Les cabarets "rive-gauche" du quartier Mouffetard dans la décennie 1970

 

par Jacques Bertin

 

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Les cabarets "rive-gauche" du quartier Mouffetard dans la décennie 1970
Contribution à une histoire



 

Afin de promouvoir la connaissance d'une aventure artistique unique, nous publions ici une ébauche de recherche sur les cabarets de chanson dans un quartier de Paris, le quartier Mouffetard, dans les années 70.


Venant après la période d'après guerre, dite de Saint-Germain-des-Prés ou encore de la Rive gauche,
cette période se termine, au long des années 80 en gros avec le succès du rock, la victoire du show business sur toute contestation, les changements dans l'action culturelle et socio-éducative, et l'abandon définitif par les pouvoirs publics français de toute tentative d'action volontariste dans le domaine de la chanson.

La période précédente, celle de la Rive-gauche, a été relatée, quoique partiellement et superficiellement, et toujours d'un point de vue événementiel. L'étude artistique, économique, sociologique reste à faire ; mais tant que la chanson française sera considérée comme rien par les chercheurs, il est vain d'attendre.

Cette période s'ouvre au milieu des années soixante. On voit fleurir les cabarets. Nous nous concentrerons ici sur un quartier : celui de la Contrescarpe. Notre enquête - imparfaite et parcellaire - relève, dans la rue Mouffetard, la rue Descartes, la rue de la Montagne Sainte-Geneviève et les alentours, au moins 17 lieux de spectacles. C'est un chiffre énorme. Et, bien sûr, historiquement rare. A lui seul, il incite à l'intérêt.

Certains de ces cabarets sont un peu plus anciens, comme le Cheval d'or ou la Contrescarpe. La Maison pour tous, elle, est presque centenaire. D'autres lieux seront éphémères. Tous ensemble ils témoignent. Nous appelons nos lecteurs à… témoigner à leur tour, afin que ces faits ne tombent pas dans l'oubli, ou dans la déformation légendée. La chanson est un art méprisé ; elle n'a pas de légitimité culturelle, et donc universitaire. "L'étude d'un sujet discriminé est discriminée" dit Edgar Morin. Il nous faut donc, public, nous emparer des sujets "discriminés", avant qu'il ne soit trop tard. Nous substituer à la recherche officielle, afin, peut-être de la motiver… Grâce à l'outil Internet, on peut, en ce moment, publier en passant par dessus les milieux de l'Université et de l'édition traditionnelle et, ainsi, rencontrer le public. Ce peut être une façon de se saisir de la recherche.

Nous nous excusons de ne présenter ici que des bribes. Nous comptons sur notre public, nos lecteurs, les témoins de l'époque, les artistes eux-mêmes, pour nous apporter les informations complémentaires et tous les correctifs nécessaires.

Le regroupement de ces cabarets autour de l'axe de la rue Mouffetard ne fut pas l'effet d'un complot. Nous tentons, en quelques lignes en fin de texte, de donner une explication à ce phénomène qui n'est pourtant pas tout-à-fait le fruit du hasard.

Nous avons porté sur un plan du quartier, et numérotés de 1 à 17, une liste de lieux. Quelques informations suivent l'énoncé de chaque enseigne. Nous pensons que le futur nous permettra de combler les manques et corriger les erreurs.

1) Le port du Salut. Tenu par Jacques Massebeuf.
Robert Nyel, Les Enfants terribles, les Frères Jolivet, Ferrat, Fanon, Yvan Labéjof, Pierre Doris...

2) Le Navigator, crèperie : Lieu de rendez-vous nocturne de nombreux artistes. Tenu par Michèle Baylet et Christian Renaud. Eve Grilliquez y enregistrait Libre Parcours, son émission radio.
Dans la même rue, quelques années avant avait existé la Chanson Galande, cabaret tenu par Jacqueline Dorian.

3) Le Discophage : Boite sud-américaine. Bernard Lavilliers y chantait.

4) La Méthode. Jean-Luc Juvin et Coluche y firent le service. Lavilliers y chantait...

5) Le Bateau Ivre. Tenu par Pol Serge, lui-même ACI.
David et Dominique, Didier Kaminka, Jacques Bertin, Jacques Doyen, Jo Schmelzer, Jean Vasca, Francisco Montaner...

6) Le Cheval d'or : Tenu par Léon Tcherniak.
Suc et Serre, Roger Riffard, Bobby Lapointe, Anne Sylvestre, Annie Collette, Ricet-Barrier, Richard de Bordeaux et Daniel Berretta, etc...
L'ouvrage Le cabaret théâtre 1945-1965 (Geneviève Latour, Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1996) donne le lieu comme "disparu dans la tourmente de mai 68".

7) Le Rancho Guarani : Les Guaranis.

8) La Contrescarpe. Tenu par Arlette Reinerg. De 1955 au début des années 70.
Christine Sèvres, Bernard Haillant, Jacques Marchais, Anne Sylvestre, Paul Barrault, Angelo Bardi, Colette Magny...

9) Le bus : un bus-théâtre (33 places assises), ancien bus roulant dans la France et qui termina là sa carrière, dirigé par Jack Messi.
Il avait accueilli Félix Leclerc, Claude Vinci, les Quatre Barbus, Raymond Devos, Claude Nougaro et des débats sur la chanson française animés par Georges Bilbille et Henri Gougaud. Dans le giron de la MPT-Mouffetard.

10) Maison Pour Tous ou Théâtre Mouffetard : le centre du quartier. Lieu d'animation depuis le début du siècle (Université populaire, etc…) L'un des Quatre Barbus, Pierre Jamet, était monté sur la scène de la Mouffe, alors qu'à huit ans, il était louveteau. Les Barbus ont répété plus de dix ans au cinquième étage de la Maison pour tous.
En 1956 fut créée dans le cadre de la MPT, l'école de la chanson de Solange Demolière. On y trouva : Frida Boccara, Jean Vasca, Bernard Stéphane, Claude Vinci, etc. Les "Samedis de la mouffe" (chanson et poésie) furent organisés une fois par mois, de 1948 à 1975 dans la salle (160 places au moins…) de la MPT.
On put y applaudir (entre autres) : Pia Colombo, Paul Barrault, Joêl Holmès, Catherine Sauvage, Simone Bartel, les 4 Barbus, Colette Chevrot, Beck et Marino, Cyril Dives, Fernand Raynaud, Jacques Brel, Pauline Julien, Georges Brassens, Luce Klein, René-Louis Lafforgue, François Deguelt, Bernard Haller, Anne Sylvestre, Yves Joly, Jean Ferrat, Barbara, Raymond Devos (qui fut un pilier du théâtre Mouffetard à ses débuts), etc. Le poète Maurice Fombeure fit même le présentateur… Il faut ajouter que la MPT était souvent louée pour des spectacles (Jacques Bertin, par exemple…)

11-12-13) Presque côte à côte, dans des caves, et lancé dans le giron de la MPT : Le Cabaret d'art et d'Essai (1969 à 1973, lancé par Karine et Christian Stalla -ce dernier, du duo Michelle et Christian- ; y passèrent notamment : Coluche, Alain Souchon…), le Troglodyte (théâtre Le Petit Mouffetard, puis Troglodyte -coin rue Ortolan, cave voutée du XIIIème- dirigé par Chantal Werner et Henri Gilabert ; parmi les premiers spectacles présentés : Higelin, Fontaine et Areski), Le Pétrin (cabaret associatif réunissant une soixantaine d'artistes, lancé par la MPT et dirigé par Gilles Naudin et Jack Messy puis Alain Combes ; dans la cave d'une maison en ruine -un immense pétrin au rez-de-chaussée, impossible de le sortir- : France Léa, Gilles Elbaz, Germinal, Gilles Servat, Julien Barrias, Denis Wetterwald, Patrick Denis, Jo Schmelzer, Gilbert Sagel, Daniel Clark, Pierre Trapet, Henri Dès, Jean Vasca, Jean Sommer, Bernard Lavilliers, Francine Reeves, Hubert-Félix Thiéfaine, Jean-Louis Caillat, le Théâtre à bretelles, Theophile, Marianne Sergent, Gérard Pierron, Douby, Henri Guybet, Djamel Allam, Jacques Doyen, Ben Zimet, Jacques Barthes, Paul-André Maby, Bernard Meulien…)

14) Le Tripot. Lancé par Corine Léonet, Stephan Meldegg et Gérard Le Cardinal. 20 places dans la cave. Jean Vasca, Jacques Bertin...

15) Théâtre de l'Epée de bois. Théâtre. Lancé sur un terrain vague par la MPT.

16) La Vieille Grille. Tenu par Maurice Alezra. Jacques Higelin, Daniel Lalou, Ben Zimet...

17) L'Ecole buissonnière (10 rue de L'arbalète). Cabaret lancé par René-Louis Lafforgue, et dirigé, après sa mort, par sa veuve Claudie. Guy Bedos, Paul Préboist, Pierre Louki, Maurice Fanon, Christine Sèvres, Béatrice Arnac...

Il peut être ajouté qu'en face du Bateau Ivre, on chanta quelques jours dans la cave d'un marchand de chaussures. "Je passe chez Chaussures", disait le chanteur Germinal. Et on chantait dans certains restaurants du quartier. Citons le Maravedi, place Sainte-Geneviève, où la chanteuse Mara accueillait entre autres Francisco Montaner, Colette Magny, Francine Reeves. A côté du Bateau Ivre, l'Académie de guitare publiait une revue sur la guitare et la chanson, et décernait un prix annuel. Dans son Club plein vent chantaient Jean Vasca, Francisco Montaner.


Pourquoi dans ce quartier ? De tout temps, le quartier Mouffetard fut un quartier de pauvres, d'aventuriers et d'artistes. Le place de la Contrescarpe était, comme celle de l'Estrapade, juste au delà du rempart de Philippe-Auguste. La "porte Bordelle" ouvrait sur la rue Mouffetard. Mais le sud de la Montagne Sainte-Geneviève se caractérise aussi par sa proximité avec les universités, donc les éditeurs. Et les palais de la République (le Sénat, l'Assemblée nationale). Ainsi, la canaille voisine les bourgeois. Un académicien, un professeur de la Sorbonne, peuvent rencontrer des poètes ratés (comme Verlaine) ou des écrivains pauvres (comme Hemingway) ou de simples étudiants fauchés. Au début du XXème siècle, la Maison pour tous de la rue Mouffetard (fin du XVème siècle) fut un lieu associatif militant contre la misère physique (hygiène et santé des enfants) et morale (par la culture, notamment une Université populaire). Cette Maison devint après la guerre, sous la direction (1948-1978) très active de Georges Bilbille, un foyer d'action culturelle, et est à l'origine de l'éclosion de la chanson dans le quartier (Une histoire de théâtre, 1948-1978, du côté de Mouffetard, Georges Bilbille, Editions Alzieu, Grenoble, 2003). Dans les années soixante, le quartier reste très prolétarien (notamment algérien). La qualité médiocre de l'immobilier favorise l'installation d'artistes pauvres, et l'ouverture de cabarets. Après la période 60-70, la nouvelle bourgeoisie intellectuelle investira ce trésor miraculeusement préservé pour en faire un des centres chics de Paris. Désormais trop cher pour les artistes...


Pourquoi cette génération ? Les artistes ne sortent pas du sol par l'opération du Saint-Esprit. Ceux-là furent le produit de l'évolution de la société : davantage de scolarisation, amélioration du niveau de vie des classes populaires, accession à la consommation culturelle, et individualisation des goûts (microsillon, radio portative, livres à bon marché). La satisfaction des besoins primaires (manger, se vêtir…) étant assurée, il est raisonnable de prendre des risques pour devenir artiste, sans être forcément un aventurier. Dans l'ouverture à la culture, il faut évidemment dire l'importance des mouvements de jeunesse et d'Education populaire, l'apparition de lieux de spectacle échappant aux critères de la rentabilité commerciale : après les "patros", les MJC, les Maisons de la culture etc (du scoutisme à Jean Vilar)… Il est à noter qu'à cette époque, la chanson prend le pas de façon fulgurante sur la poésie livresque. Celle-ci aurait pu en bénéficier, mais l'action destructrice des poètes les fit passer à côté de cette chance historique. Il faut ajouter le mépris de l'intelligentsia pour la chanson (c'est à dire pour le peuple). La poésie aurait pu avoir un public énorme, mais on la laissa s'autodétruire. Et la chanson fut offerte à l'industrie. L'histoire de ces lieux et de cette génération de chanteurs est à faire, elle n'a pas été commencée.

 

Remerciements à Francine Reeves, à Montréal, pour sa contribution.

Jacques Bertin - juillet 2005

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