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Panoramiques
avril 1993

Bilan critique des idées sages et folles des décennies 60 et 70

Monument aux morts ?


Si la chanson d'auteur a marqué les décennies 60 et 70, on s'est bien vengé d'elle ensuite et ce n'est pas par hasard.

Et il y avait, dans ces années-là (cf. le texte de Michel Duvigneau) [1] des centaines d'auteurs, compositeurs, interprètes ou "ACI", qui, prenant la succession des vieux oncles (Leclerc, Brel, Ferré…), tentaient de fonder cet art naissant en dehors du business. Certes, la rupture avec "le système" était, selon les cas, plus ou moins nette. Mais, si l'on considère une génération dans sa globalité, cette tentative d'autonomie est incontestable, et c'est presque d'une Ecole qu'il faudrait parler.

Ses valeurs ? Tentative de dire "je", comme les romanciers, les poètes, les plasticiens ; politisation croissante ; refus des ficelles du "métier" ; réflexion sur le sens de la parole ; vedettariat considéré comme consécration éventuelle d'une parole singulière et non comme but principal ; simplicité et véracité sur scène… On fut donc trop intellectuel, trop politisé, pas assez gai, pas assez docile. On fut recalé dans les casinos et les fêtes votives. Et à la radio. Cela pendant que le public des classes moyennes qui s'intéressait à ce type de chanson croissait autour de nous. Les cabarets fermant l'un après l'autre à partir de 1970, on passa dans les MJC et les centres socioculturels qui se multipliaient. Dans cette alliance naturelle entre la chanson et le "sociocul" se retrouvèrent les rejetons des classes moyennes et de certaines familles populaires car au fond, le chanteur était la concrétisation de la vieille idée d'émancipation individuelle et collective par l'accès à la culture, idéal déjà ancien, depuis les hussards de la République jusqu'aux pionniers de la décentralisation théâtrale en passant par Uriage et d'autres lieux.

Comme on n'avait pas accès au métier traditionnel, on inventa chacun le sien : la belle-sœur fut bombardée secrétaire artistique, on fut son propre producteur en louant les petites salles de Paris, on fit alliance de deux misères avec les jazzmen, aussi méprisés dans la hiérarchie culturelle du temps. Mais il fallait bien remplacer les orchestres et les chefs auxquels on n'avait pas droit. Naquit ainsi un métier dont le terrain d'action était le "circuit parallèle" : associations, syndicats, MJC, et toute une race aussi de fous de la chanson qui doublèrent le "Métier" jusqu'à constituer plus de la moitié des spectacles organisés dans ce pays ! On inventa des festivals (Sigma-chanson à Bordeaux, puis Chant-libre à Besançon, puis Bourges). Une revue vécut et mourut (Chanson). Une autre vécut -plus longtemps- et mourut (Paroles et musique)…

Les médias étaient réticents ? Des chanteurs créèrent leur propre fichier de clientèle (Julos Beaucarne fut le premier, puis Claire et le signataire de ces lignes…). et on finit par produire soi-même ses disques. On vécut. Méprisé par les filous du tube et les laudateurs des "arts majeurs". On vécut pauvrement mais on vivait. Ce fut une sorte d'âge d'or. La chanson accompagnait la montée d'une génération vers la maturité.

Celle-ci arrivait, vers 1981 lorsque François Mitterrand gagna l'élection présidentielle, bien plus, soit dit en passant, par le travail quotidien des MJC que par toutes les alliances subtiles entre les jeunes loups du Céres et les vieux renards de la Convention des institutions républicaines.

S'ouvrit alors une autre époque. Le militantisme se dégonflait avec le mouvement associatif. La culture soudain ne fut plus dangereuse pour l'Ordre. Certains maires -puis tous- découvrirent que c'était même un excellent vecteur électoral. Et un facteur d'ordre : une ville culturelle est une ville où il fait bon vivre. Donnez-leur du pain et des jeux. On mit de plus en plus d'argent là où on avait été plus que pingre. S'ouvrirent partout (communes, régions, Etat) des lignes budgétaires… et des possibilités de carrière pour de nouveaux professionnels de la culture à qui on demandait désormais moins un idéal que du savoir-faire.

Ils s'y engouffrèrent par milliers, poussant vers la sortie des militants. Souvent même ils étaient d'anciens militants.

Les plus âgés d'entre eux étaient d'anciens professeurs de collèges ou d'anciens animateurs sociocul. Les plus jeunes étaient issus de familles modestes. Pas fils d'ambassadeurs ou de collectionneurs de tableaux depuis douze générations ! Il leur fallait prouver leur légitimité. Alors ils privilégièrent le "haut niveau". Les "arts majeurs" retrouvèrent leur place et leur morgue dans le circuit culturel. La danse vit son orgasme, l'Opéra est unanimement prisé, les grandes mises en scène de théâtre réservées à quelques salles amoncellent les frais de décor, les arts plastiques justifient des dépenses somptuaires (l'arte est povera mais il n'est pas donné…). La nouvelle couche des responsables culturels a embrassé fougueusement les anciennes valeurs. La quête de la légitimité a occupé la décennie 80. Mais pour être distinguées, les nouvelles élites (car les politiques de gauche sont aussi d'anciens fils de pauvres sortis juste de leur chaire de collège) doivent se distinguer de quelqu'un. Il faut avoir quelque chose de trivial à repousser. Ce sera le sociocul et la chanson. Normal : c'est de là qu'on vient. Cachez le giron que je ne saurais voir !

Et c'est ainsi que la culture est redevenue un exercice de sélection sociale alors qu'on l'a crue un moyen de libération.

Dans ce nouveau paysage, la chanson "d'auteur" représente la ringardise absolue. Le show-business, merci pour lui, s'est très bien arrangé de cette décennie et se porte bien, grâce à l'aide des pouvoirs publics. Et la bénédiction des nouvelles élites de gauche qui ne le trouvent plus aussi aliénant que lorsqu'elles étaient dans l'opposition.

Pendant ce temps, c'est probablement entre cent et deux cents chanteurs que la décennie a réduits au silence. De ces "ACI" qui arrivaient à l'âge de la maturité, autour de la quarantaine et qui avaient eu le courage et le mérite de tout construire et tout apprendre tout seuls, sans aide ni du "métier" ni des pouvoirs publics. La liste de Michel Duvigneau [1] est impressionnante et incomplète. Elle est un monument aux morts.

Jacques Bertin

(1) Le texte de Michel Duvigneau a été publié dans le même numéro de Panoramiques