Bourg-en-Bresse
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Frère Jacques...
Frère Jacques, dors-tu? Lui pioncer, allons donc! Ce n'est pas parce qu'il chante posé sur sa chaise qu'il la met en veilleuse. Loin des "Nuits debout", Bertin est un un adepte des soirs assis. Tant mieux, nous aussi. Et on l'a encore prouvé les 29 et 30 avril derniers en prenant place dans l'intimiste théâtre de l'Artphonème à Bourg-en-Bresse (1). Soyons honnête, nous n'étions là que le 29, laissant la salle aux autres le lendemain, la "fête étrange et très calme" se savoure à petite dose. Mais nous n'avons pas de mal à imaginer que la deuxième soirée fut du même tonneau. Invité par son ami Rémo Gary pour soutenir la fragile structure locale menacée par les restrictions budgétaires du moment, l'"Homme qui chante" a embarqué - comme sur L'Étang chimérique du vieux Léo, interprété en ouverture de récital -, son auditoire dans l'humble et vaste monde des vivants qui n'est autre que celui du peuple.Ces "habitants" - pour reprendre Depardon - qui se taisent dans les Gros bourgs français, ces âmes veillant au bord des"routes qui savent [leur] histoire" - et la nôtre - dans ces "Maisons vives où tout recommence / Et la soupière et le bon vin / Le fleuve impétueux d'enfance / la radio chantant l'espérance", tous ces gens sans esbroufe qui "font de la fidélité beaucoup plus qu'il n'en faut : [...] pour faire rougir la chaudière et bouger le bâti des mots", ces faux résignés qui, lorsqu'ils se demandent Que faire?, savent qu'il leur suffit de "planter dans la mer" ou de "parler à [leurs] frères".Une vingtaine de titres en tout. Avec les mots des amis : "Vascounet" (2) ou Claude Semal. Ceux des poètes de la "famille" : ah! La Fleur rouge de René-Guy Cadou sur la musique de Jacques Douai. Avec aussi, balayant les futilités bruyantes du moment, Le Temps des cerises ou Brave Marin. La passé? Ce n'est assurément pas ce concept poisseux qui colle aux mains de certains. Bertin sait le magnifier dans la vibrante évocation en vers de seize syllabes qu'il a renoncé à apprendre par cœur et qui ne se termine pas par hasard sur cette injonction : "Tu gênes les gens, petit homme en déguisement post-moderne / On te demande pas de croire on te demande d'avancer / dispense-toi de commentaires dégage ton âme en berne / Petit homme contemporain en plâtre, laisse-nous passer".Voilà, Bertin est comme ça : il joue avec ses lunettes, il prend le temps d'accorder sa guitare - son seul support musical ce soir-là -, il s'amuse de ses (quelques) trous de mémoire et lâche une ou deux confidences. Celle-ci, par exemple. Un jour, lorsqu'il était enfant, "dix douze ans peut-être",son oncle Georges, typographe, a offert à son père, qui était alors représentant de commerce, un poème imprimé à l'intérieur d'un joli cadre en bois que le gamin, fasciné, n'a jamais oublié. La preuve : un bon demi-siècle plus tard, il en a fait une chanson qui commence ainsi : "Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie / Et sans dire un mot te mettre à rebâtir...".Nous aurons évidemment reconnu l'emblématique Tu seras un homme mon fils (3) de Rudyard Kipling, l'auteur du Livre de la jungle (1865-1936), et il n'est pas exagéré d'avouer que cette"vieillerie" nous a paru d'une impérieuse actualité. "Si tu peux être dur sans jamais être en rage / Si tu peux être brave et jamais imprudent / Si tu sais être bon, si tu sais être sage...". Merci, frère Jacques, d'avoir réveillé ces belles paroles qui dormaient dans leur cadre. Et tu sais quoi? En quittant la salle, nous n'avions même pas pas sommeil.(1) Avec, en première partie le 29, le malicieux Thierry Küttel accompagnant ses ritournelles à la contrebasse et, le 30, François Buffaud. (2) Jean Vasca. (3) À retrouver, espérons-le, dans le tout prochain CD de Bertin, Seul dans le paysage (Velen).
Didier POBEL (6 mai 2016) http://dpobel.over-blog.com/2016/05/frere-jacques.html
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