![]() 10 octobre 1991 | Vie et mort de la chanson à texte
Le texte? C'était bon pour d'anciens chanteurs "Rive gauche", traînant des guitares aussi sèches que tristes dans des feux de camp sans sonorisation. Ils avaient un siècle! L'époque fondait tout sur le décibel. La puissance sonore bouffait le son et le sens. Les oreilles aussi fondaient. Mais il y a des rappeurs qui, de la scansion, pourraient bien évoluer vers le lyrisme, puis vers le chant, puis le vers, la rime, bref, la chanson. Va-t-on revenir à la chanson? Cela démarre où et quand la chanson à texte? Depuis que Ronsard et ses contemporains écrivaient des chansons, les élites se sont emparé des arts pour marquer leur différence, légitimer leurs pouvoirs, se démarquer du peuple, faire distingué. Pendant des siècles, la poésie a ainsi marché à côté de la chanson, lui lançant des yeux méprisants. Bien rare lorsqu'un Chateaubriand se délassait à écrire "combien j'ai douce souvenance". Le modèle c'était plutôt Victor Hugo et son "défense de déposer de la musique sous mes vers" qui fit florès: une des maximes les plus sottes de l'esthétique hexagonale pourtant. On s'habituait -c'est encore ainsi- à faire semblant de croire que les poèmes mis en musique étaient toujours les plus faibles de leurs auteurs. Pourtant, les vrais connaisseurs d'Aragon savent le travail remarquable que Léo Ferré et d'autres ont fait pour adapter la logorrhée du poète. Apollinaire eût fait un formidable auteur de chansons, qui peut le nier? Ferré, lui encore, a surabondamment prouvé que Verlaine, Baudelaire étaient des chanteurs... La chanson d'auteur commence dit-on à Trenet qui l'aurait ramassée dans le ruisseau. Il aurait été précédé d'une roue -en papier crépon- par Mireille et Jean Nohain. C'est un peu sommaire. Si l'on définit la chanson à texte par la qualité de celui-ci, il y a toujours eu du texte. Écoutez Gaston Couté ou Bruant! Trenet fut davantage le dernier (le plus grand) chanteur de music-hall que le premier poète chantant. Simplement parce que dans ses chansons il ne dit jamais "je", or c'est ce "je" qui semble l'expression de la modernité en art, ou comment le XXe siècle, par l'intrusion de la personnalité de l'auteur dans son œuvre comme personnage principal, a dépassé les académismes... L'essentiel Pour simplifier: d'un côté, ceux qui font de l'art -ou du music-hall-, de l'autre, ceux qui introduisent dans l'art une dose de personnalité telle que les critères s'en trouvent fondamentalement en révolution. Leur drame personnel, leur rapport à leur art l'emportent sur le critère de l'époque ou le goût du mécène, ou même du spectateur. Trenet, lui, fait ce que font les gens de music-hall: distraire, émouvoir, c'est son truc; passer bluette. Il le fait superbement. Jamais il ne se conduira autrement qu' en artiste de variétés. Il est donc plus proche de Maurice Chevalier ou Fragson que de Ferré ou Brel. Au moment où Trenet devient célèbre à Montréal, Félix Leclerc compose ses premières chansons. C'est lui, le premier auteur-compositeur-interprète, le premier chanteur moderne. A cette époque, au Québec, il faut être tout sauf canadien français. Il faut chanter les rues de Paris ou les bords de l'Hudson. C'est ce que demande la société dominante. On veut du music-hall, du léché, du joyeux. Félix Leclerc est d'un autre monde: il a deux pieds dans la glèbe d'un pays à construire, il est un homme de refus (donc pas de music-hall), il est -déjà- habillé en hippy. en marginal, il dit ses amours tristes, son désir de pays, il parle de lui, il n'écrit pas pour plaire ni pour devenir célèbre. "Si le public n'en veut pas, expliquera à peu près Brassens, je remets mes chansons dans ma guitare." Mais je les aurai faites... car c'est bien ça l'essentiel, pour l'artiste véritable. Félix Leclerc sera donc catalogué "ringard" par les Canadiens français jusqu'à ce que les Français lui fassent un triomphe en 1950. La guerre passe. La jeunesse sans doute a soif d'autre chose que de ce vieux music-hall-traître qui fait sa catin parfumée alors que le monde est à feu et à sang. Le music-hall trahit toujours: il ramène les révoltes à une fleur bleue, toutes les vagues profondes se perdent dans le rideau de scène et les anges en stuc sont les flics de la norme. Chantez dans le sens du poil, disent-ils aux artistes, surtout ne choquez pas. Or "Je ne suis pas un chanteur, je suis un homme qui chante", déclare Félix Leclerc dans une phrase qui résume superbement toute une éthique et une sociologie de la chanson. C'est sans doute pour chercher des hommes que les jeunes gens d'après-guerre descendront dans les caves, avec des ferveurs de premiers chrétiens. Il y a eu les maquis, l'étrange succès de la poésie dans la Résistance, les mouvements de jeunes, les veillées, le scoutisme, le groupe Octobre, les Comédiens-routiers de Léon Chancerel. Dans les cabarets se réunit une jeunesse d'origine bourgeoise d'abord mais qui sera submergée pendant trente ans par les classes moyennes, lesquelles voudront s'approprier la culture, les mots, la parole. Le music-hall doit composer. La chanson "à texte" apparaît. Leclerc arrive à Paris. Ferré, Brassens, les Frères Jacques, Mouloudji, Brel, Douai, Catherine Sauvage, Cora Vaucaire, puis Béart, Gainsbourg, Nougaro, Ferrat, Vigneault et des centaines d'autres qui produiront un âge d'or. Ils n'ont probablement en commun que la gravité avec laquelle ils considèrent leur art. Cette gravité contraste avec la futilité des "variétés". A cet égard, on peut noter comme exemple la rencontre Brel-Brassens-Ferré organisée par Europe 1 en 1969 et qui marquera une génération. Faire l'artiste : un travail d'homme Dans cette cohorte, Brassens n'apparaît pas vraiment comme un novateur, si ce n'est dans la thématique réellement trop irrespectueuse pour les "médiateurs" de l'époque. Mais il y a l'écriture, poussée jusqu'au bout d'un classicisme qui montre que l'anarchiste est aussi un homme d'ordre. D'harmonie, disons. Mais déjà une autre génération s'affûte les dents. Pas longues, les dents, mais dures. Fin des années soixante, voici la floraison des ACI. Ils vont encore plus loin que leurs aînés, lesquels n'avaient pas rompu avec le show-biz. Eux ne veulent pas composer -si l'on ose dire. Ils se construiront un métier à part vers la fin des années soixante, le circuit des MJC et du mouvement associatif qui constituera ce qu'on a appelé le "circuit parallèle", des imprésarios à eux, des petites maisons de disques et, après 1980, l'autoproduction généralisée, la bagarre contre les contrats léonins des éditeurs et des producteurs, la volonté de jouir de droits sociaux normaux, c'est-à-dire l'idée que faire l'artiste est moins une activité de génie qu'un travail d'homme. Ce métier-là vivra petitement jusqu'au début des années quatre-vingt. Voici Graeme Allwright, Colette Magny, François Béranger, Maxime Le Forestier, Jean Vasca, Gilles Elbaz, Bernard Haillant, Bernard Lavilliers, Julos Beaucarne, Michèle Bernard, Font et Val, Marc Ogeret, Lény Escudero, Henri Tachan, Higelin, Areski, les Occitans, les Bretons, les Belges, les Québécois, de partout, ils sortent du sol. Avec le show-biz, la rupture est totale. Mais le show-biz, quoique sur la défensive, n'a rien à craindre: les couches sociales qui soutiennent ces artistes. sont parfaitement circonscrites. Et tout cela n'aura qu'un temps. Celui de l'alliance entre la chanson à texte -même apolitique- et le mouvement social de gauche. Retour du look : la victoire du music-hall Les sémiologues pourraient décrire l'histoire de la chanson à partir de l'évolution de la tenue de scène. Ils noteraient que le chanteur à texte, lui, hésite entre le costume croisé, le col roulé, le n'importe quoi surtout qui signale qu'il ne s'est pas préparé dans la coulisse, donc qu'il est un homme comme tout le monde. Puis viennent les années rock: on se bichonne, on se fait un look, on se déguise, c'est l'éternel music-hall qui revient. La victoire de François Mitterrand sera fatale aux chanteurs à texte. Elle entraînera le reflux du militantisme et de la contestation de l'ordre. La culture clean, de haut niveau, comme on dit au ministère, poussera dans l'oubli le socioculturel, les bénévoles, les MJC. En effet, à mesure que la France se couvre de "scènes nationales" très friquées où l'on diffuse des spectacles de niveau international, le nombre de places laissées à la chanson diminue jusqu'à la disparition quasi totale de cette discipline sur les scènes publiques d'aujourd'hui. La première génération des ACI aura été tuée au moment où elle arrivait à maturité. Mais les professionnels de la culture ont d'autres chats à fouetter: venant eux-mêmes des classes moyennes par le "sociocul" ou l'enseignement, ils éprouvent un besoin furieux de se légitimer. Ils iront donc chercher une légitimation du côté des "arts majeurs". Pour le reste, eh bien il y aura le rock. Le rock ne dérange pas, il ne revendique rien et surtout pas la transformation du métier, ni du rapport au public. Au contraire, il n'y eut jamais autant de stars et de comportements de stars que dans la période du rock. Cela ne dérange pas les gens de pouvoir. L'apparition de la cassette sera le dernier coup fatal pour la chanson à texte: trois quarts de ventes en moins, c'est rédhibitoire lorsqu'on est un petit. Les chanteurs moururent donc. Le ministère de la Culture ne les aida pas. Ce fut le silence, l'abandon, le désespoir. On a donc totalement oublié dans ce pays que la France possède un extraordinaire répertoire de chansons poétiques modernes et anciennes: personne ne les chante jamais. Que serait le théâtre français si l'on ne jouait jamais Molière et les classiques? Le silence ouvre donc sur la régression. Soudain, un feu s'allume dans une banlieue. Un petit rappeur y prend la parole. Il a une très mauvaise diction, il ne sait pas chanter, il n'y a pas de musique dans son propos, il fait des fautes de français dans son écriture naïve, mais il a quelque chose à dire, à crier sur la vie. Les médias, les chanteurs ne lui laissaient d'autre destin que de se taire. Il se lève et il rappe. On a envie de l'écouter: "Je suis pas un chanteur, je suis un mec qu'a envie de dire des trucs, pour mes copains, tout ça. Félix disait: "Je ne .suis pas. un chanteur, je suis un homme qui chante." Le petit rappeur ne sait pas qu'il vient de loin. Pour reprendre la parole que l'éternel music-hall lui avait chourée. Jacques Bertin |