![]() Juillet 2001 Hors-série | L'art du faux débatLIBERTE D'EXPRESSION. Non, les cas de "censure" ne se multiplient pas. On mêle des cas avérés de censure, des réponses plus ou moins adroites à des provocations, des choix politiques. Quelques exemples dans l'actualité. On peut trouver choquant que les héritiers d'Hugo interdisent la sortie d'une suite des Misérables. Même résolument mercantile. Ou que les héritiers de Margaret Mitchell interdisent une version d'Autant en emporte le vent, version black ; un livre qui devait sortir en juin. Il peut y avoir là une exagération du droit d'auteur. Mais que penser lorsqu'un tribunal interdit à Françoise Chandernagor de publier un feuilleton consacré à l'affaire Godard, ce médecin disparu avec toute sa famille? Que penser des procès opposant un camping naturiste à Michel Houellebecq, ou Mathieu Lindon à Jean-Marie Le Pen, ou Jean-Louis Turquin à Marc Weitzmann? On tente d'empêcher les romanciers de s'approprier des affaires ayant défrayé la chronique. A chaque fois des personnes vivantes s'estiment choquées par l'exploitation littéraire des faits. A une autre époque, Gustave Flaubert n'aurait pas pu publier Madame Bovary! proteste Françoise Chandernagor. Oui, mais les faiseurs d'uvre doivent-ils avoir priorité par principe sur les personnes vivantes? Certains plaignants exagèrent peut-être. Mais certains auteurs? On pense à l'architecte de la BNF empêchant les travaux de transformation dans la bibliothèque au nom de son droit d'auteur; et est-il normal qu'un artiste -Buren, à Lyon- s'approprie une place publique parce qu'il y a mis un monument payé par la collectivité (cette fois le tribunal a donné raison aux fabricants de cartes postales). Laissera-t-on les artistes rendre la vie immobile? La défense du droit d'auteur est-elle démodée? L'histoire d'Alberto Korda, mort à Paris le 25 mai, est édifiante. On avait appris peu de temps avant que l'auteur du portrait du Che photographié en 1960 portait plainte contre son utilisation pour une pub. Mais ses droits d'auteur sur cette photo lui avaient déjà été chouravés par l'éditeur "de gauche" Feltrinelli qui empocha une fortune. Oh, des censures, il y en a. Pas toujours bien nettes, d'ailleurs. On cite ce prof censuré à Abbeville pour avoir fait étudier par ses élèves Le Grand cahier d'Agota Kristof. On cite évidemment l'affaire Baise-moi. Le 30 juin de l'an passé, une association obtenait du Conseil d'Etat le retrait du visa d'exploitation de ce film. Le fait que cette association soit "proche de l'extrême-droite" n'a ici aucun intérêt, puisque le Conseil d'Etat agit comme mécanisme d'Etat. Et le fait d'être proche de l'extrême-droite ne saurait enlever aux membres de cette association leur qualité de citoyens. Plus intéressant: dans Le Nouvel Observateur, Laurent Joffrin s'en prit justement à ces artistes qui lancent leur carrière sur le morbide, le gluant, le scatologique, le négatif. Quand les progressistes, les humanistes vont-ils réagir? Oui, parler des valeurs. Mais on nous trouvera peut-être "fasciste" de parler de valeurs Une vraie censure, et une vraie stupidité: à Aubergenville, en avril, le nouveau maire RPR fait arracher la préface signée Catherine Tasca dans un livre de poésie édité par le salon du livre local. Stupéfiant. C'est moins de la censure que de la rage maladive. Plaçons ici le renvoi de responsables culturels à Saint-Gaudens ou à Chateaubriant, suite à des changements politiques aux élections municipales. Mais on tire beaucoup sur la corde "lutte contre la censure". On ressasse une vieille histoire où le plasticien Bustamante, voulant faire entrer un semi-remorque dans une chapelle transformée en salle d'expo, à Carpentras, se vit refuser le gag par le maire de la ville. Dans le même registre, on cite l'annulation d'une exposition provocatrice par le Conseil général du Var. On ajoute que le département de la Charente et la région Centre reprennent l'argent octroyé à des fonds d'aide au cinéma. Motif: nous mettons de l'argent pour promouvoir la région. Primaire, un peu. Et lorsque, fin avril, les magasins Auchan refusent de mettre le livre de Catherine Millet (qui est déjà un best-seller) dans les rayons, est-ce de la censure? N'est-ce pas plutôt déjà du commerce? Du travail d'image, c'est-à-dire la récupération inversée de la provocation avant-gardiste par un autre commerçant qui "s'interdit de mettre en vente des produits à caractère pornographique ou violent". A malin, malin et demi Le fait que les choses ne soient pas tellement tranchées, avec les bons d'un côté et les mauvais de l'autre, nous incite à une réflexion toujours utile. Une pétition a récemment circulé selon laquelle les cas de censure "se multiplient". Non, ils ne se multiplient pas. On mêle des cas avérés de censure, des réponses plus ou moins adroites à des provocations, des choix politiques. La question du droit à l'expression publique ne peut tenir pour rien le droit des citoyens à la protection d'un espace public laïc, appartenant à tous et respectueux de tous. Et cette contradiction enfin: il faut protéger l'art et les artistes, mais il n'y a pas non plus de raison qu'ils bénéficient du droit exorbitant, à cause d'une légitimité quasiment sacrée, de s'emparer de l'espace public et d'être les seuls qui soient inattaquables par principe. La religion de l'ordre est inadmissible, mais la religion des artistes est-elle meilleure? Ils utilisent de l'argent public, des structures publiques, des outils institutionnels. Souvent au seul bénéfice de leur ego et en refusant de se justifier devant la société considérée comme l'emmerdeuse réactionnaire qu'ils doivent guider. Les expositions provocatrices se multiplient, elles, en profitant de ce climat. Il faudrait poser la vraie question: comment fonctionne le système pour que de telles âneries, si pingres en contenu, parviennent à se faire subventionner en amont. Les élus, souvent beaucoup plus progressistes que les artistes, plus cultivés aussi, se navrent d'être pris en otages par des gens qui n'ont pas à justifier leur légitimité. On ne raconte pas assez souvent l'histoire de Pierre et le loup. Dommage. L'époque nous semble moins marquée par la censure que par l'afflux de provocations et la confusion entre espace privé et espace public pour l'exhibition de fantasmes, fantaisies et provocations. Il y a à inventer une nouvelle laïcité. Jacques Bertin |