanges portaient-ils seulement sur le métier, l’éthique de la chanson, ou avaient-ils un contenu plus proprement artistique ? De façon plus générale, as-tu pratiqué le dialogue artistique, avec quelqu’un qui écrit, quelqu’un qui te propose un changement de musique, d’une partie du texte, avec qui tu discutes comme Brel avec Jouannest et Rauber, Ferré avec Richard Marsan, Souchon avec Voulzy, quelqu’un qui te dit « et si tu... ? »


J.B. Ça aurait pu se faire... Je pense que, nonobstant le grand talent des autres musiciens qui m’ont entouré (Levallet, qui m’a fait des orchestrations magnifiques, Kessler, Roques, Couturier, aujourd’hui Desmurs, etc.), celui qui comprenait le plus la chanson, c’était Michel Devy. Mais nous avons rompu, pour des raisons non musicales. Celui qui était le plus proche de la poésie, c’est Reinhardt Wagner ; on a travaillé ensemble pendant quelques années (il a fait la musique du disque Bertin chante Bérimont, on a fait de la scène), mais très vite il est parti ailleurs. Il m’a souvent surpris : il lit de la poésie (ce qui est rare chez les musiciens), il en a le sens, il sait comment ça fonctionne, ce qu’est un vers. Par exemple, L’Invitation au voyage de Baudelaire, qui avait déjà été mis en musique par Duparc (la version Duparc ne m’a pas emballé ; les grands musiciens, généralement, massacrent le texte) et par Ferré qui en avait fait une très belle chanson, Reinhardt en a fait une très belle réussite sur un rythme totalement différent.


P.G. Jusqu’où est allé le dialogue avec Reinhardt Wagner ? Est-ce qu’il est intervenu dans ta composition musicale ?


J.B. Pour le disque Bérimont, c’est une vraie collaboration. J’adapte et mets en « forme chanson » des textes de Bérimont, en prenant au besoin dans deux ou trois poèmes différents. Il revient en me montrant ce qu’il a fait. Et c’est réussi. Parfois, pour un ou deux titres, c’est un peu de la « gymnastique » pour moi : il faut que j’en rajoute dans l’interprétation pour que le sens n’éclate pas, pour resserrer les boulons, car si ce n’est pas un vrai interprète qui chante, les gens n’y comprendront rien. Mais dans la majorité des cas, c’est magnifique : Le Voyageur, Je t’attends aux grilles des routes, Le Cheval. Avec Wagner, ça aurait été le dialogue dont tu parles, s’il n’était pas parti ailleurs. Mais toute collaboration demande aussi une certaine vie commune... se revoir deux heures plus tard, être dans la même voiture pendant cinq cents kilomètres, comme Brel et Jouannest... Mais maintenant c’est quelque chose que je ne cherche plus. Sauf si Wagner me téléphonait en me demandant des textes pour occuper ses six prochains mois d’inactivité  (il fait des musiques de films – une nomination aux Oscars – et de scène : René l’énervé au Théâtre du Rond-Point en 2011) ; je pourrais tenter quelque chose avec lui, car je le connais bien et on peut se dire que telle ou telle chose ne va pas.

Le lyrisme du vers préexiste à la mélodie, c’est pourquoi je préfère faire des musiques moins bonnes, mais que le lyrisme du vers soit respecté et magnifié. Je peux faire des vers de dix-huit pieds sur une seule note. Mais alors le musicien débarque en s’exclamant comme le plombier : « c’est pas étonnant si ça marche pas ! ». C’est Ferré – même s’il a fait de vraies mélodies, par exemple sur L’Invitation au voyage et L’Etang chimérique – qui a commencé à chanter tout un vers sur la même note, avec juste la variation sur les dernières syllabes.


P.G. C’est ce qui explique la présence de la mélopée, de la psalmodie chez toi ?


J.B. Oui, c’est pour cette raison. Je n’ai pas l’obsession des psaumes, hein... D’ailleurs, la musique d’église, je lui fais les mêmes reproches qu’à l’art lyrique [il chante « kyrie, kyrie... », en variant de façon cocasse les accents toniques]. Mais les vrais psalmistes, je suis sûr qu’ils étaient dans mon camp : il ne faut pas que la mélodie casse le vers. Si tu m’écris un vers, je vais voir la manière dont il sonne pour moi, quel est le rythme, où sont les accents toniques, où il faut couper pour la compréhension...

Plus généralement, la musique est quand même l’ennemie numéro un de la chanson depuis trente ans ! Au point que ça ne s’appelle plus de la « chanson », mais de la « musique ». La musique, c’est prendre le chanteur comme un membre de l’orchestre, parmi d’autres. Et ça, ça ne va pas du tout.


P.G. Tu penses qu’on ne pourrait pas faire un autre type de musique valide sur tes textes ?


J.B. Si, mais c’est trop risqué d’un point de vue humain et professionnel : imagine qu’un grand musicien me fasse dix chansons et que je n’en prenne qu’une... Il y a aussi que nous autres chanteurs, nous sommes solitaires : le « milieu » de la chanson, ça n’existe pas : les théâtreux sont en bande, mais un chanteur est toujours seul : s’il est avec un musicien, c’est qu’il lui a téléphoné et qu’il le paye. Je ne rencontre les autres chanteurs qu’à leurs spectacles : on n’a aucune occasion de se rencontrer, pas d’académie. On chante à Dunkerque et le copain aussi, mais une semaine plus tard ! Je vais pas visiter Dunkerque une semaine, tout de même... Et puis, nous sommes pauvres : hors show-biz, nous payons tous nos collaborateurs, sans aucune subvention. Et la « collaboration » avec un musicien, c’est pour ma poche. Quand il s’appelle Dupont, c’est pas trop cher. Mais quand c’est Chostakovitch, ça coûte bonbon.


P.G. Je me souviens de ta méfiance vis-à-vis des « résidences chanson » subventionnées par le Ministère de la culture. Ce côté solitaire, autonome, que tu prends comme quelque chose de consubstantiel au métier de chanteur, c’est un regret, une contrainte  ? Il y a des théâtres qui proposent trois semaines de travail entre un chanteur et des musiciens d’un autre monde esthétique, avec un spectacle au bout. Ça ne te paraît pas intéressant ?


J.B. Quand je chante une chanson sur scène, c’est que je l’ai chantée des centaines de fois chez moi. Faire un spectacle à la fin de trois semaines de résidence ? J’aurais bien trop peur vis-à-vis du phrasé, de la continuité de la mémoire ; une interprétation est faite de choix intégrés à la longue, de gauchissement de certains passages, de remords. Ce serait très sympathique, mais d’après moi ça ne répond pas à la question du statut de la chanson dans l’institution culturelle.

Je réponds à ta question sur la bande des cinq. Avec Elbaz, Brua, Juvin et Vasca, en effet, on s’est réuni (à Tharaux, dans le Gard, chez Vasca) deux étés pendant plusieurs jours, pour réfléchir. Vasca a tout enregistré et fait un compte-rendu. On parle de femmes, de métier, du syndicat ; mais on ne fait pas de chanson ensemble, on se fait des commentaires sur nos œuvres. Ça n’avait pas la destinée d’un groupe de peintres ou de poètes, pas d’ambition de créer une école, ni de résultats artistiques directs.


P.G. Quand tu as écrit quelque chose de nouveau, est-ce que tu prends un avis ?


J.B. C’est rarissime. Quand j’écris une nouvelle chanson – et je ne dois pas être le seul artiste dans ce cas – je trouve ça sensationnel ! Forcément, elle devait sortir ! D’abord, je me trouve génial, c’est obligé, et puis après ça s’émousse un peu... Quand je réécoute la chanson au bout de deux mois, ou même certains titres anciens, il m’arrive d’avoir un jugement... mitigé. Avec les musiciens, il y avait parfois un avis rédhibitoire. Je leur faisais entendre quelque chose, et ils disaient « ah bon ? ». Alors je concluais : « D’accord, on ne le fait pas ». Ils m’ont censuré plusieurs fois !




POÉSIE ET CHANSON



P.G. Quand on lit tes recueils de poésie, il semble que certains textes pourraient être des chansons. Dans la façon dont tu écris, et dans l’objet auquel tu veux arriver, qu’est-ce qui fait la différence entre la chanson et le poème ?


J.B. J’ai de nombreuses chansons terminées que je ne chante pas, mais que je glisse parmi les poèmes édités. Ce sont souvent les textes les plus longs des recueils. Dans la poésie, il y a plus de sauts de temporalité, de spatialité, d’écriture (phrases inachevées, juxtapositions), des explosions de causalité : on a tous les droits. Mais dans la chanson, il y a un continuum de causalité obligatoire, ainsi qu’un traitement de l’intention, de la temporalité, pour que les auditeurs puissent s’y retrouver, car ils ne sont pas à lire à leur propre vitesse, mais dans une salle... Et le continuum fait le lyrisme. Cadou, grand poète s’il en est, ne se prête pas tellement à la mise en chanson. On me dira que c’est le poète du lyrisme intérieur. Mais l’expression « lyrisme intérieur » est une image. Le « lyrisme intérieur » n’est pas le lyrisme tout court. Il y a justement chez Cadou les sauts en question – et c’est ce qui nous le rend émouvant – qui font que je ne me vois pas mettre ça en chanson. Il peut y avoir des ruptures bien sûr dans la chanson, mais d’un autre ordre : d’un paragraphe à l’autre, d’un couplet à un refrain, d’un paysage à l’autre. Il est difficile, par exemple, dans une chanson, de faire de l’humour, ou de faire une citation, ou de faire une remise en question du niveau de langage. Comme auteur, je vois tout de suite que je suis sur une chanson ou un poème, à cause également d’irrégularités de versification (dans la poésie) ou de régularité (dans la chanson).


P.G. Est-ce que la différence que tu fais entre poésie et chanson a évolué au cours du temps ?


J.B. D’abord – et au passage – je voudrais dire que je ne me préoccupe jamais d’évoluer ! Certains artistes (les plasticiens, beaucoup), ne « voulant pas se répéter », décident de « travailler » sur tel puis tel aspect de l’espace, ou de la plastique… Tu m’imagines disant : « J’ai beaucoup travaillé cette année sur le point d’exclamation en chanson et voici le résultat de mon travail... » ? La vie nous présente suffisamment d’aléas et de difficultés pour nous forcer à évoluer, merci.

Sans doute évoluons-nous sans le vouloir... Dans les chansons que j’ai écrites ces derniers temps, je me laisse davantage aller aux vers très longs, quatorze, vingt pieds parfois ; et même récemment j’avais des vers dont je ne comptais plus les pieds. Mais ils étaient toujours binaires. Avec cette construction binaire (vois Claudel, l’iambe fondamental...), moi, chanteur, sais toujours où je suis. Dans ma poésie, c’est autre chose : ça sort, c’est davantage le lieu de l’éructation, si j’ose dire : c’est pour cela que c’est souvent plus court ; avec deux vers, j’ai une « règle du jeu » qui vaut sur quatre, six vers, et à un moment je m’arrête. La chanson, je commence et le processus dure beaucoup plus longtemps, et avec un texte beaucoup plus surveillé. Tandis que ma poésie est très libre : c’est de l’écriture semi-automatique, en rafale. À la fin de la rafale, tout est dit : c’est pourquoi la poésie, en général, je la travaille moins. Je mets cela dans un coin ; de temps à autre, j’ouvre mon ordinateur, je regarde tout ça, je corrige, j’ajoute un vers, trouve une chute ou décide qu’il n’y aura pas de chute...

En chanson, j’y reviens des dizaines de fois : si je change un mot ici, je dois en changer un autre là ; je commence à mémoriser, à faire tourner, il faut que ce soit « en bouche ». Je corrige beaucoup : une ambiguïté non voulue dont je m’aperçois soudain, une chanson trop longue, un illogisme à cette place compte tenu d’un détail situé plus haut, et ainsi de suite. Quand j’étais plus jeune, j’étais plus expéditif, il est vrai, j’écrivais plus vite et pensais : « C’est sensationnel, écoutez-moi, vite ! » Aujourd’hui, je suis plus modéré dans mon enthousiasme...

Il y a autre chose. Je sais que tel texte va être une chanson parce que je suis déjà dans un mouvement, un dynamisme intérieur qui consiste à aller sur scène porter la chanson jusqu’au bout. Au moment où j’écris, je suis déjà en train de la chanter sur scène. Dans mon système personnel, la poésie, c’est plus statique : je note une idée... C’est de la poésie livresque, immobile. Alors que le public est là au moment où j’écris la chanson, je pense à lui : je ne veux pas que mon auditeur soit désarçonné. Je déteste absolument l’hermétisme (ce qui ne veut pas dire que je sois toujours clair, hélas...). Il ne faut pourtant pas exagérer : le public n’est pas un censeur de mon écriture, mais y penser m’aide à me dire  « Calme-toi Bertin, ils sont déjà pas mal largués, n’allons pas plus loin », m’aide à rectifier une erreur de mise en scène. L’opposition à l’hermétisme, c’est un point de vue moral, dirais-je. S’arranger pour qu’on ne comprenne qu’à la quatorzième lecture, ce n’est pas mon propos. On peut estimer que je suis hermétique, mais je ne le fais pas exprès.

Par exemple, dans la chanson Les Livres, il y a de longues énumérations qui partent dans tous les sens. Pourquoi puis-je me permettre cela ? Parce que mon auditeur sait de quoi je parle et ne sera pas dépaysé : il s’agit précisément de lui rappeler le lecteur enfant qu’il était, et tous ces mondes fantastiques. Je me suis aperçu que les énumérations de la chanson Le passé ne sont pas cohérentes d’un point de vue syntaxique (à la différence de celles de Les livres, texte qui pourrait presque être joué sur scène – ou lu comme une nouvelle). Il y a dans Le passé des changements de niveau, des énumérations, des phrases sans verbe, des phrases avec verbe... Je n’ai pas le temps de donner des explications dans cette chanson ; son efficacité – s’il y en a une – est là, dans ces chocs successifs, cet amas de peuple : le STO (c’est la guerre de 40) – tu m’écriras (ça, c’est de toutes les guerres) les trente mois (là, c’est la guerre d’Algérie) – non à la guerre ! (c’est de tous les temps, mais en France, c’est plutôt daté de l’entre-deux-guerres). Le nouveau syndicat puis le bétail fut dispersé aux enchères : il y a même sinon une faute de français, du moins une rupture de temporalité. L’infirmière sur son Solex vaillante comme la jeunesse : qu’est-ce qu’elle fait là tout-coup ? se demande-t-on. J’en suis content, de ce vers, car là je suis un poète : je ne dis rien (pas de morale, pas de pathos), et en même temps je dis tout… Et le soir les vélos par centaines rentrant le long du canal (pas de morale, pas de pathos...).


P.G. Oui, j’aime beaucoup cette métonymie, que tu as d’ailleurs déjà utilisée à propos des bicyclettes, dans J’ai peu de choses à dire : « Il fait chaud, dehors j’entends passer les dynamos »… C’est dans ton disque À Besançon.


J.B. J’étais dans ma chambre de petit garçon, il n’y avait pas de bruit, à neuf heures, on était couché dans le silence total, et on entendait un voisin rentrer en vélo du travail – ou du bistrot. La dynamo faisait fzou, fzou… Un bruit solitaire et qui durait longtemps.


L’INSPIRATION, L’ÉCRITURE


P.G. Parlons un peu de la façon dont te viennent les idées, et dont tu travailles les textes.


J.B. Je ne théorise pas, habituellement : je n’aime pas me mettre en scène sur l’inspiration ni rouler des mécaniques sur l’écriture… Passons. Dans la première période, il n’y a pas la guitare. Ca peut être dans ma voiture et je m’arrête immédiatement sur le bas-côté – d’ailleurs je suis un danger public pour cette raison. C’est le texte qui vient dans sa rythmique. Ce sont des bouts de phrase, des trouvailles verbales. Attention – je ne suis pas le seul à dire ça – ça ne fonctionne pas à partir de l’idée ! L’idée est construite après, par-dessus, avec d’autres bouts de phrases. On m’a rapporté que Nougaro, quand il avait une « idée de chanson » commençait à écrire tout ce qu’il avait sur ce sujet-là. Moi, ça me fait tomber par terre ! Je n’ai jamais « d’idée de chanson » ! Une chanson sur un jardin : arrosoir, pleuvoir, et alors : « les poires ? l’espoir » ? Non...

Dans la mesure où j’ai suffisamment de maîtrise de moi et de connaissance de mon système intérieur, j’arrête ma bagnole ni trop tard ni trop tôt, et j’écris d’un coup 25 lignes. Si j’arrête trois heures avant, c’est juste une idée qui va arriver, peut-être un demi-vers. Mais si j’attends trop longtemps, l’émotion est passée. Il y a vraiment un moment, appelons ça l’inspiration. Prends Le passé. Je n’ai pas pensé : « Je m’en vais te leur écrire un très long truc sur le passé de 18 strophes de quatre vers de vingt pieds chacun ». Non : cinq minutes avant de commencer, je n’y pensais pas ; je me suis mis à écrire et tout d’un coup tout est venu ; au fur et à mesure, je les voyais, tous les gens de cette chanson, je me disais « C’est ça ! », en faisant attention à ne pas être trop précis, pour ne pas arrêter les futurs auditeurs sur un ou l’autre détail. Et c’est le rythme du vers qui charrie, qui apporte les idées.

Je ne garde pas de brouillons, il n’y a pas vraiment d’états successifs. Je travaille dans un fichier de traitement de texte unique ouvert en 2003, c’est ma « salle de travail », où sont tous les textes en gestation, où ça rumine. J’y recopie ce que j’ai noté sur un papier, qu’il s’agisse d’éléments de poèmes ou de chansons. Quand je considère que c’est terminé, je les mets en tête du document s’il s’agit de poèmes, et puis je trie s’il s’agit de publier. S’il s’agit de chansons, je sors la version sur un autre document que je travaille.

Il faut que la chanson soit unifiée. Je me souviens qu’un copain chanteur avait écrit une chanson à partir d’une histoire très simple, et où à un moment donné l’homme va embrasser la femme sous un arbre au nom terrifiant, genre baobab… Les bras nous tombent : aller faire un acte aussi doux et calme sous un arbre dont le nom est lui-même une menace et par conséquent attire l’attention de l’auditeur, le distrait, au sens propre… Unifier, c’est donc éviter les propositions qui foutent en l’air le climat. C’est comme un tableau – dans la peinture classique au moins : il y faut une cohérence ; à la fin le peintre unifie le paysage, ou le visage. Unifier, c’est éviter les fautes de goût, l’hétéroclite, la disharmonie… par goût pour l’harmonie mais aussi pour éviter que les gens s’égarent.

Et puis il y a la question du « e muet » et de son élision. Quand on supprime l’usage artistique du « e » muet, on ramène uniquement au sens. Tout le problème de la poésie contemporaine et de la chanson, c’est qu’en enlevant les obligations formelles (le vers régulier, la rime, etc.), l’auteur se réduit à un petit fournisseur d’idées abstraites. Or, ce qui est important en art, c’est ce qu’il y a en plus de l’idée : sonorités, trouvailles, images, le sensuel.


P.G. Pourtant, Brassens et Brel pratiquent beaucoup l’élision du « e » muet (« ma mèr’ voici le temps venu »)...


J.B. Oui, mais chez Brassens, ça garde toujours son charme, car il y a tellement de trouvailles, de mots astucieux. Ce n’est pas grave, et ça met un côté trivial, décoratif même, et c’est pour ça qu’on ne lui en veut pas du tout ! S’il ne le faisait pas, ça marcherait pareil... Et quant à Brel, dans Mathilde, eh bien ça va bien car tu sens qu’il y a après une virgule énorme après « ma mèr’ », de la taille d’un point d’exclamation... C’est son choix. Moi, si j’avais eu à écrire cette chanson, j’aurais laissé l’« e » muet. Donc ça aurait été moins interjectif, plus mélodique, moins violent... Ce n’est pas de ma part un dogme ! Simplement, j’estime qu’on doit se poser ce genre de questions.

Dans plusieurs de mes chansons, il y a quelques élisions, parce que je les veux à cet endroit-là. Quand c’est moi qui parle, il n’y a pas d’élision. Mais lorsque c’est une citation, je peux le faire : « Aurons-nous bien assez mis de graines en terre / Et assez fondé de pays pour nos enfants / T’as toujours été phraseur tu f’rais mieux d’te taire / Réjouis-toi de toucher le soleil en montant ». Je fais une conversation, et je cite l’autre.

L’excès d’élision, et plus généralement, la liberté d’écriture, dans la chanson, ramènent paradoxalement le chanteur à être à la fin un simple énonciateur d’idées. Le fait de ne pas élider permet de jouer sur la musicalité des mots, la longueur de syllabes, les accents toniques – donc le chant et le charme –, mais aussi de ne jamais se fier à l’idée première qu’on a, d’être toujours obligé d’énoncer cette idée par une trouvaille verbale. Je n’ai pas d’idée quand je commence ; elles ne m’arrivent que par une « trouvaille verbale ». Ce sont celles-ci qui justifient « que je cause ». Sinon, ce sont juste des idées qui se suivent, bref, de la prose. Le vers régulier, la rime et la musicalité, même en poésie écrite sont des garde-fous considérables : il s’agit moins de se préoccuper de l’idée que de la sensation qu’on va éprouver en entendant ces mots. Si vous voulez faire du trapèze, que ce soit vraiment au dessus du sol !


P.G. Tu as écrit des chansons, sinon expérimentales, du moins qui sortent du cadre de la chanson traditionnelle, ne serait-ce qu’au regard de l’abondance du texte : des textes courts comme des haïkus, et d’autres très longs... Est-ce que c’est une recherche ?


J.B. Non, ça s’est fait comme ça. Le Passé : il faut que cette chanson soit longue, que ça n’en finisse pas... Je n’ai jamais de conception préétablie sur la forme.


P.G. Après une période où dominent les chansons avec des strophes régulières et rimées, tu sors le disque Permanence du fleuve, où l’on trouve des chansons qui n’obéissent pas à une métrique régulière comme Ambassade du Chili, ou des chansons très brèves comme L’Enfant toussait de l’autre côté du mur ou Celle qui avait les cheveux dans les reins. Et dans le disque suivant, il y a Carnet, où tu dis : « Je cherche à écrire de plus en plus simplement, je me préoccupe moins des rimes et des rythmes ». Est-ce que tu cherchais, dans cette chanson, à théoriser quelque chose à ce propos ?


J.B. J’admets qu’ici, on peut me prendre en flagrant délit d’avoir raconté n’importe quoi ! Car c’est l’inverse. En vieillissant, je travaille beaucoup plus – écriture et interprétation. Par exemple, cela fait des années que je chante L’Etang chimérique et je ne sais toujours pas très bien quoi faire sur les accents du premier vers, qui donnent le rythme de la suite [démonstration de quatre différentes possibilités de scansion de l’incipit « Nos plus beaux souvenirs »]. En français, on ne met pas l’accent tonique sur la première syllabe (sauf Yves Simon et Francis Cabrel). Ces préoccupations n’intéressent peut-être pas l’auditeur, mais c’est autant de questions que je me pose : interpréter, c’est se poser ce genre de problèmes.


P.G. Je reviens à ton art de la chanson, à ce souci de lisibilité. Quid de ton rapport à la forme traditionnelle (vers réguliers, refrain) ?

J.B. Je me suis demandé pourquoi j’utilisais peu le refrain. En fait j’aime ce qui se suit, pas ce qui revient... Le refrain, c’est revenir en arrière à chaque fois. C’est rester dans le « chantant » (le tra la la la). Ca m’ennuie. J’ai fini avec ça depuis que j’ai quitté l’âge d’être scout.


P.G. Mais la mélodie revient quand même, puisqu’à chaque groupe de strophes, tu dis des paroles différentes, certes, mais sur une mélodie identique ?


J.B. Oui, ça, ça ne me dérange pas...


P.G. J’ai l’impression que la répétition est une caractéristique essentielle de la chanson classique...


J.B. Oui, mais c’est la ramener à son plus modeste niveau que de la ramener au refrain. Les répétitions, ça peut être aussi des parties de phrases, de mots, de sonorités. En même temps, je ne suis pas contre, si c’est réussi, même si je ne le fais pas tellement.


LA MUSIQUE, LA MISE EN MUSIQUE


P.G. Alors, la mise en musique ? comment fais-tu ?


J.B. Je suis à mon ordinateur avec ma guitare et « ça chante ». Ça se passe comme ça : le texte n’est pas fini, mais très élaboré. Je sais qu’en gros ça va être des séries de vers de 7, 9, 12, 18 pieds etc. Je commence à travailler la musique avec les soixante pour cent du texte déjà écrit. Et la suite vient : je me dis qu’il faut changer ce bout de phrase, et puis j’ai une autre idée. Et le rythme vient. Ferré faisait pareil pour la mise en musique des poètes : il se lisait les textes en chantant au piano.


P.G. J’ai un peu l’impression que dans l’essentiel des alexandrins qu’il a mis en musique, Ferré a pris l’option de l’accent sur la dernière syllabe : quand le ciel bas et lourd pèse comme un couVERcle...


J.B. ...et il a absolument raison. (Il chante en déplaçant les accents et en augmentant les intervalles, parodiant la mélodie française : « quand le ciel bas et lourd pè-seu »). Je vais me faire tuer, mais l’ennemie de la chanson, c’est la mélodie. Quoiqu’il y ait des mélodies de chansons qui soient magnifiques – chez Ferré, justement... Le problème, c’est que quand tu as écrit le début de la mélodie, tu es coincé jusqu’à la fin, puisque c’est une chose qui revient ou se développe. Si les accents et les longueurs des phonèmes ne correspondent pas la deuxième fois, tout explose. Ou il faudrait réécrire le texte.


P.G. Tu te souviens quels étaient les premiers disques de musique classique que tu avais achetés ?


J.B. Aux Nouvelles Galeries de Rennes, il y avait une collection de livres et une autre de disques de musique classique à bon marché. Lorsque j’étais en « terminale », avec mon budget extrêmement faible (travail de vacances), j’ai acheté des bouquins classiques et quatre ou cinq disques, classiques aussi, à écouter sur le Teppaz familial. Le premier disque familial avait été acheté par mon frère ainé, c’était l’Adagio d’Albinoni. Je continue à trouver cette musique superbe. J’ai acheté Nuit dans les jardins d’Espagne de De Falla, la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, Peer Gynt de Grieg. De remarquables interprétations, d’ailleurs.


P.G. Quel est ton bagage musical théorique ?


J.B. Quand j’avais une douzaine d’années, je me suis inscrit au Conservatoire de Rennes pour apprendre le solfège. J’y suis allé un soir (un seul...), on était dix ou vingt gosses, et je suis rentré à la maison en disant que je ne voulais pas y retourner : c’était une pédagogie affreuse qui décourageait les enfants. Plus tard, avec ma première guitare, j’ai acheté un petit manuel avec les accords dessinés. Puis quand j’ai été chanteur, à 23-24 ans, j’ai voulu apprendre la musique. Mais là, j’ai pris la mesure de l’immensité de l’espace à remplir ! J’ai pris deux cours avec un guitariste que je payais, mais je me suis dit qu’il allait falloir cent ans avant d’arriver à écrire Au clair de la lune et je n’ai pas insisté. Je ne sais donc ni lire, ni écrire la musique. Mais d’un autre côté, cette ignorance a certainement favorisé la débrouillardise vis-à-vis du vers et la compréhension de la musicalité des mots.


P.G. Souvent, comme tu es dans le registre tonal ou modal – comme tout le monde ou presque – tu fais appel à des accords majeurs ou mineurs très classiques. Et par moments, il y a d’autres accords qui arrivent (septième diminuée dans Menace, quintes augmentées dans L’Ephémère et la durée, neuvième diminuée dans Les Biefs, etc.). Ça vient comment ? C’est de l’expérimentation ?


J.B. Ça vient comme ça, ça peut arriver...et par moments, c’est juste la flemme. Elbaz faisait des chansons entières sur un unique accord « tchécoslovaque », comme ça. Moi, je n’ai pas de conception de la musique. J’ai une conception du texte, de sa géométrie, de l’écriture, du respect du texte et de la présence sur scène. Et toutes les autres conceptions sont tout aussi valables, pourvu qu’au bout du compte il y ait une belle œuvre d’art, avec de la dignité et qui ne prenne pas les gens pour des cons, de l’intégrité, quoi.


RAPPORT AU RÉEL, ART ET AUTHENTICITÉ


P.G. Quel est ton rapport au vrai, au réel, dans tes chansons ? On a pu reprocher à Brassens une forme de misogynie dans ses chansons, qu’il excusait partiellement par le fait qu’il ne pouvait pas renoncer à faire un bon mot suggéré par l’écriture. Jusqu’où, chez toi, la forme chanson peut te conduire à prendre des libertés avec, disons, la sincérité ou l’authenticité ?


J.B. Quand j’écris, il faut que le « bon mot » aille dans le sens de la vérité. Quand j’ai écrit mon roman, certes c’était inventé, fantasmé, à la fois vrai et faux. Mais à la fin, quand j’ai relu, je me suis dit : « C’est exactement ça ! C’est la vérité ». C’est la même chose dans les chansons. Je ne veux pas qu’on puisse se dire : « Ce n’est pas vrai ». J’essaie d’écrire au plus près de ce que je suis en vrai, ce qui n’enlève rien au rêve et au fantasme. Si j’écris quelque chose d’exagératif, fantasmagories ou délires, comme Gout d’ail ou Les Tarés, je l’indique clairement – dans le style, bien sûr. Si tu prends Félix, c’est la même chose : tout ce qu’il a écrit, en prose, en chanson, ou ses petits aphorismes, c’est bien lui, sans bavure ni contradiction. C’était un homme droit. Ce n’est pas un exploit, c’est normal. Trénet – on en revient à un débat qu’on avait eu, toi et moi – a inventé un personnage de music-hall ; c’est son affaire, ça ne me dérange pas sur le plan moral ; mais ce n’est pas Félix. Brassens, lui, semble assez rarement dedans : peut-être dans La Non-demande en mariage, ou la Supplique. Et pourtant on se dit que c’est bien lui... un homme simple, intègre, discret, pas « rameneur », d’un anarchisme doux.


P.G. Dans ta chanson L’éternité à Denfert, qui est ciselée, on sent qu’il y a « du vécu », comme l’on dit, une écriture réaliste et puis soudain il y a un cétacé bien étrange qui arrive...


J.B. Nous vivions au premier étage, donnant sur la rue. Et il y avait les pigeons qui arrivaient [il imite un bruissement d’ailes], et les bagnoles qui venaient se garer : vu d’en haut, c’était ça les cétacés, le toit des bagnoles, ce machin gris. Et je fantasme là-dessus : on est sur une espèce de banquise. L’Eternité à Denfert, c’est un bon exemple : je ne voudrais pas que mon fils puisse dire – ou que la femme avec qui je vivais ait pu dire : « Ce n’est pas vrai ». Tant il est vrai qu’ici je m’adresse à eux !

Si je m’aperçois que quelque chose est fallacieux, « plus beau que vrai », je le supprime. Sauf si j’écris un roman comique !


P.G. Tu ne penses pas que l’objet artistique a assez de valeur en lui-même, que l’œuvre t’appelle avec suffisamment de force pour t’affranchir de ce principe, pour faire des entorses à la réalité ?


J.B. Non. Ou alors cela échappe à ma vigilance. Si ce n’est pas mon opinion, ou ma vision du réel, ou une image juste, je supprime. Parce que c’est naturel d’essayer de se dominer, de faire attention, d’aller au plus juste. Je nuance un peu : dans les poèmes de Blessé seulement, la femme dont il est question a tous les défauts possibles, mais ce ne sont jamais les mêmes. Je suis inexact et contradictoire. Le côté exagératif fait partie du propos : c’est un homme qui éructe, qui se laisse aller. Ce n’est pas le portait de la femme réelle, portrait que je suis capable de faire, par ailleurs. Quand je faisais des chansons « engagées » comme À Besançon, c’était parce que je pensais exactement comme ça. Elles ne sont d’ailleurs pas excessives, ces chansons, elles sont « démocrates-socialistes ». D’une manière générale, je trouve que l’époque artistique a beaucoup trop de transgresseurs et qu’elle manque d’humanistes.

Mais je ne renonce pas toujours non plus à une trouvaille. J’ai pu donc être excessif parfois, quoique jamais menteur ou tricheur, ou provocateur.


P.G. Justement, compte tenu du fait que ton rapport avec le réel est étroit, et que tu écris des choses parfois intimes qui impliquent d’autres personnes, as-tu tes règles en la matière ?


J.B. La première fois que je me suis posé la question, c’était pour la chanson À Julos. Julos [Beaucarne] était un bon copain ; sa femme était décédée dans des conditions tragiques. Je suis allé à l’enterrement ; j’ai écrit ce texte et je me suis alors demandé si je n’allais pas un peu trop loin en parlant explicitement d’un événement, et en citant les personnes. J’ai montré cela à un ami comédien, un intime de Julos, Jacques Hansen, qui m’a dit en substance que l’ayant écrit, je devais le faire. Et puis j’ai pensé aux poèmes d’Aragon à Elsa, aux poèmes d’Eluard à Nusch, à Picasso qui tordait le cou de sa femme dans tous les sens, à Ferré criant : « salope ! ». Je me suis dit que si je ne le faisais pas là, je ne le ferais jamais, c’est-à-dire que je déciderais de prendre des distances avec le réel, de transposer, que ce serait toujours des scènes rebricolées, inventées. Je deviendrais un « créateur », un faiseur... Finalement, si je l’ai écrit, c’est que je l’ai ressenti, et il n’y a pas injure ou diffamation. J’ai continué comme ça. Je pense aujourd’hui que dans une ou deux chansons dont le personnage est Anne-Marie, je n’aurais pas dû. Parce que je lui ai fait des disques entiers de chansons d’amour, et que dans le sixième disque il y a Dernier avertissement, qui est une éructation ! D’un autre côté, si je ne le faisais pas, je m’interdisais de faire jamais des chansons adressées à quelqu’un. C’est le dilemme… À Julos a donc été un seuil : je décide que je peux m’exposer dans mon intimité, le cas échéant avec des personnages proches. Si on décide qu’on parle de son âme, on en parle. Sinon, on fait des « succès » ; moi, ça ne m’intéresse pas.

Mes chansons sont peuplées de souvenirs, de personnages, de lieux qui arrivent en vrac. C’est ma fidélité au monde. Je ne décide pas que je vais raconter telle histoire. L’impudeur de l’artiste, c’est obligé ; la pudeur aussi, c’est obligé, notamment sur scène. J’ai consacré des textes par dizaines (j’en ai même beaucoup jeté à la poubelle – des centaines de pages !) à la deuxième histoire d’amour de ma vie. Personne ne m’a jamais posé de question quand il s’agissait de poèmes. Monter sur scène et parler, c’est plus délicat. Car dans tout l’éventail des métiers artistiques, l’auteur-compositeur-interprète est le plus exposé. C’est là où tu atteins les gens dans le fond de l’âme en quatre mots, et c’est là aussi que tu te « sors » le plus, et où tu vas le plus profond dans ce rapport pudeur/impudeur. On est présent physiquement et on atteint vite l’obscène. C’est peut-être pour ça que l’intelligentsia ne veut pas en entendre parler : c’est vraiment du feu, ce machin-là. Le chanteur lyrique, ce n’est pas lui qui a écrit son texte, n’est-ce pas, et puis il a un chef d’orchestre, une habilleuse… Et il ne parle pas de lui. Le romancier met son manuscrit à la poste et c’est terminé. Le poète aussi, comme Aragon avec ses « Vive Staline » ; bah, ça n’est pas si grave ! Le petit auteur de chanson fait tout, il « y va », il se trouve confronté à des problèmes terribles, à la MJC de Rabastens, il prend tous les risques : l’obscénité ou la grâce...


LA PORTÉE DES CHANSONS


P.G. Comment vis-tu avec l’idée que ce que tu as chanté ait pu influencer quelqu’un politiquement ?


J.B. Dans le temps, je veux dire du temps de À Besançon ou de Menace, je ne pensais pas avoir une influence ! La chanson était un témoignage. À Besançon, je suis à la manif, mais je les regarde passer. Il a une chose que je n’ai jamais aimée, ce sont les chansons militantes au premier degré, avec le poing levé. Il y en avait beaucoup ces années-là. Moi, je faisais – du moins il me semble – des chansons où je me mettais en question par rapport à la politique, comme dans À Besançon, ou Ambassade du Chili.

Menace est l’un de mes textes les plus « révolutionnaires », si on veut. À la fin, je dis qu’il faut faire quelque chose. Mais je dis quoi ? qu’il faudrait des porteurs de parole… Je n’en déduis pas la forme politique du programme ! Trente ans après, je me rends compte que ces chansons-là, et d’autres, ont joué un rôle dans la vie de certaines personnes. Elles viennent me le dire. J’en suis très honoré, très fier ; et je pense que – pour le peu d’influence que j’ai eu – je ne les ai pas entraînés dans des voies sans issue, des erreurs historiques, comme certains autres. On réfléchissait un peu, avec les copains, et on savait que les chansons, un chanteur, ça a de l’impact, donc des responsabilités. On était d’accord pour assumer cela, honorablement, et en même temps, on ne voulait pas faire de la chanson slogan. On ne se prenait pas pour des chefs, ou des porte-drapeaux : on était dans la foule des gens exprimant des sentiments ; on n’était pas pédagogiques ou mobilisateurs.


P.G. Par moments, on comprend tout de même que tu pensais qu’il y aurait des œufs à casser : le jeune homme sur une barricade du futur « avec une flamme rouge dans la main » dans Permanence du fleuve, les mots qui sont « de l’autre côté de la révolution », ce fleuve de la révolution que tu invites à traverser dans Génération…


J.B. Cette image de la flamme rouge, je la trouve belle, mais ça ne veut pas dire qu’on va zigouiller ceux d’en face, et puis cette barricade peut être une image. Je pense avoir été toujours un homme du centre-gauche, un chrétien social, un social-démocrate, un modéré, à tel point que j’ai passé ma jeunesse et ma vie à m’engueuler avec les communistes et les trotskistes, aux yeux desquels j’ai toujours été un petit bourgeois mou, partisan des fameuses « libertés formelles » qu’ils méprisaient tant… Ceci dit, j’ai pu, ici et là, me laisser aller à des exagérations lyriques.


P.G. Et comment vis-tu avec le fait que ton art puisse remuer quelqu’un de façon extrêmement profonde ?


J.B. J’en ai conscience maintenant, c’est récent. Mais j’estime que c’est la règle du jeu, qu’il faut assumer la possibilité de bouleverser les gens. Cela exige de la part de celui qui est sur scène de la tenue : pas de verre à la main, ni de clope au bec, en profitant de la situation, pas de vanité, de la réserve... Il s’agit d’être à la hauteur de ce qu’on va peut-être produire dans l’âme d’autrui. Cela suppose un certain sérieux dans la manière, montrer aux gens le respect qu’on a d’eux en même temps qu’on s’exprime ; ne pas faire le clown, ne pas exagérer les effets. De la tenue, y compris hors de scène, dans la vie publique et la vie privée.


P.G. C’est la manière de Jacques Douai : tenue, retenue ?


J.B. Exactement. Jacques Douai, Félix, beaucoup d’autres ! Cela requiert une économie des effets ; de la dignité ; des détails scéniques qui montrent qu’on n’est pas là pour s’éclater ; pas de démagogie dans la façon d’être sur scène ; comme certains chanteurs d’aujourd’hui qui font du cirque sur le plateau ; pas de briquets ; de tricherie à la fausse exaltation… un peu d’immobilité, je dirais même... une manière de s’habiller. J’ai cherché pendant des années comment m’habiller sur scène...


P.G. On a eu l’impression que tu cherchais à t’habiller de la façon la moins signifiante possible…


J.B. Absolument. Cette tenue de scène non signifiante existait dans les années cinquante : le costume croisé. Brassens, Brel, tant d’autres... On pouvait dire que ce n’était pas très pittoresque, c’était anti-théâtral… Mais comme il était la tenue du dimanche de Monsieur Dupont, le costume croisé avait pour effet de ne rien signifier. Ma première tenue de scène, je la dois à mon père, qui m’a emmené chez son cousin Tourtier, qui m’a fait sur mesure un costume bleu marine – superbe. Ensuite, ça a été une très longue hésitation. Les amis me disaient systématiquement que ce n’était pas comme ça que je devais m’habiller – car chacun a une idée, une image du chanteur ; et je n’étais pas habillé comme dans leur vision. Et à chaque fois que je sortais de scène, on me faisait la remarque. Or, regardez la tenue des chanteurs : l’évolution depuis quarante ans, quel conformisme ! Tous à la mode du moment, tous pareils ! Col roulé, motard, battle-dress, médiéval écolo, zonard, semi-drogué... Moi, je cherchais une tenue à la fois pratique et non signifiante.


P.G. On sentait en effet le processus de recherche : je me souviens de chemises bleues, d’un genre de saharienne grège, et même d’un costume blanc quand tu chantais avec le grand orchestre. Une femme assise à côté de moi s’est exclamée quand tu es entré en scène tout de blanc vêtu : « oh qu’il est beau ! »


J.B. Je n’ai pas continué le costume blanc, c’était trop « variétés »… C’était une idée de mon éclairagiste, Frédéric Jérôme. Mais une autre fois, il y eut une idée de Jean-Paul Debard, mon sonorisateur. Puis j’entendais un musicien me glisser : tu ne devrais pas t’habiller comme ça, tu fais trop engoncé... Ainsi de suite. Il y avait aussi ce détail à ne pas négliger, lorsqu’on n’a pas les moyens de se payer une habilleuse : il fallait une tenue pratique – et pratique dans toutes les situations. Pendant des années, j’ai transporté dans la voiture ou le camion ma tenue de scène impeccable. Ce n’était pas très pratique, et en plus cette tenue était supposée convenir à tous les cas et tous les lieux ; malheureusement, tous les cas ne sont pas identiques ! Ici vous faites trop guindé, là trop sportif. Là le col roulé dans la salle surchauffée... Ailleurs, le petit maillot léger dans la salle glaciale... Et cætera. J’ai fini par trouver, ou plutôt la vie a trouvé pour moi : je n’ai plus de tenue de scène. Je suis habillé comme un monsieur de soixante ans, et j’arrive avec le veston et le pantalon que j’ai sur moi dans la journée. Je ressemble à l’âge que j’ai, je suis proprement habillé et maintenant tout le monde s’en fout. Plus jamais de commentaire sur ma tenue de scène ! Et le fait que je chante assis diminue l’importance du physique et de l’habillement, en diminuant la surface exposée (rires). Quand tu es seul debout pendant une heure, ils repèrent tout, en commençant par les chaussettes ; c’est encore plus vrai quand, jouant debout de la guitare, tu as le pied sur le tabouret, position affreuse !

Pendant la plus grande partie de ma carrière, je ne croyais pas toucher les gens. Mais depuis cinq ou six ans, que je suis devenu un monsieur d’âge respectable, ça remonte en effet ; je vois à la fin des spectacles des gens s’approcher de moi... Un homme me serre la main, il a l’air bouleversé, il dit « merci », tourne le dos et s’en va… Mais je chiale plus qu’eux. Il m’arrive moi-même de pleurer en chantant, dans Le Passé « Le docteur dans la côte avec le lumignon de la tendresse / Le toit bleu de la vieille école et le jardin de l’hôpital ». Il s’est passé tout ça : Verdun, le STO, et pourtant, ce qui te fait pleurer, c’est cette image de la vieille école…


P.G. Le métier ne suffit pas à te contrôler ?


J.B. Non. C’est même l’inverse. En vieillissant ça m’arrive de plus en plus : le contenu me submerge, moi aussi. Les gens croient que c’est un trou de mémoire... Je me reprends aussitôt.

Pour en revenir à la façon dont je m’arrange avec le fait que je peux bouleverser les gens, je dirais que j’y suis passé le premier, puisque je témoigne dans mes chansons d’un état intérieur. J’allais dire : j’ai payé par avance. Je raconte mes souffrances, je raconte ce que c’est qu’un homme qui a tenté d’être chanteur et qui n’a pas triché. Regarde ma maison : il n’y a pas un meuble acheté. C’est une vieille télé, des meubles de récupération, je n’ai pas de résidence secondaire, je vis chichement. Je suis passé par là et ça me donne, en vieillissant, une légitimité que je n’éprouvais pas avant. Après plus de quarante ans de marginalité absolue et d’illégitimité dans l’univers culturel, c’est comme si je sortais enfin du taillis de l’autre côté. J’ai ma légitimité, je n’ai rien volé à personne, et je parle. Ce qui me justifie aussi, c’est que je ne me suis jamais laissé prendre aux modes, comme par exemple chanter mal. Alors que depuis 30 ans c’est le dernier truc au poil, j’ai toujours essayé de chanter bien, d’exprimer la qualité d’un vers par les nuances de la voix, de retenir ceci, plus fort, moins fort, de me faire comprendre du dernier rang, de ne pas assourdir le premier rang, et, ayant pris le chemin des ringards, je me sens autorisé. Les cadors du métier, quand j’avais vingt ans, nous disaient comment faire : couplet-refrain, binaire-ternaire, raconte une histoire, chanson plus gaie, plus dynamique à la fin du récital, intercaler chansons tristes et chansons gaies, faire des gestes, ouvrir les bras, quelques pas de danse, une chanson sur l’amitié, une autre sur l’amour…et moi – et d’autres, bien sûr – on n’en tenait aucun compte ! Alors, si maintenant des gens me sont reconnaissants de n’avoir pas triché, n’avoir pas été un faiseur, je crois que je comprends pourquoi.


P.G. Pourquoi maintenant plus qu’hier, cette capacité à bouleverser l’auditeur ? Est-ce parce que nous, ton public, avons vieilli avec toi ?


J.B. Oui, probablement... En vieillissant, les gens font le tri. Les excitations collectives de nos vingt ans, les débats importants, et puis les années passent : ta femme est partie, ton ami est mort, tu croyais que tu serais ceci et tu n’es que cela, les deuils ; et la société de la mode et son baratin obsédant et excluant… Alors tu vas à l’essentiel : qu’est-ce qui a été important dans ma vie ? à qui puis-je faire confiance ? qui ne m’a jamais mené en bateau ? que puis-je respecter, qui soit intègre ? qu’est-ce qui nous unit en amitié ? de quoi être fier ? Il me semble aussi que je dis du bien des gens qui m’écoutent...

Je fais pleurer les gens, mais je ne le cherche pas spécialement. Un de mes amis les plus chers ne vient jamais m’écouter : il ne peut pas supporter. Peut-être si l’on me disait « viens, on va écouter Bertin », je répondrais « merci, j’ai assez pleuré pour aujourd’hui » (rires). D’ailleurs les gens ne sont pas tristes, c’est plutôt une émotion, de l’ordre du feu dans la plaie. Le chanteur arrive et chante Nos plus beaux souvenirs fleurissent sur l’étang et ce qui était une douleur quand tu étais seul dans ta voiture, devient une harmonie, une émotion positive, parce qu’on est trois cents, une meute, une harde, un groupe chaleureux : c’est le sens même de la chanson, comme art.


P.G. Est-ce que ça veut dire que le public que tu touches le plus est composé de gens au moins quinquagénaires ?


J.B. Oui, bien sûr, et je trouve ça normal. Mon public a vieilli avec moi, et voit que je vais, comme lui, vers certaines lueurs, couleurs, sensations. Et il a confiance. Si ça intéresse des jeunes, pourquoi pas ? Mais j’ai toujours trouvé minables ces mecs qui, à cinquante ou soixante ans, font des chansons « pour les jeunes » et se réjouissent d’avoir un public de « jeunes » et en adoptent les comportements, les tics, les allures. J’ai l’âge que j’ai et je l’assume. J’ajoute un correctif : une histoire vécue. À Lille, en 1966, dans la salle des étudiants de la Catho, on est trois ou quatre réunis à bavarder. Et puis arrive le responsable de la salle, Bernard Hanet, qui nous apporte le nouveau disque de Jacques Douai, va en cabine et met le disque dans la sono. La première chanson (Maintenant que la jeunesse / S’éteint au carreau bleui) me fait un effet extraordinaire. Et pourtant j’ai vingt ans et cet homme parle de son âge mûr : Aragon devait avoir à peu près cinquante ans lorsqu’il a écrit le poème, et Douai en a presque autant quand il enregistre la chanson. Nous sommes ridicules, non ? Nous nous émouvons avec des sentiments de vieux dont on n’a rien à foutre ! Et pourtant, nous savons que c’est une grande œuvre d’art. Je me souviens aussi qu’à l’école de journalisme, des écrivains étaient parfois invités à parler devant les étudiants. Pierre Emmanuel, le poète, est venu et a parlé de la cinquantaine. Il nous dit en substance qu’il faut avoir son âge et n’essayer jamais de tricher. J’ai dix-neuf ans ; pourquoi je m’en souviens encore ? Cette belle franchise m’a marqué. Pourquoi ? Tout est là.


PASSÉ, NOSTALGIE, RÊVERIE


P.G. Tu as écrit une longue chanson qui s’appelle Le Passé ; tu as beaucoup de chansons sur le thème du regret, des histoires passées ; ton roman se passe dans la France des années cinquante : on sent comme une forme de nostalgie…


J.B. Je n’ai jamais été une seconde nostalgique, mélancolique, douloureux, dans ce livre ! Je me suis marré tout du long en l’écrivant. J’espère que mes lecteurs ont saisi l’humour du ton et une jouissance à dire certaines choses…


P.G. Peut-être une jouissance à dire des choses comme « Ah que c’était bien à cette époque » ?


J.B. Oui. L’un des buts du livre est d’exprimer la fierté de venir de ce milieu-là et de dire que ce peuple-là – en gros les chrétiens sociaux de l’ouest de la France des années cinquante – a construit le pays dont j’ai profité. Dit avec humour, et des joliesses proches du pastiche, des traits, des histoires vraies et inventées mêlées, etc. Je ne dis jamais que c’était mieux hier, mais je dis qu’hier, ils m’impressionnent par leur courage, leur détermination, leur foi en l’avenir. Hier, c’était « on s’en sortira !». C’était la phrase de mon père. J’admets qu’aujourd’hui ça n’a pas totalement disparu, mais tu admettras aussi que ce n’est pas ce qu’on entend tous les jours à la télé : la foi dans l’avenir, dans la société, le travail humain, la construction solidaire d’une société… Hier « ils l’ont fait », et dans quelles conditions ! Mon père et ma mère étaient au boulot à treize ans et ils ont construit une société. J’aime leur rendre justice. Dans l’époque artistique actuelle, c’est une authentique provocation ! Disons une performance.


P.G. C’est souvent que tu rends hommage au « peuple » dans tes œuvres…


J.B. Oui, je le faisais déjà dans La Jeune fille blonde. Je suis probablement le seul chanteur français à avoir dit « merci » au peuple ! Gloire à vous ! parle de la Résistance, c’est plus admis par l’air du temps. Dans mon roman, il y a de la fierté, du remerciement, mais aussi de la provocation à l’égard du milieu de l’art, de la littérature et de la culture française contemporains. Car je traite le sujet tabou du christianisme social. Une amie m’a offert le livre constitué par un échange de lettres de communistes italiens qui s’appelle Le Silence des communistes. Il a eu une presse formidable et a été adapté au théâtre par Jean-Pierre Vincent – présenté à Avignon dans le in ! Rien que ça. Quel silence ? J’ai écrit à cette amie en lui disant qu’il n’y avait pas de silence des communistes ! J’ouvre la télévision ou la radio et ça n’arrête pas : « mon enfance dans la banlieue rouge », « je suis un ancien communiste eh bien c’était quand même que des gens biens ». Imagines-tu un texte « J’étais à la J.O.C. en 1950 » monté à la Cour d’honneur en Avignon ? Des bouquins sur le thème « mon père était collabo », il y en a ; sur « ma grand-mère couchait avec les officiers allemands », il y en a. Mais la France populaire catholique des années cinquante, qui a fabriqué ce pays, est un tabou : pas un mot nulle part. Alors moi j’en parle.

C’est vrai, j’ai beaucoup de chansons nostalgiques. Je ne sais pas ne pas le faire. Depuis la mort d’Anne-Marie en 2006, l’amour de ma vie et la mère de mon fils, ça devient fréquent.


P.G. Mais avant, il y avait déjà beaucoup de chansons d’amour mélancoliques.


J.B. C’était plutôt des chansons de colère, de rage, notamment dans les années 1990.

En même temps, je comprends qu’on me dise « vous chantez des chansons trop tristes, je ne peux pas vous écouter ». Bon, je chante, ils viennent : je ne vais pas les mettre dehors non plus (rires). J’essaye peut-être de sublimer, de passer de l’autre côté, au travers des chansons. Elles ne sont jamais suicidaires ou morbides, il me semble. La dernière chanson de mon tour de chant, Les Chants des hommes [de Nazim Hikmet et André Grassi] est bouleversante, mais elle ne l’est que par ce que tu y mets de foi. Elle ne dit pas « c’est triste », mais « j’ai toujours aimé le chant » ; son thème pourrait être qu’on n’atteint la vérité de l’humanité que par le chant. Même si elle vous fait chialer, ce n’est pas une chanson triste. Je chante Que faire ? juste avant, où je dis que la cinglerie qui va nous sauver, c’est qu’il faut ramener de l’Homme dans la conversation. Je suis assez content, car il n’y en a pas un autre qui va aujourd’hui suggérer de « ramener de l’Homme ».

Les Livres n’est pas non plus une chanson triste, je parle de notre culture d’enfance qui était d’aller à la bibliothèque, de réfléchir, de découvrir des mondes et des aventures. La Fidélité… certes, ce n’est pas non plus une chanson très au goût du jour ; c’est un texte que j’avais dédié et offert à Anne-Marie Dupuy, collaboratrice directe de Georges Pompidou, pour qui je n’ai jamais voté, qui faisait une politique de droite mais dont les résultats furent plus à gauche que certaines politiques « de gauche » à d’autres époques. Elle était une ambulancière de la France libre. Une fidèle. Je voulais lui rendre hommage. À un fils ce n’est pas nostalgique, c’est un sentiment banal de père. Les renforts de Quand recevront-nous des renforts, mon âme ? finissent par arriver… tout en se faisant un peu attendre, c’est vrai. Amis soyez toujours, de Jean Vasca, n’était pas une chanson triste : quand elle a été écrite, il s’agissait de jeunes mecs qui s’envoyaient des signes d’amitié à travers l’espace. Mais chantée à trente ans de distance…quand trois amis sur cinq sont morts, c’est « on se reverra au ciel...». De la même façon, jadis, Noël, ou Madame à minuit, de Bérimont et Ferré, je la trouvais simplement belle...

P.G. Pourtant, dans Noël, « il n’est rien venu d’autre que les pleurs »…


J.B. Oui, mais je n’entendais pas les pleurs. Maintenant, oui. C’est moi qui ai trente ans de plus. C’est la même chose pour la Ballade du passant de Claude Semal qui est un peu un équivalent de L’Etranger de Cohen. Bref. Je n’ai aucun plaisir pervers à la tristesse et au chagrin, crois moi.

Pour en revenir à ce que j’écris, je ne suis pas spécialement triste : la preuve, j’ai fait des papiers très souvent sur le ton de la rigolade, des astuces, des bons mots…et ça me vient tout seul, sans qu’il soit besoin d’une commande ; je suis moqueur, ironique, c’est naturel. Je ne crois pas être un type triste par nature.

Je suis au départ un rêveur. Ça, chez moi, c’est un peu maladif. Il faut aller chercher dans ma psychanalyse : j’ai été mis à l’hôpital plusieurs fois avant l’âge de cinq ans, j’ai subi trois opérations, et j’ai eu le pied immobilisé pendant des mois : je ne pouvais pas jouer avec les autres enfants, et quand on sortait se promener, j’étais dans une poussette…et ça a duré des mois et des mois. J’ai été placé en colonie de vacances chez les bonnes sœurs, près de Saint-Malo ; j’ai demandé en arrivant de quel côté se trouvait Rennes, je me suis posté dans la cour, tourné dans cette direction, celle vers laquelle mon père ou ma mère apparaîtraient, et je me suis mis à pleurer pendant plusieurs jours, sans arrêt. Ce sont des voisins qui sont venus me chercher sur un coup de téléphone des religieuses. J’ai d’autres scènes dans ma tête où je suis dans un groupe d’enfants – mes parents participaient à des week-ends de « récollection » – mais moi, j’étais dans ma poussette et cela donnait ceci : « On va jouer à cache-cache », disait la monitrice ; j’étais bientôt seul, dans la campagne, terrorisé, abandonné, vu que tout le monde avait disparu ! Je revois encore ce décor, ce paysage, je sens le vent, j’entends le silence de ce moment-là. Ce qui m’a causé du désertisme, une angoisse fondamentale. Je n’aime pas la campagne, cela vient de là : j’étais un enfant abandonné.

Je pense avoir dès lors développé des facultés d’imagination, probablement pour m’en tirer, confronté que j’étais à une solitude violente d’enfant différent (je ne pouvais pas bouger). Ce fut sans doute une défense immunitaire : « Ça va se passer dans ma tête, je coupe le contact, salut les mecs ». J’ai développé mes capacités à la rêverie (qui n’est pas la mélancolie) ; je me racontais des aventures. Ça a été ma manière de m’adapter au monde. Mes chansons viennent de cette propension à la rêverie. Je suis dans le registre de la solitude et de l’amitié, l’amitié comme territoire du rêve, d’un idéal...

Je ne suis pas un nostalgique et je ne suis pas tourné vers le passé : je suis un actif, tourné vers l’action. Je me lève un matin et décide que je vais écrire un bouquin qui se passe à 6 000 km d’ici – et je n’ai pas un rond ! Une autre fois, le bouquin se passe à 9 000 km d’ici ! Je fais 25 disques, sans un rond. Chanter à l’autre bout de la France dans des villages inconnus, c’est pas vraiment statique… J’ai eu des chiffres de dettes astronomiques – pour la production des disques ; il faut aimer la bagarre… J’ai tout remboursé. Si tout ça n’est pas une forme de dynamisme, d’optimisme... Vous en connaissez des nostalgiques tournés vers le passé, qui font ça ? J’ai été dans ma vie cent fois plus actif que tous les aveniristes que je connais.


GENÈSE D’UNE CHANSON : COMME UN PAYS


P.G. Tu peux me parler un peu en détail de l’écriture d’une chanson que tu travailles en ce moment ?


J.B. Prenons la chanson Comme un pays. Ça commence, dans ce cas, par un texte écrit avec des vers très longs, sans rythme. C’est un peu mon rêve, mon fantasme ou mon caprice : chanter sans les « barres verticales » (il fredonne une mélopée non régulièrement rythmée). Il paraît qu’on ne peut pas faire de la musique s’il n’y a pas de rythme régulier... Or, bien sûr, on peut, mais on ne peut pas se faire accompagner, c’est tout. Ou alors avec un accord plaqué à l’orgue, et l’accompagnateur attend que le vers soit terminé pour en plaquer un autre ; et ainsi de suite. Mais je peux aussi chanter a capella pendant des heures et produire un chant qui puisse vous intéresser, peut-être ? Personne ne le fait. Moi oui, dans les derniers disques, plusieurs fois : La foi, Dans la mort.


P.G. À Besançon, déjà…ou comme Léo Ferré dans L’Affiche rouge ou Madame la Misère


J.B. À Besançon oui, mais ce sont des vers courts. Il y a un côté « proclamé » dans À Besançon qui fait que s’il avait fallu faire des mesures à quatre temps, l’auditeur se serait bien ennuyé… Alors je me mets à écrire cette fameuse chanson sans rythme, sauf la pulsion binaire (Claudel...) dont je te parlais : « Aurai-je fait autre chose jamais que chanter ce pays et les bannières… » Tout est donné d’emblée, tout vient dans le premier jet. C’est un parallèle entre le pays que j’ai sous les yeux et le chant qui sort de moi. La première strophe est un tableau, et comme elle me plaît, je pense : pourquoi ne pas continuer avec d’autres exemples de scènes comme celle-ci ? Les armées du roi ? Les représentants de commerce dans leurs bagnoles ? Mais je choisis d’unifier – comme je le disais plus haut. Puis je me décide d’arrêter à trois fois quatre vers pour les couplets, ce qui me permet de mettre un refrain – régulier, lui… ne serait-ce que pour désennuyer mon pianiste (rires).

Je fais alors un refrain de vers réguliers et courts, six ou huit pieds, refrain mesuré à trois temps. Le refrain est « très chanson », il est venu par vers courts, je n’ai pas hésité, sauf un vers que j’ai supprimé (« Sur tout le dit et la manière » – trop maniéré, justement). (Il prend sa guitare et chante le refrain originel). Quand j’en suis arrivé à chanter les vers du refrain « Du chant versé d’un verre... », j’ai senti soudain que c’était « ma voix » : Et je me suis dit : il ne faudra pas que l’orchestre joue trop fort ici, car sinon c’est perdu. C’est-à-dire que je suis juste « dans mon registre à moi », et si on ne me fait pas forcer, ça va être simplement beau. C’est un mec qui s’appelle Bertin, et là c’est sa voix humaine à lui. Quelquefois, sous l’effet de l’enthousiasme, on force un peu la voix. (Il le rechante maintenant avec à peine plus d’emphase et de lyrisme, un peu plus fort, et avec un léger crescendo) ; mais là, il n’y a pas ma tendresse, c’est-à-dire mon humanité profonde. Ça doit être à la fois affirmé et contenu, car chanter bien n’est pas chanter fort. C’est l’homme qui chante, ce n’est pas du rock, on n’est pas en bois.

Mais du coup, mettant un refrain, je pense que les vers des couplets, à chanter sur trois temps, devraient eux aussi être réguliers… Alors je commence à élaguer les vers longs, à les modifier. J’opte pour vingt pieds ! Un vers disait : « La nuit tombant, j’étais dans la barque dérivant sur une tierce mineure ». Pour que les accents toniques se placent davantage sur des signifiants, je modifie et le vers devient : « La nuit tombant, j’étais dans une barque dérivant sur la tierce mineure ». Mais à mesure que je change pour des raisons de musicalité du vers, je m’aperçois que certaines images ne fonctionnent plus aussi bien. J’avais écrit « Des chansons de veillées hmm-hmm » (un mot à deux syllabes à trouver) ou « des chants de marche ou des hymnes d’assemblées ». En sachant que je n’allais pas le garder, j’écris ensuite « Des chansons de veillées fanées », mais c’est trop bertinesque, ça, trop facile, alors je trouve « Des chansons de vieilles veillées... »

J’ai écrit « Tandis que de lourds palefrois descendus des grands tableaux noirs avec des cantinières ». Mais dans le vers d’avant, j’ai noté « transies dans le premier froid d’hiver ». Alors avec « froid » et « palefrois », je risque un éclat de rire dans la salle : le mot « palefrois » est interdit ici. Si j’enlève « palefrois », il me reste « destriers », ce qui fait convenu ; de surcroît le destrier est un cheval de guerre, ce qui ne va pas avec la vision des grands tableaux des musées que je veux rendre. Alors, j’écris « puissants chevaux », qui va bien avec ce cortège à la Bruegel, avec les cantinières sorties des tentes, les charrettes dans la plaine ; mais me voilà trop long pour le vers de vingt pieds, et comme je veux que les « grands tableaux noirs » restent noirs, finalement je m’abstiens de caractériser les chevaux.

Je me pose aussi la question de la présence des « cantinières », car elles et les chevaux sont les seuls personnages visibles de la chanson ; après ce sont surtout des généralités, des groupes constitués : les marins, les voyous, les soldats, les enfants sages, sauf le roi qui arrive après – et qui est moi, bien sûr, je veux dire le chanteur. Ou le poète... Les gens pourraient se demander pourquoi les cantinières disparaissent dans le paysage une fois apparues ; alors je prépare une solution de repli : remplacer « avec des cantinières » par « avec leurs équipages », ce qui est précis et fait une rime en age avec une nouvelle fin pour le vers suivant qui deviendrait « montant du fond des âges ». Et puis finalement, je garde les cantinières, je les assume parce que je trouve que l’ensemble « Tandis que des chevaux descendus des grands tableaux noirs avec des cantinières / S’enfonçaient dans ces campagnes bleues » est précis, mais pas trop, et que la scène est belle. D’ailleurs, à la réflexion, la présence un peu plus loin des mariniers m’autorise à laisser les cantinières. Je prends donc le risque.

« J’étais le chant distrait des mariniers plongeant la pelle dans le siècle les songes les heures » c’est trop long par rapport aux vingt pieds, et je corrige en « J’étais le chant des mariniers plongeant la pelle dans les songes et les heures », et en relisant maintenant avec toi je trouve d’une certaine façon le nouveau vers « trop court » : le vers dans sa première version avait une musicalité naturelle dans sa longueur, un romantisme, un pouvoir de charme dans sa durée même. Pense à la chanson que Ferrat a faite sur Épilogue d’Aragon : on n’imagine pas le même effet avec des vers trois fois moins longs.

« J’étais un vieux roi ivre de tendresse pour son peuple tissant le fil d’or du paysage » ; je change « ivre de tendresse » pour « faible et bon ». Puis je me demande qui tisse le fil d’or du paysage – le roi ou le peuple ? – et je me dis qu’il faut choisir… avant finalement de décider de garder les deux sens dans la même phrase, de garder l’ambiguïté, de faire de l’impressionnisme.


Et cætera.