Une autre chanson N° 71 mai - juin 1998 | Jacques Bertin L'honneur du chant Cela fait combien? Quinze ans? Vingt ans? Plus peut-être... Il y avait là un grand gaillard, un peu gauche, un peu perdu, mais là ô combien, le pied sur une chaise basse, la tête frôlant un plafond trop bas, penché sur sa guitare et la couvant déjà, comme on couve une femme aimée. Avec cette tendresse, ce lien, cette force et cette rage aussi qui font les vrais amants. Cela se passait dans un lieu qu'on appellerait aujourd'hui "petit" et qui était le nôtre alors, ce Chat qu'on disait Écarlate, allez savoir pourquoi, et dont je croise encore l'âme, parfois, au hasard des rues ixelloises. Merci encore, Jean-Marie (Verhelst... pour ceux dont la mémoire est assassine). Il y avait cette voix : grave, profonde et volontaire. Cette diction aussi, tant oubliée de nos jours, au service de textes forts, à l'écriture sans faille et qui parlaient de femmes, d'amour et de politique. Ah, la dignité de ces ouvrières de Lip à Besançon dont Bertin m'apprenait alors le combat. Et Claire aux petits seins qui n' aimait pas rester nue après l'amour, Claire qui avait un regard confiant: lors des marches pour le Vietnam, elle remontait le défilé, mais signait des deux mains. Bertin, c'était la poésie au service de la politique, la lucidité aussi et la défiance pour les slogans. Et puis plus rien. Toutes ces années sans nouvelles. Ai-je mal lu, mal entendu? Sûrement. Jusqu'il y a peu, dans cet autre "petit lieu", au Théâtre le Café (1). Une affiche, quelques dates. Et le même émerveillement. La même évidence d'un talent sans fioriture. Il n'y a que l'instrument qui a changé, et encore. Quelques chansons à la guitare, la plupart cependant accompagnées au piano par un remarquable Laurent Desmurs, juste, sensible et respectueux de la voix. Cette voix sans faiblesses et toujours aussi déterminée. Une vingtaine de chansons, presque toutes nouvelles, issues du dernier CD Hôtel du grand retour (2), et quelques anciennes, dont le sublime Chant des hommes, sorte de testament avant la lettre et hymne à la gloire de ce que l'homme a de meilleur en lui, hymne étrangement optimiste dans un récital dont il faut bien reconnaître qu'il n'est pas des plus joyeux. Les thèmes plus spécifiquement politiques ont disparu au profit de chansons quasi exclusivement vouées à la femme et singulièrement à l'abandon, comme si Bertin s'accrochait désespérément à celles qui l'ont quitté, les rejette, les appelle ou leur fait croire qu'il les méprise. Mais au delà de tout, ce sont de magnifiques chants d'amour, à la limite du dit, arrachés à l'âme par cette scansion si particulière qui fait leur déchirement, leur désespérance et, parfois tout de même, leur faible espoir, comme dans Tous les amours se ressemblent et L'aube à Cassis. Loin de tous les circuits établis, loin de la dictature des firmes de disques (je veux dire des épouvantables "majors"), mais riche pourtant d'une solide discographie, Jacques Bertin, depuis des décennies maintenant, nous régale de son talent singulier face au déferlement de la poésie la plus mièvre ou la plus insipide qui fait encore rimer amour et toujours, et dont les velléités sociales ne sont que conventions et lieux communs. Jacques Bertin le poète, Jacques Bertin le journaliste aussi, à Politis, l'un des honneurs encore d'une presse d'idées plus que d'opinion. Cela peut s'appeler aujourd'hui de la résistance, le maquis de ceux que Richard Desjardins nomme les "Derniers humains". C'est curieux: Desjardins, je l'avais vu deux semaines plus tôt. Comme deux rendez-vous nécessaires. Comme une similitude. Comme une complicité. Comme deux auteurs de "Chants des hommes". Richard Kühn (1) Pour ceux qui l'ignoreraient encore le Théâtre le Café -animé par Claude Semal- se trouve au 158, rue de la Victoire, à Saint-Gilles. Téléphone: (02)538 75 24. (2) Chroniqué dans le n° 67 d' Une autre chanson, en page 27. |