Strasbourg

Jeudi 25 février 1999

L'Europe et la culture (populaire ?)
 

 

Je voudrais, avant de commencer, dire, puisque je suis dans sa ville, que je rends hommage à Catherine Trautmann pour sa politique culturelle nationale, dont je suis, jusqu'à aujourd'hui, un fervent soutien.

Cela dit, parlons de l'Europe. Je voudrais, pour illustrer mes interrogations, rappeler un fait. En 1997, c'était le 50ème festival d'Avignon. Il n'y fut pratiquement pas question de Jean Vilar, le fondateur, ni de ses idéaux de théâtre populaire. Mais Bernard Faivre d'Arcier, son lointain successeur, publia au milieu du festival une tribune dans le journal Le Monde pour indiquer la ligne de la nouvelle bataille à mener, selon lui. C'était l'augmentation du budget culturel européen: vers le 1%!

Pour moi, cela montre comment la préoccupation de l'Europe peut constituer une façon, disons, de détourner la conversation.

Je ne suis pas contre l'Europe. Personne n'est contre l'Europe. Ma bibliothèque de poésie est pleine des œuvres des poètes européens (Rilke, Hölderlin, Ritsos, García Lorca, Dylan Thomas, Maeterlinck, Pavese…). Et depuis longtemps. J'ai, comme beaucoup, milité contre le nationalisme et le chauvinisme, pendant des décennies.

Alors,

- si l'Europe aide à l'unification des systèmes (système du droit d'auteur ou du droit des interprètes, systèmes de protection sociale des artistes et caetera), je dis bravo.

- si l'Europe aide au soutien des industries culturelles, je suis encore d'accord… quoique je pense qu'industrie culturelle soit synonyme d'aliénation, par ailleurs…

- si l'Europe aide à la traduction, ou aide quelques grosses machines, ou aide quelques petits pays trop pauvres à conserver leur patrimoine: bravo.

Mais s'il s'agit de créer un nouveau niveau de subventionnement et de bureaucratie, je suis contre. Même sous le prétexte "d'aider la création".

Allons plus au fond.

- Je note que favoriser la circulation des œuvres de niveau réputé international aboutit concrètement à empêcher le niveau local de s'exprimer (or, la différence actuelle de niveau artistique entre le local et l'international ne justifie pas la différence de crédit -et de crédits- entre les deux niveaux). En ce sens, l'Europe peut constituer une régression.

- La circulation du patrimoine peint, sculpté et archéologique aboutit à sa destruction rapide. Donc "l'abolition des distances" est souvent un leurre dangereux.

- Ici, il faudrait peut-être réagir contre l'illusion de l'homme occidental qu'il peut tout voir et tout avoir. Est-ce que la fuite vers l'ailleurs -et vers "toutes les cultures"- de l'homme occidental n'est pas le témoignage qu'il cherche à être autre chose pour cesser de se demander qui il est?

- La recherche de la profondeur n'est-elle pas la première victime de cette chose superficielle qu'on nomme le "métissage artistique"?

- Sur le métissage encore: croit-on que le métissage installera la paix universelle? Et donc, question: quel est encore l'intérêt de militer pour le métissage?

Mais encore:

Pour moi, l'humanisme consiste à chercher l'universel à partir du local et pas à adapter le local à l'universel supposé.

J'entends dire qu'il faut créer un sentiment européen. Souvent, par les mêmes voix qui ridiculisent le sentiment d'appartenance français. Les mêmes aussi parlent avec émotion du sentiment national (ou de la mémoire) des Apaches, des Basques, des Israéliens, des Palestiniens, et caetera. Je voudrais comprendre pourquoi il faudrait rendre obsolète en moi ma mémoire fertile et remplacer ce trou béant par un sentiment européen d'ardente obligation.

Maintenant, qu'est-ce qui me paraît devoir intéresser un progressiste?

- Que les citoyens les plus pauvres puissent accéder à la parole. La leur.

Cela ne passe pas obligatoirement par les œuvres. Cette conviction nous oblige à militer, avant toute autre préoccupation culturelle, pour l'action culturelle, qui ne se résume pas à l'aide aux artistes. Les formes de l'action culturelle permettant de donner la parole aux gens sont liées aux histoires respectives des pays et n'ont rien à gagner à être uniformisées.

L'Europe me semble nous exonérer d'une question majeure: en parlant de "projets", de "réseaux", en parlant de subventions et d'innovation, elle nous permet (comme ce fut le cas pour la politique culturelle en France pendant 20 ans) d'évacuer la question que voici: Croyons-nous réellement à l'émancipation individuelle et collective par la culture? Ou encore: est-ce que les fameuses "Lumières" éclairent quelque chose et méritent qu'on se batte pour elles?

Moi, j'y crois. Mais je constate que personne n'emploie plus ces mots et que les militants, d'ailleurs, ont été remplacés par des professionnels…

(Une note au passage: dire que "la culture est un atout pour l'économie" me paraît tomber dans une nouvelle trahison des clercs (1). Je m'étonne qu'une pétition massive de ceux-ci n'ait pas, il y a dix ou vingt ans, attaqué ce concept affreux.)

…Or nous avons moins besoin de professionnels que de militants, moins besoin de projets innovants que d'équipements collectifs et de structuration permanente, moins besoin de savoir-faire que d'idéal,

…et peut-être moins besoin de déplacement que d'immobilité, d'audace que de patience, et de découverte que d'approfondissement. De bruit que de silence.

Enfin, ayant tellement entendu dire que l'Europe était un progrès -ce qui est peut-être vrai, à certains égards- j'aimerais beaucoup qu'on commence à s'interroger sur les possibles régressions que l'obsession européenne pourrait entraîner. Serait-ce tellement sacrilège?

Jacques Bertin
 

(1) Je fais allusion ici au livre célèbre de Julien Benda (La trahison des clercs), paru avant guerre, dans lequel l'auteur apostrophait les intellectuels engagés, qui, mettant l'intelligence au service de diverses causes (le parti, le prolétariat, la nation, etc), trahissaient ce qui doit être le seul idéal de l'esprit : la recherche de la vérité. L'intellectuel de Benda défend des valeurs désintéressées : la justice, la raison. Ici, je dirai que le seul but de la culture, ce doit être elle-même, et certainement pas l'intérêt économique de la ville ou de la région ou du pays. Il y a là un gros scandale.