Conférence prononcée lors des Rencontres Marc Robine,
à Blanzat (Puy-de-Dôme), le mercredi 10 juillet 2013




 

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Jacques Bertin


Conférence prononcée lors des Rencontres Marc Robine,
à Blanzat (Puy-de-Dôme), le mercredi 10 juillet 2013


 

l’éthique



Une question pour commencer : le chanteur s’habille pour entrer en scène (beaucoup, aujourd’hui, portent un chapeau). Est-ce que cela peut être un problème d’éthique ?

Une autre question : pour avoir une chance de faire un tube, hier un « succès », il faut une alchimie de distributions des droits d’auteur et d’éditeur dans des contrats, des sous-contrats et des sous-sous-contrats ; il y a dans les médias audiovisuels des « conflits d’intérêts » innombrables ; est-ce un problème d’éthique ?

Une autre question, encore : le chanteur nouveau, ces temps-ci, ne respecte plus l’accent tonique. Est-ce que la façon de mettre le texte en chanson peut être une question d’éthique ? Faut-il vouloir servir la langue ?

L’éthique sera mon sujet aujourd’hui. Mon dictionnaire dit que c’est la « science des mœurs et de la morale », ou « ce qui concerne la morale ». La morale ! Le mot fait vieux chrétien, chaisière, bourgeoisie de province. Vous connaissez la phrase de Ferré : « Ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres ! ». Cette phrase m’a toujours révolté : moi, ce qui m’intéresse, dans la morale, c’est que c’est la mienne.

Il peut paraître curieux de poser cette simple question de l’éthique : la morale du chanteur - et dans l’ensemble, du métier qui l’entoure ; la responsabilité du chanteur dans ce qu’il dit et ce qu’il fait du métier. Cette question, je la poserai comme homme, comme citoyen, comme artiste ; pas comme philosophe, je n’en ai pas les capacités. Si l’on me trouve mauvais, on n’aura qu’à se demander pourquoi ce problème n’est jamais abordé par les professionnels de la pensée – il faut bien que je m’en occupe !


le problème général

Pourquoi parler d’éthique ? Parce que je crois que notre art peut être utile et qu’il peut être dangereux. Et qu’avoir du talent, être très fort, avoir quelque chose à dire n’est pas une suffisante justification pour dire n’importe quoi. Sans limites morales, l’artiste devient une sorte de zombie refermé sur lui-même, sautant sur place dans son moi, exigeant que le monde l’écoute, concurrent de tous, objet (hochet !) de l’industrie et du commerce, objet de la mode, donc outil de l’ordre ! Et cela sous prétexte qu’un créateur doit jouir d’une absolue liberté... Refuser le questionnement sur l’éthique, c’est arriver à ce cul-de-sac. Sans compter que moi, la réflexion sur la morale me grandit et enrichit mon art !

Dire le bien n’est pas le déclarer obligatoire ! Chercher à être honnête, ce n’est pas faire la police ! Et puis, vous savez bien, chaque homme, même celui qui milite pour le cynisme, pour le mal, a une idée du bien...

Depuis plus d’un siècle, l’art a fonctionné sur le mépris du public : ils sont incultes, ils n’y connaissent rien, il faut bousculer leur conformisme et toutes les conventions (comme si les conventions étaient artificielles et sans origine raisonnable dans le réel) (et comme si la révolte n’allait pas placer aussitôt au pouvoir de nouvelles conventions...). Quant à moi, je crois qu’il est raisonnable de questionner les théories, les mœurs, les non-dits, les conventions des arts d’aujourd’hui. Dans la critique du conformisme, commencer par celui des artistes !

Entrons dans le sujet. Voyez la question de la distanciation au théâtre, selon Brecht. C’est quoi ? Wikipédia nous parle : « S'opposant à l'identification de l'acteur à son personnage, la distanciation produit un effet d'étrangeté par divers procédés de recul (qui) visent à perturber la perception linéaire passive du spectateur et à rompre le pacte tacite de croyance en ce qu'il voit (ce que Jean Ricardou nomme « illusion référentielle » pour le roman)».

« Le principe de la distanciation se place, dit Brecht, à la « frontière de l'esthétique et du politique » (...) La distanciation politise la conscience du spectateur et l'amène à réfléchir sur la place de l’acte théâtral dans la société. »

Je note au passage qu’il aurait pu dire : « à la frontière de l’esthétique et de la morale »... Allons, je ne suis pas en désaccord. Et le chanteur sur scène ? Distanciation ? Présence ? Et le « pacte tacite de croyance en ce qu’il voit » du spectateur, autrement dit : l’ambiance, la salle survoltée qui « vibre avec l’artiste », on en pense quoi ?

Quoi ? Rien. Quelle réflexion ? Qui ? Rien. Personne ! Prenez l’exemple de Jean Vilar. Quelqu’un qui, aujourd’hui, oserait parler de la chanson comme Jean Vilar parlait du théâtre aurait assurément l’air ridicule. Dans la chanson, la hauteur de pensée, le projet d’élévation du public, le respect de celui-ci, l’amour du texte, la volonté d’intégrité n’ont pas vraiment d’importance... Il est extraordinaire que tant de livres aient été écrit sur ce sujet au théâtre et aucun, jamais, sur le même sujet dans la chanson. Edgar Morin, sociologue célèbre, a donné la réponse. Je vous la dirai dans un instant.

Donc, l’éthique. On peut en parler ; il faut en parler.

Evidemment, on rejoint le problème philosophique de base de notre époque : croire à quoi ? Il est de bon ton chez les élites de déclarer ne plus croire en l’homme ni en la société (l’argent et le pouvoir, la célébrité, l’individu seul...). Ils appellent ça la « révolte », la « rébellion », le « décalage » etc.

Quant à moi, je poserai à l’art contemporain cette question : faut-il continuer dans l’art à parler contre l’homme (qui n’existe pas...) en une époque où il est pulvérisé par l’économie, la technologie, la pub, la solitude, la mondialisation etc. ? Ma réponse : plus que jamais, c’est le moment de parler de l’homme ! C’est ça qui est révolutionnaire ! Donc l’éthique...

Avant de commencer, attention : parler d’éthique en art est actuellement considéré comme une insulte à l’art. Vouloir obliger les artistes à rendre des comptes, vous ne pouvez y penser ! Si j’en crois la fameuse « doxa » - la règle non-dite mais ultra-répétée des milieux dominants - un artiste a tous les droits. Avec quelques exceptions, évidemment, qui montrent bien l’hypocrisie du système et suffisent à répondre à la question : il est tout de même interdit d’être nazi, antisémite, raciste et pédophile. Si je fais une chanson antisémite, le problème de l’éthique me sera immédiatement envoyé dans la gueule par les mêmes qui me disaient à l’instant que l’art ne doit avoir aucune retenue morale. Voilà un problème réglé. Et d’ailleurs, en juin de cette année, un chanteur nommé Orelsam a été mené devant la justice par des associations féministes parce qu’il aurait fait des chansons machistes ; il a été condamné. Bien fait !

Moi, rassurez-vous, je ne souhaite pas être normatif. Bien au contraire ! Il serait passionnant de ne pas attendre les historiens du futur pour tenter de voir ce que l’opinion dominante en art peut avoir de normativité, de violence. L’éthique est utile non seulement à l’être humain, mais aussi à la liberté en art ! Car s’il n’y a pas de débat sur l’éthique, la loi du plus fort a plus de chances de régner – et d’après moi, nous y sommes en plein – et le plus fort n’est pas forcément le meilleur. Refuser de parler d’éthique, c’est donc accepter d’avance que le plus brutal, le plus malhonnête, le plus friqué, le plus dans le goût des dominants disent les règles de l’art. Refuser la question de l’éthique, c’est faire de l’éthique.

(Dans le secteur de la chanson, il est à noter que la fin des formes de diffusion traditionnelles, c’est à dire l’apparition du vinyle, la multiplication des radios dans les années 60 ont donné un pouvoir démesuré au chaubise ! Et que ce phénomène n’a donc pas été en soi une absolue victoire de la liberté ! Ce nouveau pouvoir devait être pensé. Il ne l’a pas été : la victoire de l’industrie sur le goût individuel, la massification et l’accélération des comportements de consommation culturelle, une défaite de l’éthique, c’est encore de l’éthique.)

Et nous savons bien que la culture c’est la guerre ! Aussitôt gagnée la bataille de l’art, le vainqueur s’emploie à ridiculiser les perdants, leurs arguments, leurs valeurs ; c’est lui qui a la parole, donc c’est lui qui écrit l’histoire (comme dans les vraies guerres). D’où l’urgence de parler sans cesse d’éthique !

Toujours en faveur de la réflexion éthique : moi, comme artiste du spectacle, je respecte le public. Le respect d’autrui me grandit ; il m’évite de me vautrer dans mon ego, mes réflexes, le « tout à l’ego ». Etre moral diminue-t-il mon talent ? Mon champ d’investigation ? Non, bien sûr !

Certes, être artiste, c’est, par définition, ne pas savoir où l’on va. Et il nous faut donc être, à l’égard des artistes pleins de mansuétude. Pourquoi avoir fait tout cela demande-t-on à Samuel Beckett dans son grand âge : « ...Pas pu m’en empêcher ! » répond-il. D’accord, mais ce n’est pas une raison suffisante pour s’interdire de penser.

Je terminerai cette entrée en matière en mettant face à face deux phrases célèbres : celle, l’affreuse et puante phrase de Serge Gainsbourg, qui enchante le médiacosme : « J’ai retourné ma veste lorsque j’ai vu que le revers était en vison ». Etait-ce de l’humour ? Je ne le crois pas. On sait que pour devenir célèbre (le vison), il faut ne penser qu’à ça toute la journée, tous les jours, pendant des années... Accepter toutes les règles !

...A l’opposé, la phrase de Félix Leclerc : « Je ne suis pas un chanteur, je suis un homme qui chante. » Elle définit à la fois une esthétique et une éthique. Il prend ici ses distances avec le « milieu » - mais surtout définit le chantauteur contemporain, à la fois d’un point de vue moral et d’un point de vue professionnel et esthétique... Loin de la folie du succès, des succès, loin du milieu professionnel (éditeurs, impresarii, chefs d’orchestre, patron de salles...), tout le pré-fabriqué, la connivence, la convention, la mode : il ramène le chanteur dans la réalité de sa vie d’homme qu’il s’agit de sublimer avec un crayon, une guitare, une voix d’homme.



l’éthique dans la chanson


L’éthique de la chanson. Je l’ai dit plus haut : aucun philosophe ou penseur diplômé ne s’est jamais intéressé à cette question. Pourquoi ? C’est que la chanson n’est pas considérée comme du sérieux par les gens sérieux... Edgar Morin - le voici - a dit cela dans une phrase banale et drôle : « L’étude de ce qui est discriminé est discriminée. » C’est-à-dire que l’étude de ce qui n’est pas sérieux ou mal connoté n’est pas sérieuse ou mal connotée. La chanson n’est pas un sujet bien vu par les élites. Vous ne deviendrez pas Recteur de l’Université en traitant un tel sujet. Donc, ça n’existe pas ; donc pas de quoi penser ! Circulez !

...Ni, non plus, aucune réflexion collective. Dans notre art, rien depuis les années 70 et les associations Prospective-chanson et Action-chanson, qui furent, hélas, éphémère...

Alors, allons-y !

Le travail d’auteur. Là, je vais vous parler à la première personne. Je sais assez bien lorsque j’écris où se trouvent les limites de la pudeur, du respect des proches, de l’étalage obscène. Après tout, je pourrais aussi dire : j’ai tous les droits ! Mes premières chansons d’adolescent étaient terriblement impudiques ! Je sais bien que je pourrais facilement franchir certaines limites d’exposition de moi (et de mes proches) qui seraient obscènes – ou diffamatoires. Il m’est arrivé deux ou trois fois de penser, plus tard : ce texte a pu dépasser les limites et peut-être faire du mal. Que faire ? Je n’ai pas de réponse. Je vais comme je peux – ça ne m’empêche pas de réfléchir.

Toujours sur le contenu ; faut-il que le citoyen en moi prenne le pas sur le poète et que je devienne un tâcheron du volontarisme politico-social. Parlons du « chanteur engagé » des années 70 : il est au service d’une cause. Ca ne me choque pas. Le problème est que c’est souvent simpliste par principe : le slogan comme moyen privilégié d’expression. La chanson engagée divise le monde en bons et méchants. Elle est le plus souvent la négation pure et simple de la politique, c’est en cela qu’elle est souvent navrante. Notez aussi ce paradoxe : les hymnes les plus envoûtants sont des chansons d’amour (Le temps des cerises et Bella ciao)... Pas des chansons engagées ! Ayant participé à l’interprétation officielle de l’hymne du PS dans les années 70, je puis vous dire que nous (la bande des chanteurs qui réalisaient l’enregistrement) savions que nous allions à l’échec !

Il y a ensuite l’utilisation du chanteur par les groupes militants. J’avais été choqué, à l’époque, par le manque de respect des gauchistes pour la chère Colette Magny... Le chanteur engagé était comme un meuble qu’on bouge. Un outil. C’est là tout une éthique : le militant vit sa cause avec égocentrisme, la fermeture d’esprit est quasiment un devoir !

Voici une anecdote. Un gala de soutien, à Mulhouse, quelque part, dans la décennie soixante-dix. Un journal satirique local (Klapperstei) était attaqué en justice par le pouvoir et une réunion avait été organisée pour sa défense, à laquelle je participais. Sur scène, un aréopage de personnalités importantes parlait : Krivine et quelques autres « pointures » de l’époque. J’attendais mon tour, et celui de mes collègues chanteurs. A un moment, j’entendis l’animateur des débats, le journaliste parisien Alain Jaubert, dire : « Nous allons maintenant laisser la scène aux chanteurs ; mais ceux qui veulent pourront continuer la discussion avec nous dans le hall ! » On mesure là tout le mépris, décontracté et sans méchanceté, qu’on éprouvait pour notre activité. J’aurais dû les planter là. Mais je ne l’ai pas fait. On est parfois trop poli, trop timide, trop bon.

Je voudrais enfin signaler la dérive du terme « engagé » ; notamment lorsqu’il s’agit des stars, pour des causes humanitaires ultra-médiatisées, version contemporaine des dames patronnesses, où l’industrie du spectacle se refait tout simplement une virginité. Quant à moi, je vous en informe : ne m’attendez pas dans ces exhibitions déshonorantes !

Et puisque, selon certains, on ne peut faire de l’art que « contre », je dirai qu’il n’y a qu’une seule façon de faire de la contre-culture. C’est d’être contre la culture dominante. Donc, plutôt que de chanter mal, bouffer du hasch, porter des lunettes noires, agissons autrement : attaquons le chaubise, les hiérarchies culturelles d’aujourd’hui, le médiacosme et son médiatisme, chantons bien et dans notre langue. Puisque la culture dominante est négatrice, chantons l’amitié, le monde, l’homme, son espérance... Croyons à la parole.

L’interprétation. Jadis, on chantait bien. D’abord parce qu’il n’existait pas de sonorisation et qu’il fallait donc avoir assez de technique pour atteindre le fond de la salle... Vers les années 50-60, sont apparus des auteurs-compositeurs chantant pas très bien mais dont l’existence pouvait se justifier par le contenu de leur œuvre. Puis on a commencé à dire : si je chante mal, c’est la preuve que je ne suis pas trafiqué, que je suis sincère, que j’ai eu une vie mouvementée, que j’ai quelque chose à dire... Or, pour quelques-uns, c’était là, déjà, une posture, un relâchement moral...

Aujourd’hui, dans le métier dominant, le chanteur n’est plus qu’un parmi les musiciens de l’orchestre et il vaut mieux ne pas chanter trop bien voire même ne pas chanter du tout (pas de notes longues, pas de vibrato, ne pas donner l’impression qu’on a du plaisir à chanter...) Car le chanter-bien fait archaïque, fait « bien élevé », fait naïf ! Résumons ainsi le problème : s’opposer à la déréliction du chant dans la période actuelle pourrait donc bien être une affaire morale...


Le comportement scénique.

a) ...et d’abord le costume. Brassens, Brel, Fanon chantaient en costume croisé gris. Le costume croisé, parce qu’il était celui des messieurs qui sortent le samedi après la semaine de travail et donc « s’habillent » pour « sortir », était une marque de respect pour le public. Il était aussi un habit passe-partout qui n’indiquait pas un sens a priori à l’œuvre. Il y avait des exceptions signifiantes : Montand (chemise ouverte et pantalon à pli marron : l’homme du peuple élégant)... Douai (chemise à col Danton : l’exaltation de la poésie)... Ferré (en noir : l’anar)... Félix Leclerc, lui, avait été lancé comme « le Canadien » par Jacques Canetti, avec, évidemment, sur les photos, la chemise « carreautée ». Il n’aimait pas trop ce déguisement, je crois. Plus tard, il monta sur scène avec une chasuble en laine qui avait surtout l’avantage de la commodité (à transporter dans la voiture, mais aussi, à cause des manches mi-longues, pour jouer de la guitare). Pantalon à pli. Pas de recherche d’image !

Puis aujourd’hui : les rockers (tous les rockers ont un chapeau !). Il y a dans leur façon de s’habiller une application à l’uniformité qui surprend : acceptation ou proclamation de quelque chose – quoi ? La révolte ? En uniforme ? Serait-ce pas plutôt la conformité ? Le comique-troupier en uniforme racontait une histoire, il caricaturait l’armée et le bidasse, se caricaturait lui-même, il y avait plusieurs épaisseurs de sens dans son costume ! Tandis que le rocker n’a qu’une seule épaisseur : il croit au rock ; pour tout dire d’un mot : son chapeau, il y croit. Et je vous dis pas la chaleur, sous les projecteurs...


b) Le choix de l’accompagnement musical est aussi éthique - pas seulement esthétique. Il énonce un état du langage - pas seulement esthétique mais aussi socio-professionnel ! Et ce qu’on en pense... Jadis les accompagnateurs étaient « derrière » : discrets, soulignant un effet, ne la ramenant jamais. Yves Montand plaçait même l’orchestre derrière un tulle. Il avait raison ! L’essentiel, dans son esthétique à lui, c’était le chanteur ! Dans les années 70, notre génération de chanteur a voulu valoriser les musiciens, en les plaçant sur scène bien visibles : on voulait proclamer ainsi qu’on les respectait, qu’on était des égaux, pas des patrons et eux des employés. Une égalité de principe. Une commune aventure sur les routes... C’était grâce à eux qu’on progressait dans le métier ! On voulait que ça se voie ! C’était là un point de vue terriblement moral ! Sur le plan esthétique, c’était discutable : le public se distrayait souvent en observant le comportement des musiciens, au lieu de se serrer sur le chanteur et sa présence...

Puis, dans les années 80, la multiplication du nombre des musiciens professionnels en France a conduit à une nouvelle mentalité : le musicien doit montrer son talent, il y a de la concurrence ! L’accompagnateur se fait plus présent ; il joue sa peau. Plus tard encore, la chanson est devenue « la musique ». L’accompagnement a quasiment pris le dessus, le chanteur n’est plus qu’un parmi le groupe ; la parole est souvent inaudible, la prise de son est faite dans le même esprit : le chanteur n’est plus « devant » ; d’ailleurs, il ne chante plus - il profère. Il s’agit bien d’une conception de la parole ; ou du refus de la parole. Donc d’une éthique. Partout, nous constatons que l’éthique se cache sous l’esthétique.

c) l’être sur scène, enfin. Il y a le « spontané » (ça date de Jacques Higelin, Brigitte Fontaine et quelques autres). On n’est pas guindé, on n’est pas préfabriqué, on ne prend pas le public pour de simples consommateurs, donc on ne va certainement pas faire la même chose tous les soirs, comme des fonctionnaires de l’art ! Et donc, on improvise. Et donc, on se met à « en faire »... C’est la porte ouverte au n’importe-quoi narcissique. Un soir à Bordeaux, Brigitte Fontaine, après cinq minutes en scène, s’exclame : « Oh, aujourd’hui, je ne le sens pas ! », et elle s’en va sans revenir ! La tête du patron de la salle !

Et puis on devient un égocentrique qui promène ses caprices et n’attend qu’une chose : être admiré. La tyrannie du génie exhibitionniste...

Au delà encore, vous avez la transe ; celui qui va « occuper la scène » jusqu’à la « perte de conscience », témoignant ainsi qu’il est « habité ». Une sorte de voyant. Que voit-il ? Ce fatras psychobizarre pose un problème d’éthique.

J’y vois, moi, l’idée, post-surréaliste, que la maîtrise de soi serait par principe mensongère, serait sociale, serait du côté de « l’ordre ». Je n’y crois nullement. L’idée qu’il y aurait une vérité de l’inconscient, une fenêtre ouverte sur des choses cachées qui défieraient le conscient, lui feraient la leçon... Plus talentueux – et enfin libres ! Et que moins on aurait de morale et plus on ferait de la vie... Ca reste à prouver ! Des bêtises surréalistes, c’est encore de la bêtise, disait Aragon – qui s’y connaissait.

Ces temps-ci les journalistes parlent de la « générosité » de l’artiste qui « se donne à son public ». Se donne-t-il vraiment ? Ou n’est-ce pas plutôt qu’il prend, qu’il tire au maximum la couverture à lui, plaidant pour le surhomme ? Ce mot, « générosité », fut à l’origine employé comme image par des commentateurs, mais la « générosité » sur scène me semble désormais un mot pour la triche ; un mot du vocabulaire éthique, pourtant... Vous voyez qu’on est loin de la réflexion de Brecht.


Ainsi, chaque artiste, une fois passé l’époque des débuts – où on fait ce qu’on nous dit et comme on peut, comme tout le monde - doit construire son langage et sa morale, ce qui l’expose à se voir en opposer une autre par chaque confrère, par le métier, et même par chaque spectateur. Eh bien, n’hésitons pas ! J’opterais, quant à moi, pour une sorte de brechtisme... La fameuse distanciation... La guitare, d’ailleurs, est un moyen de distanciation. Evidemment, le lyrisme vous entraîne malgré vous (Voyez Brel, qui vous embarquait dans sa foi - et l’expressionnisme brélien, pourtant largement exhibitionniste, était raisonnable et digne).

Aujourd’hui ? Je vous laisse y réfléchir. Se faire comprendre (donc servir la langue française) ? Manipuler le public avec des effets faciles ou à la mode ? Courir en travers sur le plateau parmi les ovations de briquets ?

Tout de même, ajoutons un mot sur l’humour, qui peut être une forme de la distanciation, donc de la morale... Très peu présent dans l’art contemporain ; très peu dans la chanson...



Le comportement professionnel. Très peu d’artistes pensent que « la révolte » pourrait être de parler contre le « métier » plutôt que contre l’ordre bourgeois... On est contre les conventions et contre les nazis ; mais on laisse le métier tranquille dans ses pratiques douteuses – innombrables (et d’ailleurs jamais relevées par les journalistes-enquêteurs ni les historiens ; on devrait se demander pourquoi).

Ethique : Il y a une loi (non dite) : il faut avoir l’air de trouver le « métier » (le milieu professionnel) formidable. La moindre réticence et il se détournera de vous. Or tous les gestes professionnels sont moraux : signer tel contrat, bien sûr, payer tel salaire à un musicien, défendre les intérêts de la création contre la logique industrielle, aller se montrer à une « première », dire une phrase anodine dans un interview, ne pas citer des noms qui vous donneront une mauvaise image... Eh bien, il y a à se poser le problème éthique du « métier » (de l’organisation, du système de pouvoir, du système de consommation massive et rapide, de la veulerie des émissions radio et télé etc.)

Il y a à faire des choix de comportement : voulez-vous figurer dans le jury d’une grande émission télévisée sélectionnant les « jeunes talents » (je trouve cela parfaitement obscène ; et j’imagine la blessure de quelqu’un à qui on aura dit, devant des millions de spectateurs : tu n’est pas très bon...) Personnellement, j’en fais beaucoup moins dans mon atelier de 12 personnes sans aucun témoin extérieur ! 

Ethique encore : faut-il être syndiqué ? « Le talent ne se syndique pas », affirme devant moi un jour Michel Fugain. Position naïve ou vaniteuse. Et sans risque, surtout... Un beau débat éthique ! Moi, la syndicalisation, ça me paraît raisonnable : la solidarité, la réunion entre semblables et égaux etc. Syndiqué, je l’ai moi-même été, au SFA-CGT (syndicat français des artistes-interprètes), jusqu’à l’affaire de la Pologne, en 1981 : j’ai alors souhaité que le SFA exprime son soutien à Solidarnosc, j’ai présenté une motion (au nom d’une quarantaine d’artistes, dont Bernard Murat, Claude Piéplu, Catherine Laborde etc.) mais le Conseil national du SFA, dont j’étais membre élu, a refusé de l’inscrire à l’ordre du jour – j’ai donc démissionné aussitôt. J’attends encore des excuses. C’est une autre histoire.


Le comportement médiatique. Et la mode ? D’une manière générale, quel rapport avec la mode ? Peut-on être dans la mode sans le vouloir ? Oh, bien sûr, ça peut arriver – au début, le jeune artiste est surpris dans sa candeur. Mais très vite, la naïveté n’est plus imaginable. Et oui, la mode est un choix éthique. Comme le bulldozer ou le char d’assaut, le médiatisme est une exagération qui demande une réponse éthique. Et l’image est un piège moral. L’image : avoir une image, travailler à son image... Le « tout pour l’image » - qui est l’exact contraire de la liberté de l’artiste.

Un exemple : moi, récemment (ici, l’affaire de la télé de Tours : voir note *). Ma conclusion tient dans cette phrase qui est tout une théorie : le message, c’est le media ! Les artistes sont au service du media ; point final. Artistes, acceptez-vous cela ? Citoyens, acceptez-vous cela ?


Les professionnels. J’aborderai maintenant le problème de l’éthique pour les autres professionnels de la chanson.

Evacuons le « métier » (agents artistiques, industriels...) : j’en ai déjà beaucoup parlé dans d’autres textes. Contentons-nous ici d’observer :

- les journalistes « spécialisés ». On peut dire que dans leur quasi-totalité, ils ne font plus de la critique et se bornent à attendre le courrier apportant les SP avec les appels des attaché(e)s de comm. Ils doivent faire du slalom avec la mode et les goûts dominants, ne pas paraître ringards, s’il veulent garder leur place dans le journal ! Pas facile : il y a de la concurrence ! L’éthique, pour un journaliste spécialisé, ce serait de payer sa place au spectacle et d’acheter des CD d’inconnus... Mais allez dire cela à l’administration du journal ! Impensable...

- les programmateurs radio et télé. Il faudrait être sûr que le programmateur de radio, ou son patron, ou la station, ne soit pas « éditeur » du titre qu’ils diffusent ! Il y a de nombreux « conflits d’intérêts », je l’ai dit plus haut... Mais n’allons pas plus loin : on pourrait faire exploser la Sacem.

- Parlons du flash d’info de 11 h. Je veux ici mettre en accusation les journalistes d’information générale avec leurs organisations professionnelles, pour avoir toujours fermé les yeux sur la « programmation musicale » et son système. Le « je veux pas le savoir » déshonore leur profession. Je n’ai jamais – jamais – lu un mot sur ce sujet de toute ma vie...


Le public, enfin. Le public peut-il être lui-même confronté à ce problème de l’éthique ? Le public, je ne sais pas ; mais moi, comme spectateur, oui. Je ne fais même que ça. En vieillissant, je vois bien que mes artistes n’ont pas été ceux qui m’auraient permis de participer à la conversation générale, mais plutôt ceux qui m’enrichissaient vraiment, qui m’aidaient à vivre, quitte à passer pour un ringard, un vieillot – car ils étaient discrets, souvent, et pauvres. Mais vous savez bien que le mot « ringard » a été inventé pour vous décourager de réfléchir...

Oui, le public, par sa docilité, ses choix, son silence, favorise ou réduit au néant tel ou tel type d’œuvre et d’artiste. Aujourd’hui comme hier ; aujourd’hui bien plus qu’hier. Le public pourrait s’opposer au système industriel – il ne le fait pas. Il y a des associations anti-publicité, mais pas d’association anti-merde-sonore (voyez la violation de l’espace public par les sonorisations – donc par des intérêts privés). Ca viendra peut-être. Le public pourrait aussi s’opposer au médiacosme lorsque celui-ci décide, par exemple, que le folklore français est ringard – ou la chanson « à texte ». Ca viendra... peut-être.

Les pouvoirs publics. Puis enfin, je ne peux pas ne pas parler de l’absence totale de politique de la chanson au ministère de la culture et dans les pouvoirs locaux – depuis toujours. Aucun des arguments qui justifient une politique pour les autres disciplines artistiques n’est évoqué pour notre secteur, entièrement livré aux intérêts de l’industrie et du commerce. Est-ce moral, monsieur le Ministre ? Les difficultés des plasticiens, celles des théâtreux justifient une politique d’aide publique vigoureuse ; tout le monde est d’accord. Tandis que les difficultés des chanteurs justifient l’absence d’aide publique (s’ils sont dans la merde, c’est qu’ils sont ringards).

Et c’est ainsi que la plus grande partie du patrimoine de la chanson tombe dans l’oubli. Il existe un musée des blindés, un musée du chapeau, un du moulin à café et caetera. Pas de musée de la chanson. C’est une catastrophe historique, une manipulation de l’histoire de la société, une insulte à la culture.

La situation générale de la création artistique est inquiétante : certains pensent, depuis quelques années, que les mœurs et techniques du chaubise menacent la création littéraire et les arts plastiques. Ca me fait rire. Ca a commencé par la chanson, il y a 50 ans ! Et voyez aussi ce phénomène historique : les classes supérieures d’aujourd’hui ont besoin de tuer le pays, nier la France. Eh bien, ça a commencé par la ringardisation du folklore français, il y a 70 ans ; et celle de la chanson, il y a 40 ans... Ca commence toujours par la chanson ! Et comme je me pose des problèmes éthiques, je m’intéresse à cette question.


conclusion

Vous disant tout cela, je n’ai pas voulu dresser un tableau injonctif. Juste aborder un problème jamais abordé. A vous maintenant, spectateurs ou artistes, d’y penser. En réalité, et c’est en ceci que la présente conférence est un appel au secours. Le refus de poser la question de l’éthique est au service de l’ordre dominant (ce qu’on nommait jadis l’ordre bourgeois) et de l’industrie « culturelle ». Je vous laisse méditer cela.

Et c’est ainsi que j’ai voulu me lancer dans cette provocation qui confine au gag : l’éthique dans la chanson. Mais c’est que je suis beaucoup plus révolté et anti-social que tous ces messieurs-dames !

...Allons, c’est juste un brave type qui se sent obligé de balayer la salle, parce qu’il n’y a personne...


FIN

* lire : Ma dernière télé dans Policultures n° 167 d’octobre 2012


Jacques Bertin