Sud-Ouest
9 août 1992

Jacques Bertin
Un poète sans partition

"Plain-chant, pleine page", c'est l'écriture
nue d'un chanteur qu'on aurait tort d'oublier

En vingt-cinq ans de "carrière", l'auteur-compositeur-interprète Jacques Bertin a sorti une quinzaine de vinyles et quelques compact discs, mais personne n'en sait rien. Jacques Bertin n'est pas une vedette. Dieu le préserve du Top 50 et des sonos barbares des grandes cérémonies dites de la chanson française. Autour de lui pourtant, quelques milliers de fervents voudraient bien élargir le cercle et parlent de lui avec un certain fatalisme.

Luc Bérimont est mort. Bertin, lui, vit toujours aussi résolument éloigné des circuits, des modes et des compromissions. Faut-il laisser dire que c'est un chanteur maudit, superbe et "chiant" , comme l'affirma naguère Jean-François Khan sur France Inter? Le débat n'est plus trop de saison. Bertin s'est arrêté de chanter par les temps qui courent. Il retâte du journalisme, son métier d'origine, et sans doute continue d'écrire en secret des textes qui peuvent devenir des chansons.

Paroles à lire

Il est plus difficile d'ouvrir un livre que de brancher sa stéréo. C'est pourtant la proposition qui nous est faite avec le recueil "Plain-chant, pleine page", où l'on trouve l'essentiel des poèmes et chansons de l'"artiste" écrits au cours de la période l968-l992. L'expérience est rare et risquée pour la plupart des auteurs, y compris les plus solides et les plus aguerris de la chanson à texte. On s'en doutait, Bertin échappe encore une fois à la règle.

Ses paroles sont aussi faites pour être lues quand tout est silence. L'émotion est différente, plus nue et plus pure, plus intime encore. La musique est brute, celle de la langue seule. On entre dans l'atelier profond et secret de celui qui parle. Il est violent et fraternel, pointilliste pour fixer les paysages de l'enfance, amer et grave dans sa difficulté d'être, les nuits d'insomnies avec leur versant très noir, les étreintes manquées, la fuite de l'autre qui est une femme outrageusement maquillée, une passion ouverte, une blessure, un ami perdu. Il parle de la mort et de l'éternité des fleuves, des gens des campagnes de l'Ouest, son pays, installés dans des hivers très froids ou des étés de plomb suspendus à la verticale des villages dans une attente infinie. Il se moque et fustige avec véhémence les égoïsmes, les vanités, les histoires sensationnelles. Il s'engage dans une voie bien étroite, où l'on rencontre l'amitié, de la morale, quelques valeurs en rupture de stock, comme la dignité de l'homme le plus humble. L'homme est guetteur, veilleur de nuit, responsable à la base de la flamme vacillante du monde.

L'adhésion à la vie

Il n'y a pas d'abandon, parfois une tristesse tranquille, une lassitude, mais souvent des éclats d'espoir. Dans la préface de "Plain-chant, pleine page" , Pierre Veilletet écrit ceci: "Même lorsqu'elle broie du noir, la poésie de Jacques Bertin en extrait des couleurs. Elle échappe au désespoir par une adhésion sans relâche à la vie, ainsi la vie seule est-elle son œuvre complète. La poésie de Jacques Bertin nous fait le cœur vaste et le sang vermeil, parce que nous la sentons réveiller en nous la vieille vertu dont on voudrait nous détourner: la ferveur, mon ami, la ferveur".

Bertin n'a pas fait les Francofolies. L'assistance est menue. Le poète est seul avec quelques amis. Gougaud, Ferré, Aragon, Giraudoux, Bérimont, Cadou, Nazim Hikmet et quelques autres sont du premier cercle. Les paroles des chansons s'envolent. Dieu merci, il y en a qui restent.

Pierre-Marie Cortella