Le Petit Format
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Jacques Bertin, « chanteur de fond », ça te semble coller à ton parcours ? Oui, l’expression me parait assez juste. D’autant plus que ça fait maintenant 45 ans que ça dure ! C’est une sorte de marathon, dans le genre. Dans cette discipline, nous sommes un certain nombre de marathoniens. Le gars qui fait un succès, un tube, c’est un sprinter et il est bien essoufflé, tandis que nous, on court longtemps. En courant, on sifflote, on fume une cigarette, on s’arrête pour parler aux spectateurs. On prend son temps. C’est un peu ça, l’image.
La presse t’a particulièrement bien accueilli à tes débuts. On a vraiment salué ton entrée dans la chanson... C’est une époque révolue. Il y avait des journalistes – et pas seulement parisiens – qui suivaient la chanson, qui n’attendaient pas les coups de télé-phone des attachés de presse, qui ne marchaient pas sur la mode, sur « ce dont on parle », mais qui prenait la peine de découvrir, de rendre compte, de suivre durablement les artistes. Ma première maison de disque c’était la Boite à musique, les disques BAM. Il n’y avait pas d’attaché de presse. On envoyait un coursier porter les disques chez les journalistes. Il n’y avait personne pour les relancer. J’ai eu des articles, parfois même relativement importants, alors que j’étais un jeune homme complètement inconnu. J’avais 20 ans. Aujourd’hui, ça fait 20 ou 30 ans que les mêmes journaux, ou l’équivalent, n’ont pas parlé de moi.
Tu as été aussi journaliste... J’ai été journaliste à la fin des années 80. Je ne travaillais plus assez pour vivre en tant que chanteur. Moi, j’ai commencé à la fin des années soixante. Dans les années soixante-dix, on s’en sortait pas mal. Pour des gars comme moi il y avait, principalement, le réseau des MJC. On avait du monde dans les salles. C’était inégal, parfois il y avait 300 personnes, d’autres fois 12. Mais ça fonctionnait. On gagnait gentiment notre vie, on avait du travail. Dans les années quatre-vingt, ce réseau s’est effondré, il a disparu. Je n’avais plus assez de travail pour vivre. Je suis entré comme rédacteur en chef adjoint à Politis. J’ai été chef du service culturel pendant 12 ans. J’avais 43 ans quand j’ai commencé. Je me disais « Bon, la chanson, c’est fini ». Ça a été très dur. Mais, comme dit le proverbe, « à quelque chose malheur est bon ». Grâce à ça, j’ai découvert plein de choses : l’écriture journalistique, les politiques culturelles. Ça a été positif pour moi, finalement. J’ai arrêté en 2003. La chanson, je n’avais pas complètement raccroché, parce que j’avais continué à faire des disques, notamment... La chanson, c’est reparti... Aujourd’hui, je vis à nouveau de mon métier de chanteur.
Et tu seras sur la scène des Francos le 13 juillet ! Je vais faire une soirée avec mon vieux copain Julos Beaucarne ! C’est mon plus ancien ami dans le métier. Quand j’étais étudiant, il venait chanter avec nous à la salle des étudiants de Lille, qui s’appelait le Studio 125... Je te parle de l’hiver 65/66 ! Il avait une trentaine d’année, on avait 20 ans. On ne s’est jamais perdus de vue. Faire les Francofolies ensemble, c’est assez marrant, assez surprenant. En tout cas, ça me fait plaisir !
Peut-on considérer la chanson comme le parent pauvre de la culture ? La chanson n’existe pas ! A aucun égard : à l’université ça n’existe pas, dans les institutions culturelles ça n’existe pas, au Ministère de la Culture, ça n’existe pas. Un temps, je me suis battu contre ça. Maintenant, on sait que ça ne changera jamais, nous n’existons pas. En dehors du show-business, ça n’existe pas. Vous passez par le show business ou vous n’existez pas ! C’est comme si on disait aux théâtreux voilà : c’est le théâtre de boulevard et la télé ou rien !
Tu es l’un des artisans du prix Jacques Douai. Un prix basé sur les idéaux de ce grand interprète. Le premier : « Célébration de l’art de la chanson »... Oui, parce que depuis 20, 30 ans, la chanson est devenue d’après ce qu’on nous dit « la musique »... Moi, je ne fais pas de la musique, je fais de la chanson. La chanson est un art en soi et qui peut se définir, quelque chose de spécifique. Ne serait-ce que pour l’importance du texte, la qualité du chant, la nuance. Le chanteur n’est pas un musicien parmi d’autres et qui chante, le chanteur est accompagné par des musiciens. L’art de la chanson, c’est aussi faire silence dans une salle où il y a plusieurs centaines de personnes. Et de parler avec ce silence. C’est tout ça, l’art de la chanson.
Le deuxième : « Respect et souci d’élévation du public »... Oui, bien sûr, parce que c’est absolument indispensable quand on est à la fois un artiste et un citoyen... Quand on est un homme, quoi ! Donc, on ne manipule pas, on essaie de pas manipuler les gens, on essaie de ne pas tricher, on essaie, en gros, d’avoir une manière humaniste de faire son travail, d’exercer son art.
Le troisième : « Emancipation par la culture et l’éducation populaire »... Oui, c’est-à-dire que la culture a un rôle dans la société. Sa vocation n’est pas seulement de nous faire passer une bonne soirée. C’est de faire progresser l’esprit humain, individuel et collectif. Chaque fois qu’un individu progresse, il fait progresser la société. Quand la société progresse, ce sont tous les individus qui en tirent bénéfice. Et ça passe donc par l’éducation populaire, par l’action culturelle. C’est-à-dire un système de formation en dehors de l’école et de l’université. Un système de formation de l’esprit, à travers des réseaux, des équipements. L’éducation populaire a joué un rôle très important dans les années cinquante, soixante. Elle a formé des milliers de syndicalistes, des milliers d’adjoints au maire, des milliers d’artistes... Et elle a formé le public. Et le prix Jacques Douai ne se borne pas, comme tous les autres prix, à chercher le meilleur jeune, le meilleur chanteur... On cherche à célébrer un artiste, mais ça peut être aussi une structure, une association. Ça pourrait être aussi un éditeur ou un mécène...
Il n’y a pratiquement plus d’interprètes, peu d’artistes qui reprennent des chansons. C’est dommage, non ? C’est un des problèmes, bien sûr ! C’est à dire qu’il y a un grand nombre de belles chansons qui finissent par tomber dans l’oubli, que les jeunes ne connaissent pas, parce que ça ne circule pas. C’est un drame, dans cette discipline artistique. C’est un peu comme si les jeunes comédiens ne connaissaient pas Molière. C’est vieux tout ça ! Faut aller de l’avant ! Moi, j’ai toujours plusieurs chansons du répertoire dans mon tour. Quand je suis tout seul à la guitare, j’en fais encore plus, pour le plaisir. Je trouve que tous les chanteurs devraient mettre un point d’honneur à chanter quelques chansons du répertoire. Ne serait-ce que pour réfléchir sur « comment ça fonctionne », pour sortir de leur narcissisme, de leur univers. Pour sortir de leur écriture. Le plaisir de chanter, c’est quelque chose, ça a son importance aussi.
Pourtant, c’est mal porté, la nostalgie, de nos jours... Oui je sais, il faut aller de l’avant parce que « l’économie est malade », tout ça, je connais le refrain : faut être tourné vers l’avenir ! On ne court pas assez vite... Vous devriez accélérer !... Je connais ça par cœur, ça ne m’impressionne pas. Je crois qu’on est de plus en plus à trouver qu’il faudrait un peu ralentir l’accélération ! Il n’y a pas d’avenir s’il n’y a pas de passé. Enlever le passé, c’est décerveler l’être humain.
Il est toujours là, le plaisir de chanter ? Oui, mais je pense que je suis un peu une exception. Si tu veux mon point de vue sur la question, j’ai toujours trouvé qu’il y a, finalement, assez peu de chanteurs qui aiment vraiment chanter... On a l’impression que beaucoup aiment le métier de chanteur, monter sur scène, avoir un public, gagner la partie, s’exprimer... Mais ça m’a toujours étonné que si peu, au fond, aiment vraiment chanter. Quand on était enfants, on nous apprenait à chanter et à aimer ça. Avec mes frères et mes sœurs, quand on était gosses, tout le monde chantait.
Est-ce qu’on a le droit d’être nostalgique de cette époque ? J’espère bien qu’on a le droit d’être nostalgique ! On n’a pas le droit d’être nostalgique de la connerie, mais on peut être nostalgique des choses formidables, quand même ! Propos recueillis par Jacques Perciot
Aux Francos le 13 juil. et réédition des enregistrements publics « Gaîté Montparnasse » 1978 et « Oiseaux de passage » 2000.
http://www.centredelachanson.com/component/content/article/43-actus/444-a-la-une-jacques-bertin.html |