Ce texte nous est transmis par J.P. Nicol
La revue de poésie Rétroviseur, a consacré, dans son numéro de juin à septembre 2008, 23 pages à un ensemble sur la chanson poétique : des articles et des textes (Jean Vasca, Jean L'Anselme, Catherine Ribeiro… etc.) dont un de Paul Hermant sur Jacques Bertin que nous publions ici. La scène se passe en mars 2008, à la Maison du livre de Bruxelles, où Aline Dhavré organisait une exposition (Les chants des hommes) sur la chanson.
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LES CHANTS DES HOMMES
On s'était dit avec Aline, on va essayer de recomposer tout ça. Normalement, on aurait dû enregistrer. On ne dira pas le doigt qui oublia d'enclencher la touche, on précisera simplement que d'enregistrement il n'y eut point. Alors, on a essayé de se souvenir. Et donc d'inventer. Parce que se souvenir c'est inventer. Et inventer, c'est découvrir. On invente des trésors, on va voir si on peut inventer une rencontre. Et donc, Aline Dhavré organisait à la Maison du livre de Bruxelles une exposition autour de la chanson et dans la chanson, la chanson poétique, ce qui revient à dire la chanson politique à peu de choses près, puisque nous sommes là dans une démarche, avec des gens qui portent la parole au cœur de la cité et cette exposition, elle l'avait justement intitulée "Les chants des hommes". Autour de tout cela, des tours de chant et des rencontres. France Léa était venue parler. C'était le tour de Jacques Bertin et c'est cette rencontre-là qui aurait dû faire l'objet d'un enregistrement. On a bien vu qu'il était surpris, Jacques Bertin, par le choix musical que j'avais proposé d'emblée. Sans doute la chanson la moins représentative de son répertoire. Mais c'était fait exprès. Parce que voilà, nous en étions à célébrer partout l'anniversaire de la mort de Claude François et j'avais commencé par m'étonner que les médias parlent par la bouche des morts tandis que ceux-là qui étaient bien vivants on ne leur parlait pas. Ils sont là pourtant, portant une mémoire dont personne, apparemment, ne sait trop quoi faire. Et donc, cette chanson "Que le temps s'efface", parce que aussi, elle me ramenait à l'enfance, je veux dire, elle aurait été de celles qui auraient éveillé mon enfance. Je sais ce que je dis. Bertin en chante une autre, "Actualité" d'Albert Vidalie et Stéphane Goldman, qui est exactement la chanson qui, je crois, m'a appris à écrire. Il y a, un moment, ce renversement "Deux messieurs bien, parlant de chasse et de chiens, dans un bar américain, prennent le whisky du matin". Ce n'est pas rien, à sept ans. Et donc, c'est pour ça que j'ai proposé "Que le temps s'efface" parce qu'il y a des mots dedans comme "Je voudrais que le temps s'efface comme une averse sur la plaie, une gaze, une nuée qui passe ou comme un lourd rideau épais, qu'il s'ouvre au milieu s'il lui plaît" qui sont des mots trop rares et précieux pour leur permettre de faire l'impasse sur la manière dont on fonde sa langue. Parce que rien que cela, une gaze, et allez, vous êtes prêts à tous les vagabondages. Je ne sais pas vous, mais moi oui. Et donc je demande à Jacques si les chansons peuvent apprendre à écrire. Pour autant qu'on s'en souvienne, Aline et moi, on pense bien qu'il a répondu non ou bien à côté, ou bien à peu près. Ce n'est pas vraiment une interview, c'est une conversation. Dans une conversation, on peut répondre non ou bien à côté ou bien à peu près. Là, maintenant, tant qu'on en est aux enfances, j'aimerais bien un peu parler de son père qui fut un Castor, du côté de Rennes. Les Castors, c'était un mouvement de bénévoles, décidant de reconstruire la France, dans l'immédiat après-guerre. Et donc, des non professionnels qui bâtissaient des logements bon marché, des modestes gens se mettant en coopérative. Issus des milieux du catholicisme ouvrier. Je voudrais lui en parler parce que dans cette énorme entreprise de reconstruction se sont jouées des choses et que l'on a décalé là l'urbanité de l'urbanisation. Je lui dis qu'au même moment, il y avait à l'œuvre les Castors d'un côté et de l'autre le BTP naissant, avec un groupe ambitieux, Bouygues, et que cela parlait encore soixante années plus tard, quand un fils de Castor ne passe jamais à la radio et que le fondateur d'une entreprise de maçonnerie a détruit TF1. Comme nous sommes dans une conversation, Jacques dit simplement que les Castors étaient des gens qui avaient décidé de faire le boulot et puis qui l'avaient fait. Là, c'est le métier qui parle. On veut dire : il n'est question que de métier, dans cette réponse. De travail aussi. L'homme qui chante est un travailleur, il est rugueux et calleux. Il n'est pas avare de ses heures. Il n'y a pas d'apprêt dans ses tours de chant. Il y a une rigueur, un tour de main, une façon. Ses tournées s'apparentent à un circuit de compagnonnage. On est là dans quelque chose de posé, de répété, d'assuré : l'acte n'est jamais gratuit. La guitare continue la main qui tient la plume que va dire la voix. En tout, 160.000 disques vendus depuis le début de sa carrière. Il connaît les chiffres. C'est lui qui écrit, qui chante, qui produit, qui vend. On est ici dans un cercle vertueux. On est d'ailleurs exactement là : dans le métier, c'est-à-dire dans la maîtrise, et dans le travail, c'est-à-dire dans la souffrance. Et à bien regarder Jacques on se dit que oui, on le prendrait bien pour un compagnon-fini et qu'il a déjà fabriqué son chef-d'œuvre, qu'il le fabrique d'ailleurs toujours et que c'est comme ça sans doute parce que, comme il dit, il fallait faire le boulot. Et ces considérations sociales, ces clivages de classe, l'amènent à une constatation étonnante : "Je n'ai jamais rencontré de fils de magistrat", dit-il, tandis que nous abordons la question de la parole des pauvres, qui n'ont jamais été aussi nombreux, qui ne parlent pas et qui ne sont même plus parlés par personne. Pas de fils de magistrat. Il fait dans sa tête le tour de professions, même improbables. Pas de fils de magistrat, nulle part. Comme si on n'en sortait pas, tout de même. Qu'on restait un petit Castor. Scout. On demande le totem. Il n'y en avait pas. Dommage. Et cela, ces histoires où l'on mêle les travaux et les jours des hommes renvoient à Lille, aux débuts. A l'école de journalisme, à 1966, aux premières chansons et à cette salle de cinéma, le Ritz, où il se produisait quand on vint l'avertir que Monsieur Barclay était dans le bistrot d'à côté, contrat en main, prêt à signer. Cette histoire-là, chacun la connaît qui connaît Jacques. Et donc tout le monde sait qu'il refusa ce papier, on pourrait l'imaginer même un peu hâbleur, mais non, ce papier était un contrat d'allemand, une option prise pour quelques années sans engagement en retour. Enfin bref, il est encore certain que c'est Jacques Douai qui l'encouragea à chiffonner ce papier léonin, Douai prétendit par la suite que non, l'histoire ne sera jamais dite et l'on ne sait toujours pas quel verre Barclay avala de travers lorsque ce jeune impétrant le prévint de son catégorique désintérêt. Cet épisode en amène cependant un autre, en ligne droite. On évoque son livre "Chante toujours tu m'intéresses", ce pamphlet flamboyant sur le show-business, et l'on s'étonne qu'il ait paru quelques semaines seulement avant l'élection de François Mitterrand, c'est-à-dire fort exactement à l'aube des années Lang et de ce moment fracassant où la musique a remplacé les hommes qui chantent et où le plateau s'est substitué au terrain. Les choix culturels socialistes furent vite oublieux de ces arpenteurs de petites scènes, de MJC ou de cafés-théâtres, de ceux qui les avaient accompagnés, de ceux aussi sans doute qui les avaient faits et dans ce tréfonds culturel disparut le livre, ce qu'il contenait, ce qu'il voulait faire. Et avec le clinquant vint alors ce temps des haines, haine de soi, haine du peuple, haine de la culture. Sur ces haines, Bertin est impitoyable. Il parle comme il écrit dans ses chroniques, quelque chose d'acéré : "L'art d'aujourd'hui est parcouru par la haine, haine du public pour le public d'à-côté, dans la lutte pour la distinction. Mais aussi -observez les artistes -haine de soi, haine de la société, haine de l'homme, haine de l'art, haine de la beauté, haine du concurrent". Où range-t-il là-dedans ce qu'il dit de la voix des autres ? Les garçons qui ne savent pas la poser, des choses un peu fluettes, rien qui tienne, des trucs bien trop flûtés, et puis les filles qui se posent un peu là et qui assument un organe dont il dira aussi, "chaque homme qui a été enroué le comprendra" qu'il est évidemment sexuel. Une auditrice mal embouchée le lui fit répéter. Bertin mène, par chez lui, des ateliers où les voix se
posent. La chanson de patrimoine, la chanson de répertoire. Ces
choses qui foncent à tombeau ouvert vers l'oubli. Il a proposé
des années durant, de créer une sorte d'Institut National
de la Chanson où seraient conservées et animées les
archives des chants des hommes. On sent bien qu'il s'agit là d'une
corde encore très sensible et l'on s'étonne dans le public
qu'il n'existe rien : que les bandes, les disques, les affiches,
les pochettes, enfin tout, soient livrés aux caprices du temps
parce que la chanson jamais n'a été considérée
comme un art mais une part de commerce. Et que chacun de ses dossiers
a reçu une fin de non-recevoir parce que, par ailleurs, la chanson
est surtout une industrie. "Et Cadou?" dit la salle. Cadou arrive alors. Il dit ne pas savoir le chanter, que ses mots sont
durs aux rythmes, le DVD qu'il a réalisé récemment
résonne de la voix des autres. Cadou, qui fit un poème magnifique
en croisant par hasard le camion qui amenait Guy Môquet et ses compagnons
vers le piquet et le peloton de Châteaubriant. Cadou qui surgit
lui aussi après soixante et quelques années pour nous ramener
à ce que l'on fait de la mémoire, quand les archives sont
trop encombrantes. Cadou qui revient dans une stupéfiante réalité.
Ç'aurait pas été mal de finir avec Cadou. On a fini
comme ça.
Paul Hermant,
journaliste à "l'écriture incisive et à l'humour
oblique", "poète du politique", est le chroniqueur
quotidien des sautes-levées de Matin Première sur les ondes
de la RTBF. Il est de ceux qui ont décidé depuis le 11 septembre
que : "désormais plus rien ne sera comme avant, surtout l'avant"…
Né en 1946, le ligérien Jacques Bertin est journaliste (ex-responsable des pages culturelles de Politis), écrivain et auteur-compositeur-interprète de chansons. Biographe de Félix Leclerc, il est un des rares interprètes de Philippe Jaccottet, a consacré un disque entier à Luc Bérimont et un film (DVD/EPM) à la mémoire de René Guy Cadou. Dernier CD : Que faire ? 40 ans de chanson (enregistrement public - 2007). |