(Conférence présentée le 19 novembre 2010, à la Médiathèque Philippe Vial de Voiron (38) pour l'association Chansons buissonnières)




 

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Jacques Bertin


Quelques réflexions pour tenter de commencer

une sémiologie de la chanson


Tout est langage. Il n’y a pas que l’œuvre, la chanson, qui parle. Il y a tout ce qui l’annonce ou la précède. Avant l’œuvre, il y a des signaux qui lui fraient un chemin, lancent des significations, marquent des sens interdits, sélectionnent le public, vous disent que l’artiste est des vôtres et s’il est crédible. D’où la phrase de bon sens : avant même de l’entendre, je sais ce qu’il va me dire

* - Que je puisse tenter de parler de « sémiologie de la chanson » paraîtra une extravagance. Et c’en est une, en effet, puisque je ne suis pas compétent, je ne suis pas un universitaire. Mais, mon excuse, c’est que ce domaine n’a jamais intéressé les sémiologues (exception : Louis-Jean Calvet, Chanson et société, Payot, 1981). Je m’y hasarde donc, moi qui ne suis pas du métier. Et le premier signe à relever, au sujet de la chanson, c’est justement cette indifférence, cette absence des chercheurs de toute catégorie (sémiologues, historiens, sociologues et théoriciens de la culture) – absence qui montre bien comme les sciences humaines sont sujettes aux modes et aux fantasmes dominants de leur époque. « L’étude de ce qui est mal connoté est mal connotée », a dit un jour Edgar Morin, qui s’y connaît. La chanson n’est pas un sujet sérieux, donc pas un sujet d’étude. En France, ça a toujours été comme ça. S’y intéresser, c’est déchoir, c’est descendre dans l’échelle de la distinction... Vous n’avez jamais entendu et vous n’entendrez jamais plus une conférence comme celle-ci. Et c’est pour cela que vous en pardonnerez la faiblesse et les faiblesses… Je vous remercie d’avance.

* - Mais il est vrai que la chanson sans cesse échappe à la définition car elle sort de partout, multiforme et évolutive. Il n’y a jamais eu non plus d’académie, de théorie ni de règles obligatoires… Ni mots en « isme », ni écoles, ni manifestes… Ca n’aide pas ! D’autre part, je ne sais pas si nous aurions à y gagner, vu le sort que les théoriciens et les gens sérieux ont fait à la poésie contemporaine, par exemple.

* - D’abord le premier signe : chanter. Sachez que l’homme normal chante naturellement bien. Si l’homme contemporain chante mal, c’est un signe de l’état de notre société. Et justement, cette aphonie générale devrait passionner les chercheurs… Eh bien non…

L’homme chante naturellement et par là, il atteint le lyrisme, que l’universitaire ne sait pas décrypter… Ca signifie quoi, cette vibration sans sens ? Ca se subdivise comment ? On ne sait pas. Et c’est peut-être parce que la chanson nous renvoie à l’inconnu majeur (la vibration émouvante, la grâce inexplicable par l’analyse – donc le mystère) que les intellectuels français la refuse absolument. (Ils la refusent aussi pour des raisons de classe, parce que le chant c’est physique, donc vulgaire, c’est à la portée de tout le monde donc du peuple et ce n’est donc pas distingué… L’intellectuel français pense que son mépris de tout ce qui est physique garantit sa froideur intellectuelle, c’est-à-dire la qualité de sa pensée).

* - En ce moment, on ne dit plus « chanson » ; mais on dit « musique ». Victoire de la musique sur le texte, volonté globale de chanter mal (j’y reviendrai dans un instant), « mixage » du son qui met le chanteur au niveau de puissance des musiciens… La chanson étant, depuis les mazarinades, un art dangereux politiquement, les pouvoirs s’en sont toujours méfiés, jusqu’à ce que le show-biz, à la satisfaction générale, depuis cinquante ans, fasse le boulot : désamorce la bombe. C’est tout l’intérêt de la disparition de la chanson au profit de « la musique »…


* - Je ne suis pas un sémiologue, bien sûr. Je suis un homme qui observe. Comme je suis aussi un chanteur, je perçois peut-être des choses, à force, que les gens ne perçoivent pas. Mais si je cherche à théoriser (faire la théorie de ce qui est), je ne souhaite nullement en déduire ce qui doit être, maladie habituelle de la critique, des artistes et des intellectuels depuis des décennies, qui a pour effet d’arracher l’art aux bricolos, aux malades du cœur, au public, pour la mettre dans les mains expertes des géomètres, des spécialistes, des brillants causeurs, bref, des gens qui s’y connaissent et bref : des critiques, justement ! Je vous renvoie à l’art plastique contemporain et au philosophe explicateur qui chaque fois précède l’artiste et son œuvre, avec cent pages explicationnelles du questionnement qui rend cette œuvre si intéressante. Il y a de moins en moins d’artistes parmi les artistes et de plus en plus de théoriciens. Le vieil académisme du XIXème siècle a été vaincu mais notre époque est encore plus théoricieuse et formaliste, c’est très bizarre… (Voyez la virtuosité dans la musique – classique et en jazz, considérée aujourd’hui comme un critère décisif de qualité).


* - Je commencerai mon propos en disant qu’évidemment tout est signe ! Oui, mais que la sémiologie de la chanson est difficile à tenter, la chanson n’étant pas – contrairement au théâtre, par exemple, un art défini dans des cadres, avec des critères à peu près fixes. Elle est un magma bruyant polymorphe, sans cesse naissant de la périphérie, de l’ignorance, des incultes, des adolescents ; et les limites de la chanson se confondent avec le bruit (l’auto qui passe avec son boum-boum ; le supermarché, la salle d’attente de l’hôpital... tout autant que le brouhaha d’un Zénith ou la petite salle envoûtée où 200 personnes écoutent un chanteur « à texte » ou encore le silence de votre chambre et les mots qui vous cherchent profond ou encore la petite chanson de votre enfance qui vous fait pleurer…). C’est quoi, la chanson ? Johnny à la Tour Eiffel ? Ou un petit gars qui joue trois accords pour sa petite amie ? Ou les hurlements du supermarché ? Ou
la Butte rouge ?

* - Chanter - mais chanter vraiment - c’est aimer être pendant un moment un peu de la vibration du monde. Sortir du temps, entrer dans l’évocation, le rêve. C’est le dernier acte magique de l’homme contemporain. On est dans la grâce, on fabrique de la grâce. Les intellectuels détestent ça, je l’ai dit : cette candeur pour laquelle il n’est nul besoin d’être cultivé. Il y a dans le chant quelque chose qui à la fin finale échappe à l’analyse, je l’ai dit, c’est la grâce. C’est le charme (l’origine du mot charme en latin : chant sacré magique).



* - Maintenant, attaquons notre sujet.

Des messages, des signaux. Destinés à qui ?

Certains ont pour but de montrer l’adhésion aux normes du Métier à un moment donné : le rapport voix/musique, la tenue vestimentaire, l’attitude en scène, et jusqu’à la façon d’apparaître à la ville, mais oui. Car pour réussir, il faut montrer par des signes sa conformité aux courants dominants de la culture…

D’autres signaux sont destinés au public et c’est surtout de ceux-là que je parlerai.

D’autres enfin peuvent être destinés aux journalistes (la forme et le style de la pub de l’artiste), par exemple, ou, plus secrets et indécelables, à ma petite amie. Moins intéressants pour nous.

Le nom de l’artiste est le premier signe. La mode est au nom américanisé - ou au semi gag (en ce moment) : Bill Snipper, ou Bel Tronch… Rarement Jean-Claude Dupont. Ni Jean-Philippe Smet, qui faisait banal, appliqué, poli, Belge… Chez Johnny, tout est falsifié. Johnny Halliday, ce nom signale évidemment un conformisme radical, une adéquation au monde des variétés de son époque et donc de toujours ! Eddy Mitchell, Dick Rivers… Acquiescement de départ aux règles du jeu de l’industrie du spectacle, du succès contemporain, de la mode ! Attention, je ne mets pas tous les pseudos dans ce sac ; c’est le droit de chacun de prendre un pseudo – mais ils n’expriment pas tous le même sens.


* - La façon dont vous avez été informé au sujet de ce chanteur, ce disque, cette chanson, cette soirée, cette façon constitue un message, fait partie du message : en vogue, une star, important, marginal, inclassable, révolté, artiste régional, injustement méconnu, bien vu de la parole dominante etc. Qui vous a parlé ? La radio ? Le journal local en rubrique « Canton de Trifouilly-sur-Glaise » ? La rumeur ? Votre meilleur ami avec des larmes dans la voix ? Déjà un message est passé.

Le lieu où se passe cette soirée est aussi un message : votre appartenance, votre monde, est-ce celui-là ? Un spectacle gratuit à la MJC ou des places à 100 euros au Palais des Congrès ? Le Zénith ? Cela vous dit l’importance du chanteur, sa place dans la société. Et ça situe vos goûts dans le mouvement de la société et vous-même dans cette société.

Le prix des places, pour un chanteur poétique est à la baisse depuis dix et vingt ans ; c’est beaucoup moins cher qu’une soirée théâtrale du même niveau de notoriété ; tandis que pour une vedette du show biz, le prix est très élevé…


* - Les gens que vous croisez dans le hall, c’est encore une partie du message. Venus parce que « on en parle », c’est en vogue ? Avec les enfants et le chien (donc : « familial ») ? Un certain niveau social ou un « public mélangé » ? Etes-vous en connivence ou pas ? Des gens de quelle tranche d’âge ? Seize ans ? Des intellos ? Tous les copains ? Et si vous êtes douze dans une salle déserte, c’est quoi ? Des perdants ? Des perdus ? Des ringards, alors ? Un langage qui s’évase, qui a gagné, qui est à l’aise, qui est reconnu ? Ou un langage qui a du mal, qui n’est pas reconnu - et qui sollicite votre esprit maquisard ? La musique d’ambiance, le chauffage plus ou moins bien réglé, l’odeur de moisi dans la salle, tout cela fait partie du message, ça vous dit le niveau de reconnaissance professionnelle de l’artiste. Les photographes ! Beaucoup de photographes, ça signale un artiste de premier plan. Mais le photographe du journal local qui sort aussitôt sa photo faite, c’est un autre signe…


* - Et voici l’entrée en scène (sur de la musique ? ou dans le silence ?) La musique indique généralement que voici un personnage sensationnel et que son entrée en scène est un événement. Parfois elle reprend un air. C’est un de ses succès, un rappel qui vous « met dans l’ambiance » - et ça veut dire aussi justement que cet artiste a fait des succès ! …Que vous êtes supposé connaître - si vous êtes dans le coup.

Le rideau ? Je me souviens d’Henri Gougault, à Paris, rue Mouffetard, dans les années 70 : pas de technicien, lui, avec sa guitare sur le ventre, qu’on entrevoyait dans la coulisse par une fente ; de son bras libre (l’autre tenant la guitare) il tirait le rideau avant d’entrer en scène ; et le mouvement saccadé du rideau tiré d’un seul bras... Ca disait beaucoup de la solitude pathétique du chanteur pauvre. (Ca ne l’a pas empêché de faire quelques chefs-d’œuvre).

Qu’est-ce qu’il indique le rideau ? Au théâtre, son rôle est de cacher le décor ; mais il donne aussi un cadre au tableau ; la lumière va s’éteindre, cette porte va s’ouvrir et on va entrer dans un autre monde. En chanson, il ne s’agit aujourd’hui que d’indiquer : voici la vedette. Souvent, d’ailleurs, on abandonne cet artifice vieilli : la scène est ouverte. Mais alors, il faut que les musiciens viennent dans un premier temps s’installer avant la vedette et cela déclenche les premiers (petits) applaudissements. Tandis que l’intérêt du rideau, c’est qu’il est binaire : oui-non. Il est déclencheur d’applaudissement. Il fait du rythme. Et il fabrique du mythe, tandis que l’artiste entrant sur scène sans tambour ni trompette, dans un éclairage simple, c’est juste un homme qui a quelque chose à dire.


* - Heureusement, il y aura la lumière ! Les « effets de lumière » ! Et la fumée ! Pour accompagner les effets sonores ou théâtraux, pour les augmenter, les souligner ! Or ils finissent par devenir eux-mêmes le spectacle et beaucoup de gens ne pourraient plus écouter de la parole nue : j’ai bossé toute la semaine et le samedi, je veux des fumigènes et des jeux de lumières ! Ben, on va vous en donner…

Il m’est arrivé de chanter avec la salle allumée. Ce fut en 2005, à Montolieu, près de Carcassonne, dans une de ces salles polyvalentes mal conçues pour le spectacle vivant, dans les années 70... Je ne voulais pas monter sur la scène, bien trop haute par apport au public ! Je demandai au technicien municipal de m’installer une petite estrade devant la scène ; mais alors, dit-il, nous ne pourrons plus utiliser les éclairages de scène ! Qu’à cela ne tienne : je chanterai avec la salle éclairée ! Habituellement, l’obscurité de la salle joue un rôle concret : concentrer les regards vers la scène, empêcher qu’on se regarde les uns les autres, décourager le bavardage… Là, par effet de paradoxe, le résultat fut une écoute extraordinaire. J’ai imaginé que ce fut la surprise du public, cent cinquante personnes, qui motiva sa plus grande ferveur pendant une heure et vingt minutes. Evidemment, si cela devenait une pratique courante, cet effet serait annulé…


* - La lumière : que dit-elle ? Est-elle au service de l’œuvre ? Ou signale-t-elle plutôt que l’artiste (ou l’œuvre) est dans le goût du jour ? (Et d’abord qu’on a les moyens financiers de se payer ça !)

Quelle forme d’émotion fait-elle naître ? Voluptueuse (beauté plastique, virtuosité technique etc.) ou vise-t-elle à se faire oublier, se retirer devant son objet ? Cette tendance-là est très rare. Je me souviens avoir beaucoup vexé un éclairagiste parce que j’avais refusé la machine à fumée ! Cela lui semblait remettre en cause sa valeur professionnelle, aux yeux du public… Mais pourquoi faut-il de la fumée sur scène ? Quel message cela dit-il, sinon une certaine « beauté » ou une étrangeté qui n’a rien à voir avec la chanson…

Quant à moi, spectateur de théâtre, j’ai plusieurs fois remarqué que les éclairages excessivement soignés, excessivement esthétiques, empêchaient de voir la bouche des comédiens – donc de suivre le texte ; et, surtout, qu’ils fatiguaient les yeux. Donc ils travaillent contre l’œuvre. Comme chanteur, je ne me soucie pas de faire des « ambiances » ou de demander à la lumière de suivre le texte, mais seulement de reposer par quelques changements simples les yeux des spectateurs. N’est-ce pas le signe que je ne veux pas être dans « Le Métier », et que je veux seulement ceci : le chant, le lyrisme, la chanson, la poésie ? Le problème est que vous ne pouvez pas interdire les éclairages : problème sérieux…


* - On est très souvent parasité par le pittoresque de l’artiste (coiffure, chapeau, lunettes noires, vêtements, attitudes, gestes… Tout ça, c’est juste de l’image. L’emballage du camembert, qui proclame qu’il est bien de son temps (ou en rupture - c’est la même chose). Par ces artifices - ces signaux - il vous cause, vous donne la notice, vous dit que vous pouvez avoir confiance… Dans tous les cas : faire oublier que ce mage, ce prophète, c’est Jean-Claude Durand, le petit gars du bout de la rue…


* - La tenue. J’ai déjà écrit sur ce sujet et on voudra bien me pardonner de me répéter. Le costume croisé, dans les années 50 et 60 ne signifiait rien. Il était justement fait pour… décourager la sémiologie ! C’était le costume banal de celui qui se met « en dimanche », comme on disait alors. On souhaitait montrer au public qu’on avait pris soin de sa tenue – il était donc une marque de respect. Mais aussi, il signalait - très important - qu’on n’était pas costumé comme un artiste de genre : pompier d’opérette, comique troupier à nez rouge etc. Donc, sa neutralité faisait que l’artiste n’était pas précédé par une image (tandis qu’aujourd’hui les rockers font l’inverse, ils se remettent à fond dans le « costume de scène » !). Le costume croisé avait donc pour effet de libérer l’artiste des clichés de genre. Brel, Brassens, Fanon, tant d’autres, étaient en costume croisé gris. Des ruptures avec ce modèle : Montand (populo à chemise marron ouverte), Ferré (tout noir : l’anar), les chanteurs de cabaret (col roulé, costume de velours, déjà signalant une forme de rupture), Félix Leclerc (d’abord la chemise carreautée « canadienne », idée de son agent Jacques Canetti - puis le costume croisé, puis enfin la chasuble à mi-bras : on y voyait l’homme de la nature – mais, là, il fallait voir la commodité pour le guitariste. Jacques Douai enfin (col Danton blanc, justaucorps, une volonté de créer l’image du « troubadour », une image certes, mais qui voulait proclamer un attachement à l’histoire, donc une affirmation, une rébellion, une éthique...

Anecdotique, mais important : la tenue de scène est importante aussi d’un point de vue pratique, en ce qu’elle vous évite de monter sur scène en débraillé parce que vous venez de renverser de la sauce sur votre chemise. Quant à moi, j’ai longtemps traîné le costume impeccable dans l’auto… Il s’agissait seulement de montrer mon respect du public. Mais on me disait sans cesse, alors, que je ne ressemblais pas à un chanteur ! Surtout un jeune ! Et chacun y allait de son conseil : le jean (décontract’), le costume blanc (genre crooner…) etc. Vers cinquante ans, j’ai opté pour la simple veste noire, propre, atone, celle que je porte à la ville – et personne ne me dit plus rien. Mais c’est le privilège de l’âge sans doute – et on a admis que je suis un chanteur qui ne veut pas ressembler à un chanteur ! Et donc : tout le monde s’en fout ; cela ne signale rien, sauf mon âge… Je me suis toujours demandé si tel chanteur de ma génération qui fit tout un spectacle avec le pantalon décousu et montrant son slip rouge à l’entrejambe l’avait fait exprès et le faisait tous les soirs…


* - Les femmes : sexy, ou robe longue ? C’est un casse-tête pour elles : sexualiser ou anti-sexualiser ? Et toutes se posent le problème… Rien que le problème est déjà un signe : qu’est-ce que la société attend d’une femme sur scène ? Moi, mon problème, c’est mon œuvre, mais elle, son problème, avant son œuvre, est de régler le problème de la sexualisation : donc son image. Elle parle avant tout au sémiologue…


* - Depuis les années 60, nous avons tout vu : les cuirs de motards, les salopettes d’écolos, le médiéval… Et le costume du rocker, bien sûr, indéfinissable mais tellement éloquent. Le décalé, le cocasse, l’extravagant… Ce qui est frappant, c’est le conformisme – ce conformisme que le costume croisé, à l’apparence si conventionnelle, pourtant, anéantissait…

Et le chapeau ! Un chapeau sous les projecteurs, vous imaginez (la chaleur…) le courage ! Eh bien, il s’agit de montrer un aspect farfelu, original ! Et les lunettes noires... Vous pensez que c’est pour protéger les yeux contre les projecteurs ? Pas du tout. Les projecteurs, ça fait quarante ans que j’en prends dans la gueule, ça ne m’a jamais fait mal aux yeux ! Donc, demandez-vous ce qu’elles signifient : timidité maladive (fausse) ? provocation (une certaine dangerosité) ? affectation (je me permets tout – et à bas l’ordre bourgeois) ? déguisement (il me faut absolument trouver une idée originale) ?

(Mettons à part ceci : un jour, dans les années 70, alors que jusque là, cet outil était totalement inusité sur les scènes, on vit apparaître un chanteur portant des lunettes ! De simples lunettes de vue ! C’était courageux, alors, tant les lunettes connotaient la timidité, l’absence de virilité, la gentillesse, la mauvaise santé, et donc le fait qu’on n’est pas fait pour ce métier-là !)

La barbe de six jours : je suppose que c’est un rebelle asocial, non ?


* - Après, il y a la façon d’occuper la scène, l’attitude. Il y a des « bêtes de scène » qui tiennent la scène et je n’ai rien à dire là. Sauf quand je vois le petit gars qui court de long en large – quel sens cela peut-il avoir ? - Je n’ai toujours pas compris. Ou certains façons exagératives d’avoir l’air possédé, de ne plus pouvoir résister à l’extase d’être en scène. Ah, je veux bien que ce soit « du théâtre » ; et je n’y ferai donc pas plus de critique qu’à une mauvaise pièce de théâtre.

Des cas particuliers : les jambes exagérément écartées de Johnny (on en finira jamais de s’interroger sur ce signe plus qu’étrange. Car c’est un signe : ça ne sert à rien, c’est anti-naturel, ça demande même à certains moments des talents d’équilibriste, à tout le moins de gymnaste ; mais, à l’évidence ça signale quelque chose…


* - La voix. Jadis, il s’agissait d’atteindre le fond de la salle ou de couvrir l’orchestre – d’où le chanter fort, l’affectation, le démonstratif - et le manque de nuances, bien obligé. Soudain, avec la sonorisation, tout ça est obsolète. Voici l’époque de Jean Sablon et des crooners : on peut chanter pas fort ! C’est le début de la nuance – et c’est un gain extraordinaire. Et cela autorise aussi, c’est très important et très positif, les mauvais chanteurs à monter sur scène : nous irons donc davantage dans le signifiant, moins dans le vocal donc moins dans la bluette et plus dans la personnalisation de l’inspiration. Voilà la génération des auteurs-compositeurs-interprètes.

Mais presque aussitôt, arrivent les musiciens ! D’abord accompagnateurs, ils prennent une importance croissante dans les années 70. Au point que le chanteur n’est plus aujourd’hui, dans l’idée toute faite, qu’un membre du groupe. Je vous reparlerai des musiciens plus loin.

J’ai lu dans un journal que le fait qu’on comprenait vraiment tout ce que je dis, quand je chante, faisait « appliqué » ; donc peut-être un peu trop vieille-manière ? La langue française est un peu vieille manière, non ?


* - Chanter mal est un signe.

Jadis, les gens chantaient. Je veux dire : les simples gens. Et ils chantaient bien. (Je me suis toujours interrogé sur la voix nasillarde volontiers prise par certains interprètes médiévistes. Signe de quoi ? Je ne sais où ils sont allé chercher ça.) On chantait bien, disais-je. Des chansons de groupe, ou des chansons sociales diffusées par les « petits formats » et vendues par les colporteurs (d’ailleurs à certaines époques très surveillés par la police…). Du temps de mon père, les chanteurs, évidemment chantaient bien. Mais des âneries, d’accord. La chanson avait une mission de « délassement ». Le chanteur s’applique alors à chanter bien des chansons « à l’eau de rose », des ritournelles, des petites créations charmantes et sans importance. Dans les années 50 et 60, certains, surtout des auteurs-compositeurs-interprètes, ont prétendu chanter malgré une voix sans grâce, vu qu’ils avaient « quelque chose à dire ». Le gymnique reculait alors devant le message. Ce fut certainement un progrès : on avait désormais le droit de s’exprimer personnellement, comme les poètes ou les peintres !

Qu’est-ce que l’auteur-compositeur-interprète ? Voici. Le chanteur se libère de l’orchestre parce qu’il s’accompagne lui-même à la guitare ou au piano. Il se libère de l’éditeur et du producteur dans la mesure où il fait lui-même les paroles et la musique. Donc il est mille fois plus libre de thèmes, de fond, de forme. Il est libéré par rapport au « métier » de l’époque. Le micro fait le reste ! C’est une véritable révolution.

Le premier de ces auteurs-compositeurs-interprètes fut Félix Leclerc, dès 1932. Puis, il y eut tout l’après-guerre et la grande époque des cabarets rive-gauche… Adieu le conformisme et les conventions ! Comme disait Félix : « Je ne suis pas un chanteur, je suis un homme qui chante »...

Le chanter-pas-très-bien (et là, je ne parle pas de Félix !) caractérisa donc le chanteur crédible, le pas fabriqué. Mais ça devint très tôt une affectation. Au point que quelques-uns de mes amis chanteurs des années 70 considéraient la belle voix comme une preuve de ringardisme, ou de passéisme, ou d’affectation. Ils n’auraient surtout pas voulu apprendre à bien chanter ! Le raisonnement est le suivant : la preuve qu’on peut croire en ce que je dis, c’est que je suis pas un chanteur, je suis un homme qui parle de sa vie. Et donc, une voix éraillée témoignait de l’intérêt du message et de sa crédibilité. Chanter mal était encore un « signe » ! Et chanter bien, ça faisait pas très viril, en plus de ça…


* - Et voilà qu’aujourd’hui, en 2010, chanter mal – pour un homme - est obligatoire. Chanter mal signale l’adhésion du chanteur à sa génération et à la société, à l’idée que l’époque se fait de la chanson. Ca peut signaler une possible révolte, un probable malaise générationnel et, encore plus stupéfiant, un signe de virilité !

Mais celui qui chantait indiquait qu’il voulait croire en la parole, donc en l’homme, en la vie, en la société. En la vertu et en l’intérêt du chant ! Ca c’est un sacré message ! C’est d’ailleurs pour cela qu’aujourd’hui on trouve l’acte de chanter trop candide ! Pas assez rebelle… Alors, quel signal négatif donne celui qui ne sait ou ne veut pas chanter ? Voilà : aujourd’hui, on n’est pas assez ringard, naïf, gnan-gnan, pour chanter bien…

Le petit rocker ignore qu’il pourrait chanter. Si je lui donne trois cours d’une demi-heure, il apprendra très vite à chanter. Le problème, c’est qu’alors, je lui brise sa carrière !

L’autre problème, c’est que le chanter-mal interdit tout ce qui n’est pas interjection, vers court, éructation. Il y a seulement une petite émission gutturale qui, finalement, signale la petitesse de la vision du monde et la petitesse de l’emprise du chanteur sur celui-ci (le monde). Le chanteur d’aujourd’hui est un petit animal hypernerveux qui ne comprend pas pourquoi il ne comprend rien au monde et à la société et pourquoi il y a des méchants qui lui veulent du mal et pourquoi il vit dans le malaise et pourquoi ça ne va pas. Il se situe d’emblée par sa manière dans ce statut inférieur – c’est pas quelqu’un qui par sa parole ou son chant va s’approprier le monde, non. Il est l’expression de la nouvelle société occidentale où l’individu est narcissique, malheureux, où personne ne comprend rien, mais où ça fonctionne techniquement et ça ne va pas si mal finalement. L’ensemble des mal-être fait une société…

* - On est bien obligé de s’interroger sur l’incapacité de notre jeunesse mâle à produire une voix humaine chantante. Le chant a laissé la place à des séries d’interjections éructives courtes, produites d’une façon à la fois exacerbée et racleuse. Adolescente, souvent. Et de toutes façons recouvertes par la musique… Cette incapacité est plutôt une censure. Et cela doit intéresser le sémiologue.

J’ai parlé des hommes ! Pour les filles, la mode, dans le médiatico-commercial, est en ce moment à chanter très fort ! Et très démonstratif ! Chanter fort, c’est dire qu’on est aussi forte que Céline Dion ! Qu’on dépasse les orchestres et les milliers d’auditeurs, qu’on passe par dessus eux, qu’on sait le faire. Bref, c’est proclamer une féminité assez stupide mais dont la proclamation proclamatrice se suffit à elle-même, une féminitude. Le problème ici est inversé : comment peut-elle réintroduire la nuance, le chanter discret, le parler bas, le silence ?

* - La chanson est donc devenue « la musique » : la parole de l’interprète se perd dans l’effet sonore, n’étant considérée que comme un instrument parmi d’autres. Un chanteur qui chante bien et nuancé n’a aucune chance et ni non plus ce qui en découle : notes longues, silences, respect du rythme du texte, de la prosodie, appui sur certains phonèmes et compréhension d’un texte ambitieux, tout cela est proscrit. C’est donc le lyrisme qui est proscrit. Et, par delà… la chanson. C’est là tout le sens de la chanson actuelle.

Victoire de la musique sur le chant et sur le verbe : sur le charme et sur le sens. C’est l’échec de final l’esthétique des auteurs-compositeurs-interprètes, la diminution de la liberté du créateur, le retour au conforme et au pas dangereux… A méditer.

Je n’irai pas plus loin sur ce terrain. Sauf pour signaler que le rap et le slam ne sont rien que les balbutiements maladroits d’une tentation de retour à la poésie, c’est-à-dire de l’expression du besoin de poésie sonore : scansion, rime, sujet parlant, sujet dont on parle, vers réguliers, astuces verbales, tout y est. Un de ces jours, ils redécouvriront la chanson, peut-être, c’est-à-dire le chant... En attendant, ils expriment 1) l’échec total de la poésie contemporaine livresque – mais c’est là un autre sujet. Et 2) l’échec de « la musique » à parler pour nous, pour eux.


* - Les musiciens accompagnateurs : Jadis, on ne les voyait pas. Montand les plaçait derrière un tulle. Quand nous étions de jeunes chanteurs, mes amis et moi trouvions ça méprisant pour les musiciens ! Mais Montand avait raison : rien ne devait parasiter l’œuvre, et surtout pas la présence visuelle de l’orchestre !

Dans les années 70, les musiciens prennent autant d’importance visuelle, spatiale, que d’importance musicale. Malheureusement, comme le spectateur les regarde, ils parasitent le sens. Quand nous étions de jeunes chanteurs, il y eut pour nous une complicité générationnelle ; nous voulions les « mettre en valeur » (lumière, place sur le plateau, puissance sonore). Mais c’est ajouter du visuel et transformer la chanson en musique, l’ensemble en performance… Ils se sont de plus en plus « exprimé », devenant démonstratifs et de plus en plus présents. Dans la période actuelle, les musiciens sont « ébouriffants », très forts, « un monstre ». Ils ont pris le pouvoir. Mais je l’ai déjà dit, la chanson est devenue la musique...


* – La gestuelle :


Cela concerne la scène – ou l’audiovisuel, pas le disque évidemment. Sur scène, Brel faisait de la chanson expressionniste, outrageusement jouée. A sa décharge, il faut dire que les salles d’alors n’étaient pas faciles et il fallait aller chercher le spectateur avec la voix et les bras. De Lama à Fanon, on voit une école des expressionnistes. Brassens et Leclerc, eux, ne faisaient aucun geste ; et pour cause (la guitare)… Tout est dans le texte, la mélodie, le chant. Les deux systèmes sont également respectables. Simplement entendre un crétin du métier me sommer de vivre mon texte en faisant des gestes, fut souvent pour moi pénible… Car le vers est une abstraction, point descriptive. On n’est pas au théâtre ! (Je veux bien que pour certains comme Brel, on soit au théâtre et qu’on doive jouer la chanson ; je ne veux pas qu’on l’exige de tous !)

Les jeunes qui courent sur la scène en sautant… là, il y a un mystère. Car ils se livrent à un comportement signalant autre chose (le bonheur d’être en scène ? la perte de conscience ? que sais-je…). Vous pourrez dire : je ne comprends pas pourquoi il fait tel geste dépourvu de sens. On vous rétorque : ça prouve bien que tu ne connais pas ce langage et donc que tu dois être écarté - car son public adore ce geste – qui est un signe de reconnaissance, un drapeau.

Pourquoi bouge-t-il ainsi ? En réalité il n’en sait rien. Il croit que c’est ça qui fait la présence… C’est la limite de la sémiologie : tout est signe, mais parfois de rien, de nullité pompeuse… On voit Johnny bouger les genoux dans le sens latéral, tenir le micro en biais… Je me perds en conjecture sur ce dernier acte gymnique (le micro en biais)… (les genoux aussi).


* – Un mot sur le micro. Je suis sidéré par l’incapacité générale des utilisateurs de micros. Les chanteurs, mais aussi les adjoints aux maires, les présidents d’association ! (Or nous sommes en 2011 – et tous n’ont à la bouche que des mots comme « modernité », « à la page » etc.) Aucun d’eux n’a jamais tenté d’apprendre l’émission, le positionnement. D’où ces parasites, ces explosives qui rendent le discours de monsieur Durand et le récital de Jean-Claude si pénibles. Quand il s’agit de vedettes, de toute façon, vous n’entendez rien, à cause des milliers de filtres que des sonorisateurs puissants comme des empereurs romains mettent entre eux et vous. Mais ce que vous n’entendez pas non plus, c’est la voix, la vraie voix naturelle de Jean-Claude, devenu star ! C’est de la conserve que vous entendez, du surgelé, du préfabriqué. D’ailleurs, quand il chante en play-back, vous ne vous pouvez vous en apercevoir !


* - Les applaudissements. Pourquoi faut-il des applaudissements après chaque chanson ? La tradition, certes... Probablement justifiée par le principe que les applaudissements ponctuent le récital, permettent des sauts de thématique, de temporalité, de style… C’est comme une page qu’on tourne. Et on est supposé manifester son émotion immédiate. Cette convention est parfois pesante. Mais sans les applaudissements, il y aurait dans le récital des silences interminables, c’est vrai… Bien manipulés (l’ambiance qui monte de plus en plus), les applaudissements préparent le triomphe final. Ah, on est loin de la rigueur de l’art. Au spectacle, il y a toujours cette bonne humeur obligée, cette montée vers un final énorme ! Et, il faut le dire, c’est donc une limitation des potentialités des artistes. A part ça, les applaudissements sont eux aussi un message, un signal et ils sont dans le show-biz gérés comme tels.

La standing ovation à tous coups, mode récente, qui signifie moins quant au chanteur que quant au Métier. Chacun devient un grand homme en moins de deux… Que restera-t-il pour De Gaulle, quand il entrera dans la salle ? Cette absence de sens de l’importance relative des choses fabrique de l’obscène.


* - Tiens, quelques gags :

Tout n’est pas signe : devant dix mille personnes, la vedette peut sortir pisser, personne ne s’en aperçoit ! Et s’il chante en play back, c’est pareil !

Mais lorsqu’il arrive en retard, que nous dit-il, ce faisant, sur son statut de vedette ? Johnny, m’a-t-on dit, arrive systématiquement avec beaucoup de retard (sauf à la télé, où, miracle, il est à l’heure…). C’est très pensé ! Tandis que, plus comportement infantile-con, Archie Shepp à Valence, dans les années 70 : à l’heure de démarrer, on va le chercher à son hôtel ; il vient de commander des huîtres ; il montera sur scène avec une heure de retard. Il s’agissait là, sans doute, d’un caprice de nouvelle vedette.

Je vous rappelle une des premières décisions de Jean Vilar fondant le TNP : les portes du théâtre sont fermées à l’heure annoncée, à la seconde près. Cette discipline exige le respect mutuel des comédiens, des techniciens, de la direction, des spectateurs. A l’église, la messe, jamais, ne commence en retard... Il y a dans la fête chaubiseneuse un mépris par principe des gens, de l’art, de l’acte même de célébration qui doit être décrypté…

Puis la durée du récital. Qu’est-ce qu’elle dit ? Le récital court et sans rappel de Brel, c’était un acte artistique fort. Un temps qui permettait à la première partie d’exister et qui respectait le personnel de la salle. Bref, qui proclamait une morale. Tandis qu’un temps long, voire très long (Higelin : je suis un fou génial, c’est une fête) : notre art est en dehors, au dessus de la vie réelle… Et aussi, peut-être : il n’y a que l’extravagant qui soit artistique.

Enfin, les rappels. Ici, une façon conventionnelle, polie, de saluer. Là, une façon souvent forcée de passer un message : c’était génial, on en redemandait sans fin !

Sur scène, une certaine réserve, que personnellement j’apprécie, dit que nous ne sommes pas dans l’embrassade, la fusion, le délire festif et la prise du pied. Cette distance vous renvoie au texte, au lyrisme, mais aussi elle vous dit des choses sur notre humanité, notre solitude et notre communion. Elle n’est donc ni de la timidité ni du mépris ni de la faiblesse artistique. La bête de scène excitée et soi-disant « généreuse » vous impose une vision du monde unanimiste et superficielle, quasi-enfantine. Au Zénith, vous êtes entraînés dans un délire qui induit un assentiment obligatoire, ce qu’on appelle un bon spectacle. Comme un bon produit au supermarché. Tandis que la réserve du chanteur appelle celle du spectateur : elle l’engage vers plus d’intelligence, de subtilité, de nuance.

La réserve sur scène veut aussi indiquer que dans la vie, la réserve est une bonne action ; c’est donc une indication d’une morale. Même dans la vie, nous ne nous tomberons pas automatiquement dans les bras en nous rencontrant. Pourquoi ? Parce que nous sommes des hommes.


* - Un autre signe qui n’en a pas l’air : personnellement, je mets toujours dans mon récital quelques chansons du « répertoire ». Cela faisant, en plus de l’intérêt propre de ces chansons, j’indique – encore un signe - que je me situe dans une ligne, dans une tradition, dans une tentative commencée avant moi. Je rends hommage aux anciens pour leurs chefs-d’œuvre, je dis aux jeunes artistes qu’ils pourraient y songer, je dis qu’un artiste doit sortir de lui-même, de son ego, je ramène mes spectateurs à plus important que moi, à leurs goûts à part moi, à une âme plus vaste qui nous contient tous. Assurément, c’est un signe que les jeunes artistes, affolés dans leur être, leur obligation à inventer fissa, pourraient adopter...

Mais vous voyez bien que j’ai une façon conventionnelle de présenter le récital : succession de chansons chantée dans une atmosphère grave et sereine. Alors que le show d’aujourd’hui est un moment de folie apocalyptique qui doit vous entraîner vers une excitation paroxystique sans sens, sans but, sans message : on s’éclate, on se défonce, on en prend plein la gueule !


* - A la fin, et j’en ai bien conscience, le problème, c’est que ce que nous faisons tous, « c’est un spectacle ». Le lieu de la parole véritable et de la manipulation, de la fantasmagorie déserte et de l’authenticité, du narcissisme et de l’ouverture à autrui… Tel est le problème du spectacle : à la fois un langage humain, une œuvre d’art et un moment global de manipulation. Certains artistes s’en sortent en refusant au maximum la manipulation. Beaucoup font l’inverse et se fondent dans l’imagerie, la manip’. On « chauffe la salle », les gens « en auront plein la gueule » etc.


* - L’étude de la sémiologie n’épuise pas le sens, bien sûr. Après la tentative d’analyse – qui ne peut jamais prétendre avoir « tout » compris, il reste l’œuvre. On peut la décomposer (la musique, le texte, l’accompagnement, l’interprétation…) mais à la fin il y a une part qui résistera au burin. Et même à l’analyse stylistique et à l’analyse de contenu ! C’est pour cela que l’analyse des chansons, on ne s’y essaie pas tellement, d’habitude : la vibration de la voix ramène au problème de la sorcellerie – ou de la grâce, ou du charme, je l’ai dit en commençant. La vibration de la voix dissout le temps. D’où la mélancolie qu’elle ouvre dans la beauté. C’est la beauté plus quelque chose.



* - Enfin, il y a dans une salle de spectacle, dans le fait qu’on soit rassemblé à plusieurs dizaines ou centaines, un effet cathartique qui est la base même de l’art : la même chanson qui, dans votre automobile ou à la maison est insupportable parce qu’elle vous bouleverse trop passe ici avec douceur, ferveur, et pas de désespoir.


J’ai plaisir à terminer sur ce détail qui est toute la chanson : l’effet cathartique du spectacle vivant en général et de la chanson en particulier. Car c’est « signe » de rien. Et pas analysable par la sémiologie...


* - Et donc après tout cela, enfin, il y aura l’œuvre. Savons-nous la comprendre ? Oui. A condition de faire silence. Moins il y a de signes supplémentaires, manipulateurs ou extravagants, et plus vous avez de chance de trouver la grâce. C’est toute la grâce que je vous souhaite.

Jacques Bertin


FIN


Merci à Jacqueline Girodet, l’instigatrice de ce travail.