Esprit
| La chanson poétique en résistance (Entretien avec Jacques Bertin)
ESPRIT - Il semble que, depuis près de quarante ans, la primauté à l'attitude musicale provoquée par la déferlante anglo-saxonne, la prédominance de l'anglais et la moindre importance que prennent les paroles posent un problème de reconnaissance à la chanson française dans la mesure où celle-ci, sans identité musicale marquée, se détermine avant tout par la langue. Est-ce votre sentiment? J.BERTIN - Oui. Mais la langue reste le fondement de la chanson et du lyrisme, avant la musique. Que le français soit en mauvaise posture au plan international, peut-être. Il reste que, par la chanson et pour ne parler que de la France, soixante millions de personnes parlent à soixante millions de personnes et ce n'est pas rien: la langue française n'est ni résiduelle, ni obsolète. Si l'on accepte de chanter en anglais, on accepte d'être minorés au plan artistique car il en va de la chanson comme du cinéma: au bout du compte, quand il s'agit de faire des films façon Hollywood, les Américains restent bien entendu les meilleurs. Si l'on accepte cette prédominance au plan culturel, on est certains d'être battus sur tous les plans. D'un simple point de vue de la diversité des créateurs sur la surface du globe et quoi qu'il en soit de la situation économique française dans le champ artistique, on a tout intérêt à ménager notre singularité. Or, il y a encore des auteurs-compositeurs-interprètes en France. On assiste même à une petite remontée de cette forme d'expression. Mais ces artistes vivent un peu au maquis, non parce que le public n'existe plus mais parce que les structures du monde culturel se sont modifiées et que les lieux où ils pourraient s'exprimer ont disparu. Naguère encore, les petits lieux de spectacle qui proposaient des programmations légères constituaient un circuit pour les chanteurs. A la fin des années soixante-dix, la moitié des galas (on employait encore ce mot-là) étaient organisées par le secteur associatif! Le milieu était foisonnant: mouvements de jeunesse et d'éducation populaire (Foyers de jeunes travailleurs, Maisons des jeunes et de la culture…), fêtes politiques et syndicales… Mais durant les années quatre-vingt, l'éducation populaire (en ce qu'elle constituait une médiation s'interposant entre les industries culturelles et les consommateurs) a été ridiculisée dans les médias: le militantisme a diminué; dans les villes, le choix a été de reporter les aides et les subventions à de gros équipements (aujourd'hui dénommés "scènes nationales"), à des metteurs en scène de théâtre, et enfin aux festivals, qui coûtent cher mais qui sont "de niveau international", comme on dit. Ce choix est basé sur l'idéologie de l'aide aux "créateurs", comme étant le but unique et le moyen de la culture, c'est-à-dire à des artistes renommés, aux spectacles onéreux: cette politique de prestige, en parfaite contradiction avec la démocratie culturelle et la diversité des expressions, a duré quinze ans. On s'en souviendra comme du "languisme" car, même si l'ex-ministre de la Culture de François Mitterrand n'est pas responsable de tout, Jack Lang a promu et porté ce mouvement. ESPRIT - Les responsables politiques de votre génération n'ont donc pas été de bons défenseurs de la chanson française? J.BERTIN - Après 1981 des personnes qui venaient de ces milieux associatifs sont parvenues au pouvoir et elles ont voulu s'en détacher, souhaitant oublier leurs origines: tous ces chanteurs de gauche et ces maisons de jeunes où l'on a froid aux pieds, n'est-ce-pas, représentaient des souvenirs un peu ringards. Il y a eu une volonté collective des nouvelles élites politiques et intellectuelles françaises de rompre avec ce passé de paille et de sabots. Pour s'intégrer à la bourgeoisie, il faut donner des gages de distinction… C'est un trait humain vieux comme le monde. Et pourtant, un très grand nombre d'artistes reconnus viennent de ces milieux de l'éducation populaire et du milieu associatif. Mais ceci n'explique pas tout. Il faudrait aussi se demander pourquoi, à partir des années soixante, on s'est mis à mépriser le chant -comme acte physique-, à tel point qu'aujourd'hui, trois personnes marchant dans la rue en chantant à trois voix seraient emmenées au poste. Cette ringardisation de l'acte individuel et collectif de chanter est évidemment due à l'effacement des modes de vie collectifs, à la montée de l'individualisme et au bulldozer du show-business qui a encouragé l'écoute passive. Nous-mêmes, jeunes des classes populaires qui nous dirigeons vers les milieux intellectuels, nous sommes devenus en même temps un peu hautains envers cet art physique, cette expression physique de la sensibilité. L'évolution de l'art contemporain va dans le même sens (c'est sans doute la revanche historique des universitaires sur les artistes) de la dévalorisation du sensible, de l'émotif… Plus on s'élève dans la société, plus on s'éloigne de la chanson. Au tournant des années soixante, on écoutait Brassens parce que c'était un chanteur à texte et, par ce goût pour Brassens, on affichait une volonté de s'émanciper intellectuellement. En un sens, l'essor des auteurs-compositeurs-interprètes est ce qui nous est arrivé de mieux mais il a également encouragé à ne plus chanter: l'important était avant tout les paroles. ESPRIT - Votre génération n'a-t-elle pas suffisamment pris en compte l'engouement des jeunes pour les instruments électriques? Quelqu'un comme Higelin a enfourché le cheval du rock… J.BERTIN - Quand je parle de ma génération, je parle d'artistes qui, moi comme tant d'autres, sont entrés en révolte ouverte contre le show-business, c'est-à-dire contre les règles du succès, de l'argent, les stéréotypes du marché, l'artiste-savonnette. Je pourrais en citer cent ou deux cents qui vivaient du métier de chanteur et qui ont eu de plus en plus de mal à mesure qu'avançaient les années quatre-vingt… Quelques-uns ont fait beaucoup pour être des stars, ils se sont mis au rock, ce qui ne se résume pas à utiliser des instruments électriques, chose que nous faisons tous! Quand on veut devenir célèbre, on rejoint le show-business. Quelques-uns, dont moi, ressentions cela comme une trahison. Nous étions donc condamnés à disparaître sauf si nous avions été poussés par une génération de spectateurs. Mais notre génération de spectateurs, arrivée à quarante ans dans les années quatre-vingt, s'est embourgeoisée; on hésite à aller découvrir un chanteur inconnu au fin fond de la banlieue… Les médias ont joué leur rôle là-dedans, puisque les rubriques où l'on parlait de la chanson poétique ont disparu (dans les années quatre-vingt, la rubrique "Chanson" du quotidien Le Monde est devenue une rubrique "Rock"). La génération de nos spectateurs s'étant retirée, l'Etat ne s'engageant plus auprès des structures qui nous employaient, la cause était entendue. Et pourtant, notre génération n'a démérité ni sur le plan artistique ni sur le plan moral. J'entends par là que nous avons été une génération intègre: nous avons vécu notre désir de poésie en accord avec nos convictions politiques. On avait aussi notre manière d'assumer la pauvreté. Pourquoi n'avons-nous pas eu davantage recours aux musiques à la mode? Mais parce que nous étions hors show-business et que cela supposait payer des musiciens, ce dont nous n'avions pas les moyens! C'est pourquoi nous travaillions seuls ou avec des jazzmen. Cela diminuait le nombre de répétitions: puisqu'ils savent improviser, on n'avait pas à écrire des partitions et ils partageaient notre misère alors que des musiciens de variétés sont chers. Mais de toute façon, la différence étant moins dans la musique que dans les comportements. Une autre histoire de la chanson ESPRIT - Certains aujourd'hui semblent reprendre le flambeau de cette chanson poétique: Juliette, par exemple, Dominique A, Allain Leprest dont le nom est sur toutes les lèvres… J.BERTIN - J'espère pour les noms que vous citez qu'ils ont des lieux où chanter; et qu'ils pourront en vivre durablement. Je n'en suis pas certain. Par ailleurs, tout se passe comme si le métier n'en acceptait jamais qu'un ou deux à la fois. Il y a un sas d'entrée par lequel ce milieu filtre, n'en accepte pas trop ensemble parce qu'ils pourraient le désorganiser. Autre problème: une fois franchi ce sas, il faut devenir une vedette conforme et accepter les conventions. Ce ne sont pas vos chansons qui posent alors problème mais votre manière d'être dans le métier: acceptez-vous d'aller taper dans les mains à une émission de télé? de courir chez untel et untel raconter les mêmes salades et avoir l'air de trouver que le show-business est le monde formidable et merveilleux par excellence, la grande famille? Voilà ce qui compte. Pour sauter le pas et aller au succès, l'artiste doit franchir un seuil de vitrification de soi-même en personnage, et vendre son authenticité. Or, un artiste doit vivre, être authentique jusqu'au bout et refuser d'être spectacularisé sinon à se condamner à la tricherie et à la mort. C'est ce que nous dit, depuis Rimbaud, tout l'art du XXème siècle. L'artiste, l'homme, ne restent en vie qu'avec cette aventure de la vérité qui passe par la préservation de l'authenticité de la personne. Avec le show-biz, on en est loin! ESPRIT - A ce compte-là, Brassens ne s'est-il pas figé dans la posture de l'anticonformiste et Ferré, dans celle de l'anarchiste? J.BERTIN - Demandez-leur. Brel a fini par fuir, souvenez-vous. Ferré et Brassens jouaient de leur personnage, sans doute. Ferré, très ambigu, a été sauvé par cinquante chefs-d'œuvre. Quant à Brassens, il se préservait beaucoup et peut-être fuyait-il cette vitrification, précisément. Mais il faudrait surtout procéder à une légère mise au point: ni Félix Leclerc, ni Brassens, ni Ferré, ni Brel ne se sont jamais attaqués au métier lui-même. C'est le paradoxe de cette génération: Ferré pouvait bien vitupérer le milieu, il y restait. Brel signait un contrat à vie avec Eddie Barclay, le producteur de toute la génération yé-yé, un homme aux antipodes des valeurs de Brel! Aucun d'eux n'a vraiment rompu sauf pour prendre des distances dès qu'ils ont pu. Notre génération à nous a été plus utopique, plus radicale. Ce que nous remettions en question, ce n'était pas le mal universel ou le capitalisme en général, c'était les comportements du métier, les imageries faciles, les mensonges scéniques, etc. Cela a changé dans les années où le showbiz a vaincu… C'est pourquoi je m'étonne toujours de l'histoire officielle. Ce n'est que l'histoire des succès industriels! L'auteur de chansons probablement la plus chantée avant les Beatles est Francine Cockempot (Colchiques dans les prés et des centaines de chansons véhiculées par le mouvement scout après la guerre). On n'en parle jamais: elle n'était pas inscrite au showbiz. On ne parle jamais de Gaston Couté, non plus, or il est peut-être le vrai père des auteurs-compositeurs-interprètes (un personnage plus sincère qu'Aristide Bruant). Le monde de la chanson véhicule inlassablement des clichés jamais examinés. Tenez: Trenet serait le fondateur de la chanson française moderne. Pour moi, Trenet, avec tout son -immense- talent, représente plutôt l'apothéose de la chanson de music-hall. Il n'est pas le fondateur de la lignée de poètes de la chanson, en ce sens qu'il ferme une époque plutôt qu'il en ouvre une. Au même moment (le milieu des années trente), Félix Leclerc fait aussi ses premières chansons, au Canada. Il ne sait pas être en scène, gratouille sa guitare, chante "avec une voix de beû" comme on dit là-bas, et n'a pas la virtuosité de la langue de Trenet. C'est pourtant lui qui ouvre les portes. Cependant que Trenet ne dit jamais "je", ou bien il s'agit d'un personnage de scène, Félix, même lorsqu'il ne chante pas à la première personne, raconte sa vie et chante depuis son âme: il est bien le premier auteur-compositeur-interprète moderne. Il chante sa vérité, c'est là la vraie rupture avec le music-hall et c'est ce qui est extraordinaire. Gaston Couté aussi disait toujours "je", d'ailleurs, en évoquant la réalité des paysans pauvres de la Beauce; il chantait la vie de son enfance. On peut écouter tout Trenet et ne rien savoir sur lui. On a passé un moment extraordinaire mais c'est juste du spectacle. L'aspect progressiste des auteurs-compositeurs-interprètes est qu'ils appliquent à l'art de la chanson les mouvements à l'œuvre dans les autres arts: individualisation de l'expression, recherche de vérité de la première personne, refus des stéréotypes et des académismes. Plus tard, ma génération remettra en question les mœurs, la conception de la "vedette", la conception de la chanson de consommation du showbiz lui-même. Je vois d'ailleurs dans le phénomène rap une même exigence de sincérité, de vérité dans l'expression de soi, une réaction à l'univers sans mots des années quatre-vingt où ont dominé les musiques violentes (rock, hard rock, punk, grunge, que sais-je encore…), ces musiques qui encouragent la pose, le simulacre, la fausseté, sous prétexte de refuser l'art d'être en scène. L'attitude rock est destroy, bien, et après? Quoi de neuf au bout du rock? Les rappeurs s'inscrivent en réponse à des attitudes vouées à l'impasse parce que dire, pour eux, est important. Leur besoin de sincérité, d'insurrection de la parole, est émouvant jusque dans la logorrhée, indépendamment de la qualité très inégale des textes. La prochaine étape, à mon sens, sera quand ils se mettront à chanter parce qu'ils sont encore de piètres lyriciens, si je puis dire. Ils sont des rythmiciens de rythmes simplistes. Or, la lyrique, ce n'est pas la rythmique. Le lyrisme n'est pas dépendant du rythme mais s'impose au-dessus de celui-ci. ESPRIT - Et pourtant, les rappeurs se sont appropriés une musique venue des Etats-Unis largement commerciale. La recherche de la vérité dans l'expression est-elle incompatible avec le show-business et le spectacle? La chanson doit-elle s'interdire d'utiliser les ressources musicales aujourd'hui mondialisées? doit-elle en rester à un purisme qui détourne d'elle le public des plus jeunes? J.BERTIN - D'abord, je me moque pas mal "des plus jeunes"! La chanson n'est pas par nature liée à la clientèle de ceux-ci. La chanson est un art; et voilà tout. Une chose est le mouvement naturel d'une expression qui se cherche par les moyens qui se présentent, mais la recherche de la musique qui soudain se vendra dans le monde entier au plus grand profit de quelques-uns en est une autre. Quand on observe les chanteurs des années quatre-vingt et suivantes, on a l'impression d'hystériques répandus dans un gisement de minerai, cherchant chacun où creuser et dévastant les musiques et les sons du monde pour être les premiers à trouver le bon filon. Cette démarche de prédateurs qui se demandent qui aura la prochaine bonne idée est pénible. (Les Inuits, les Auvergnats ont été peu utilisés, on devrait se pencher sur leur musique, vous ne trouvez pas? Cela dit, je viens de terminer un disque où nous utilisons la vielle à roue, un instrument qui a des sons uniques!) Avec la world music, on est soudain passés en France d'un mépris stupide pour le folklore à une fascination tout aussi niaise puisque, tout d'abord, on préfère le folklore des autres au sien pour ses seules qualités d'exotisme, et sans apprécier ensuite, parce qu'on ne comprend pas les paroles, ce que ce folklore peut lui aussi charrier d'académisme, de conformismes, de pesanteurs diverses. Je crois qu'un artiste doit plutôt descendre dans son âme et dans la musique. Et pas jouer les baby-sitters, merde aux jeunes. La chanson est là et non pas dans le fait d'aller chercher ce qui se fait chez les Bamilekes pour en tirer un gimmick accrocheur! L'âme, c'est le minerai, et la musique le rail du lyrisme, rien d'autre. Le plus avant-gardiste, le plus novateur, est peut-être celui qui avance au plus loin dans son âme avec sa bougie à la main. Paroles et musique ESPRIT - Si la chanson française est parfois un peu coupée d'un grand public jeune pour refuser certaines facilités commerciales, on la sent, d'un autre côté -et cela ne date pas d'hier-, méprisée par les élites qui lui préfèrent soit la "grande" musique, soit la poésie. J.BERTIN - C'est vrai. On cite toujours deux ou trois exemples, dont celui de Sartre écrivant Rue des Blanc-Manteaux pour Juliette Gréco. Sartre -pas plus que les autres "grands" de la littérature française- ne s'est intéressé à la chanson. En France, ils ont toujours et ouvertement méprisé les genres populaires. Victor Hugo n'interdisait-il pas qu'on dépose de la musique le long de ses vers? L'historien Henri-Irénée Marrou (que votre revue connaît bien) publiait pendant la guerre un livre (magnifique, d'ailleurs) sur la chanson sous le pseudonyme d'Henri Davenson, c'était peut-être moins pour des raisons politiques que par peur que ce genre de travaux peu sérieux ne le déconsidèrent dans les milieux universitaires! Cet élitisme typiquement français est idiot. A propos, que pensez-vous des chansons de García Lorca? Et toutes celles qu'Apollinaire intitulait poèmes? Il faudrait aller voir aussi du côté du fado portugais, dont les paroles (les éditions Actes Sud en ont naguère publié une anthologie) sont superbes. C'est de la splendide poésie populaire (écrite par de grands poètes!): voilà ce qui peut fleurir quand les élites ne sont pas engoncées dans leur mépris. Et la fameuse "distinction" dont parle Bourdieu se sent surtout à propos de cet art-là… Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque, dans la lignée de la Résistance, se sont développés les mouvements d'éducation populaire, puis l'action culturelle, ce ne sont pas les auteurs qui sont venus à la chanson mais la scène vivante dans son ensemble qui s'exprimait alors par la chanson comme par le théâtre. Les gens de culture qui venaient de la Résistance ne pratiquaient pas ces distinctions, on passait naturellement du théâtre au cabaret. Une conception globale de la scène incluait à l'art dramatique la danse, le mime, le masque, le chant. Ces gens venaient pour une part du groupe Octobre, animé avant-guerre par des artistes aux talents multiples comme Jacques Prévert (on y trouve Mouloudji, Maurice Baquet, Francis Lemarque…), et pour une autre part des mouvements catholiques tels que les Comédiens routiers, troupe fondée avant guerre par Léon Chancerel, un disciple de Jacques Copeau. Ou on venait du mouvement Jeune France, issu de la guerre (Pierre Schaeffer…). Il faut lire le livre d'Hubert Gignoux, Histoire d'une famille théâtrale (1), qui retrace la généalogie de cette mouvance dont la figure centrale est Jacques Copeau. Jacques Douai, les Frères Jacques, les Compagnons de la Chanson viennent de cette mouvance-là, réunie après la guerre dans le circuit des cabarets avec les héritiers du groupe Octobre. Je veux dire aussi que la distinction entre poésie art majeur et chanson art mineur n'est pas opérante. On dit que les arts majeurs se caractérisent par leur complexité et la nécessité de leur apprentissage: mais il existe des arts dits mineurs d'une complexité ahurissante et qui réclament des dizaines d'années d'apprentissage (voyez au Japon, en Inde, en Afrique). On dit aussi que les aspects répétitifs caractérisent un art mineur: or, l'art contemporain est souvent répétitif, l'art classique était répétitif et supposait l'imitation et la copie… Ces critères de distinction sont vains. Dans tout art, certains aspects sont élevés, d'autres, triviaux. Dans l'opéra, certains traits dramatiques ou stylistiques sont simplistes (les livrets sont souvent à pleurer, mais de honte). Dans l'art oratoire, on relevait des simplifications ridicules, répétitives, académiques… En poésie, également. Quelqu'un comme Léo Ferré a fait l'exercice -principalement sur les poèmes d'Aragon- d'adapter un texte en chanson et de commencer par enlever toutes les scories et ce qui alourdissait le texte. Il faut voir ce que Ferré fait de l'Etrangère, par exemple, comparé à l'original, si bavard! Les grands poètes sont comme tout le monde, ils ne font pas assez le ménage! Il n'y a qu'à relire la Chanson du mal-aimé: c'est un superbe poème rempli de tout un fatras superflu. Et que dire d'Eluard! ESPRIT - Vous voulez dire que la chanson peut améliorer le poème? J.BERTIN - Bien sûr! Au théâtre aussi, les metteurs en scène passent souvent derrière l'auteur pour adapter le texte. Ca s'assimile au fond à de la critique active. Ca m'est arrivé avec Pierre Reverdy. A propos, ne trouvez-vous pas que Son de cloche (2) ("Tout s'est éteint / Le vent passe en chantant / Et les arbres frissonnent / Les animaux sont morts / Il n'y a plus personne[…]") pourrait passer pour du Trenet? Mais cela ne marche pas d'une manière absolue. Le poème de Francis Jammes les Mystères douloureux (3) dont Brassens a fait la Prière, une belle chanson, reste pour moi supérieur sur le papier. Brassens a enlevé une strophe et, surtout, ce qui ne fonctionne que sur le papier: des sous-titres, un par couplet (Agonie, Flagellation, etc.). Certains poèmes sont faits pour être lus avec les yeux, d'autres à voix haute; d'autres, enfin, chantés. Chaque fois, le système d'écriture est différent. Dans le cas de la chanson, évidemment, les aspects sonores (métrique, sonorités, rythme) sont prépondérants. ESPRIT - Parmi les artistes contemporains de la chanson française, quels sont vos préférés? Certains ont-ils des caractéristiques qui les rassembleraient en une famille, en une génération? J.BERTIN - Je ne suis plus tellement la chanson française. J'ai beaucoup donné… Mais si j'en juge par ce à quoi nous ne pouvons pas échapper, ce qu'on entend malgré nous, un trait domine, dans les derniers temps: c'est qu'ils chantent fort. Dans l'ensemble, c'est l'aspect démonstratif qui prévaut. On a l'impression qu'ils sont en train de promouvoir une lessive. C'est de la chanson faite pour être écoutée dans un quinze tonnes ou dans une foire exposition. Céline Dion est techniquement extraordinaire mais à pousser sa voix, elle devient comme un appareil ménager. Des chanteuses comme Liane Foly, Maurane, sont vraiment douées mais tout ça est résolument aseptisé. Sans doute l'effet showbiz… Et puis, quand la musique a gagné définitivement, voilà ce qui arrive. Les géants de la chanson française bousculaient au moins dans leurs chansons, si ce n'est dans les rapports au milieu du spectacle. Que nous disent Maurane ou Liane Foly? ESPRIT - Mais a-t-on toujours besoin d'une rupture? Faut-il toujours verser dans notre mythologie révolutionnaire et romantique? Brassens était-il en rupture? J.BERTIN - Oui, à leur manière, nos quatre grands (Leclerc, Brassens, Ferré, Brel) étaient en rupture. Ce qui est paradoxal, c'est qu'ils ne la pratiquaient pas dans la réalité avec la profession. Mais il y avait rupture par leurs paroles, par leur manière d'être. Ils avaient un impact fort. Notre époque a évidemment besoin de gens forts, qui expriment leur univers avec virulence. Quand on parle des grands de la chanson française, on cite immédiatement Brel, Brassens, Ferré, auxquels j'ajoute Félix, mais personne ne pense d'emblée -et c'est terrible pour eux- à X, Y et Z, les vedettes actuelles de la chanson de qualité. Il faut se demander pourquoi: pourquoi ces gens célèbres ont-ils en réalité si peu d'importance? Il s'agit peut-être d'un problème d'époque, ou de société. Il faut apprécier à sa juste valeur la force que pouvait avoir quelqu'un comme Félix Leclerc dans ses premières chansons, "J'ai deux montagnes à traverser… une ville à faire avant la nuit" est l'expression d'un petit gars de la campagne d'un pays colonisé et arriéré qui affirme son désir, son besoin, sa volonté de construire un pays… Historiquement, les choses ne commenceront que vingt-cinq ans après, en 1960! Mais il a fait la chanson du pays québécois. Voilà pourquoi Félix est un grand. Chez Brassens, l'essentiel du message est quand même qu'on peut être anticonformiste, et pour le public des années cinquante, dans une société française très conventionnelle, où la jeunesse commençait à ruer dans les brancards, c'était fort. ESPRIT - Est-ce que cela signifie que les artistes d'aujourd'hui n'ont pas assez de cœur au ventre, pour le dire ainsi? J.BERTIN - Quand on regarde l'histoire de l'art, cette attitude est la plus fréquente. La grande majorité des artistes finissent par aller chercher leur récompense à l'Institut, voilà tout. Mais il y a des bagarreurs. De tout temps, vous avez ceux qui visent la carrière, la réussite et, pourquoi pas, les honneurs, et les autres. Ce n'est pas tellement une question d'intégrité et de refus de la carrière mais plutôt, pour l'artiste, la perpétuelle remise en cause de son inspiration et de sa complaisance envers son propre talent. Peu importent les vedettes, les succès. Quand vous parlez d'arts plastiques, vous ne parlez jamais des chromos en vente aux Nouvelles Galeries. En vérité, la réflexion sur l'art plastique se fait sur le matériau de quelques dizaines d'artistes ayant chacun quelques dizaines d'amateurs, n'est-ce-pas? Pourquoi est-ce différent dans la chanson? La chanson est le seul art où l'on somme les artistes de se justifier par ce qui se fait de plus vulgaire. Est-ce qu'on demande à Beckett de se justifier par rapport à Pouic-Pouic? Comment pouvez-vous m'expliquer que je dois à la fois aimer Baudelaire, Artaud, Van Gogh, pour leur extraordinaire exigence et tel chanteur pour ses facultés de faiseur, pour ses dons de caméléon et d'arriviste? Il symbolise l'époque? Remplacer l'esthétique par la sociologie, c'est ça? De toute façon, soyons modestes! Si on veut "réussir" (mis à part cette tombola qu'on appelle showbiz et où on tire un vainqueur sur 10 000), on peut espérer donner au monde un ou deux chefs-d'œuvre qui resteront. Je crois qu'il vaut mieux tenter autre chose: descendre dans soi-même avec le casque et le pic. Par ailleurs, bien sûr, il y a le répertoire, on n'en parle plus jamais, ce patrimoine extraordinaire que nous laissons à l'abandon. Notre travail est aussi de faire vivre le répertoire. J'aime réinterpréter de grandes chansons passées à l'oubli. J'ai chanté l'Affiche rouge de Ferré, les Chants des hommes de Nazim Hikmet (à laquelle personne n'avait touché depuis vingt-cinq ans), la Chanson de Tessa de Jean Giraudoux et Maurice Jaubert, créée avant guerre ("Si tu meurs, les oiseaux se tairont pour toujours…"), chantée en cinquante ans par seulement Mouloudji, Jacques Douai et moi. C'est cela, la chanson française. Celle qui nous dépasse. (1) Hubert Gignoux, Histoire d'une famille théâtrale, Editions de l'Aire, 1984. Propos recueillis par Paul Garapon |