Rétro-Viseur
N° 105

 

 

Hymnes et Chuchotements

 


Ainsi pourrait-on définir tout l'œuvre de Jacques Bertin, ce nouvel opus plus qu'aucun autre peut-être. Tous les ingrédients sont là. Symbolique du quotidien transcendé par ce regard de poète, amours en berne, mal de vivre, destin fatal, fol élan humaniste et quasi libertaire. Et à chaque musique nouvelle, le même pincement au cœur. Jusqu'au décor, immuable, la Loire enchanteresse, paresseuse et traîtresse que l'artiste se plaît à dépeindre de sa fenêtre chalonnaise tel un tableau de maître (La Loire à L'Alleud) libre de s'identifier au paysage de lumière comme au souvenir le plus obscur, le plus douloureux.

Il suffit d'énumérer les sept plaies ou les sept péchés capitaux du chanteur. Le manque, par le temps qui passe, par le fils absent, espéré dans l'instant et la distance, ou parce qu'on est toujours séparé de sa propre chair par une autre chair : "Il faut, à ce fournil de ma fierté,/ mettre du bois, mettre beaucoup ; à cause / de ces temps où, déjà , sans te connaître, / sans être inquiet car j'étais sûr de toi, / je t'attendais. Dans la splendeur de naître, / tu venais de si loin pour m'apprendre la joie…" Le manque, toujours, par la femme nommée, aimée (mal), attendue. Incertaine, inaccessible, éperdue. La femme rêvée : "Il y a dans la vallée des aires d'eau inerte / d'eaux perdues, comme vos amours et votre foi/ … / Les lèvres de la Loire, j'y prends vos baisers" (Encore vous). Adoration, dévoration. Fantasme.

Le temps encore. De tous les héroïsmes. Sépultures alignées, à l'infini, des petits gars tombés en Normandie sur un autre sol mais pour un même idéal (Hommage - 6 juin 44). Mémorial, louange des petites gens, des travailleurs, des anonymes, des résistants d'hier, et de demain. O le beau nom de liberté sur les lèvres d'Eluard ou de Bertin. Cadou aussi vit passer - si près de là - le camion qui emmenait Les Fusillés de Chateaubriant. "Gloire à vous ! Les mains tendues sans nombre l'oreille collée à la radio de Londres qui cachiez des fusils dans l'étable ; pour vous, toujours, l'espoir aura mille ans."

Grandes orgues déployées entre Gloria et Miserere, Dieu, sans l'ombre d'un doute, est à réinventer ! "Pensez à ceux que votre acharnement à ne pas être aura désespéré." Puis vient la mort que précèdent quelques bruits étouffés, quelques vagues remuements. Ici, craintes, regrets et incertitudes se dissipent à l'approche du silence… et du grand éblouissement. Jadis, déjà : "l'ambulance, (c'est) la petite sœur du soleil". Rames levées, dériver lentement, se laisser porter par le jusant doré vers l'estuaire. Habiller ses mots de lenteurs. "Je glisserai dans ma barque sur le fleuve aux abeilles / … / c'est donc ici, c'est donc le temps ce fleuve s'en allant aussi - vers où ? - mais arrêté (Dans la mort)".

Jacques Bertin a titré son album : No surrender. On se se rend pas. Manqué, on ne se rend pas… le mot d'ordre est lancé et le combat continue. Redressez la Chine, bombez les corses ! Les francs-tireurs sortent de l'ombre. C'est comme "… une sorte de bataille". Parce que vivre, aussi. Le combat continue partout, sur tous les fronts de l'intelligence et en intelligence, dans toutes les fratries, contre toutes contingences, pour le bonheur d'espérer, de se réveiller chaque matin du bon côté des choses, des évidences, certes un peu moins nombreux mais avec "Le pouvoir du chant", l'espoir lucide et flou en même temps, tant que le règne de l'Homme est à venir.
"Je suis l'âme de tout le monde et je suis toute l'âme du monde… // J'étais la gueule noire éructant son charbon / vous ne compreniez rien : la durée, le pardon, / la bonté ! puis ni comment, au fond, on fait un monde / je faisais du monde et aujourd'hui vous pleurez !"

 

Jean-Pierre Nicol

 

Politis
30 mars 2006

 

 

Et Bertin

 

[...]


Bertin, enfin, dont j’aurais dû vous parler depuis longtemps : trois mois que j’ai reçu son dernier CD (mais c’est quoi, trois mois, dans la vie d’un homme qui n’est d’aucune mode, d’aucun âge, comme hors temps ?).

C’est du Bertin, âpre, difficile, sans concession (3). Toujours cette impeccable diction, cette musique prenante, cette ligne claire comme on dit du dessin, cette voix superbe que le clavier souligne à peine ; et toujours ces blessures transcendées, ces plaintes mêlées de colères retenues, cette solitude assumée et peuplée à la fois de toutes les souffrances et espoirs du monde. «No surrender !», proclame-t-il, avec cette posture de cow-boy ironique, qui veut aussi bien dire : «Je vous emmerde et je trace ma route, envers et contre tout !» Jacques réussit cet exploit de ne jamais parler que de lui, du plus intime de lui-même (les amours, les amis, le fils qui se fait attendre, la maison du bord de Loire, l’orgueil et la mort qui vient, et Dieu qui se tait sans espoir), tout en disant mieux qu’aucun autre le monde qui souffre et se révolte, le peuple humilié, «les plaintes des gens, les souffrances, et tout le mal et les années», dont il se veut l’humble et orgueilleux poète, parce que «je suis le peuple - et craignez-le quoiqu’il se taise», «je suis à la fois tout l’homme et tous les hommes». Un homme toujours debout, qui chante et chantera jusqu’à l’ultime note, parce que telle est sa vocation, sa fonction sociale éminente et que «je crois dans le chant et qu’il faut croire dans l’homme et qu’il faut le nommer contre tous, l’homme, l’homme».

Un homme présent au monde, de façon quasi mystique. Un voyant. Et qui, définitivement, a choisi de le regarder d’en bas.

 

Bernard Langlois

(extrait de Bloc notes, 30 mars 2006 : Comment est grand le monde/La corde et le pendu/Levée en masse/Deux /La crosse de Vingt-Trois/Et Bertin)

 

(3) No surrender ! (... une sorte de bataille), Jacques Bertin, Disques Velen, accompagné par Laurent Desmurs, avec la voix d’Isabelle Bonnadier.

 

 

Le Figaro
9 janvier 2006

 

 

Jacques Bertin, le vitrail et la douleur
Avec l'album No Surrender, retour à la scène d'un chanteur rare.

 

On aime bien plaisanter sur Jacques Bertin dans le milieu de ce qu'on appelle, par une sorte de fierté médusée, la «chanson française de qualité». On se demande l'un l'autre si l'on a écouté «le nouveau disque comique de Bertin» ou «sa reprise de Tata Yoyo d'Annie Cordy». Nulle méchanceté dans ces antiphrases qui se veulent drôles : si Bertin ne semble jamais rire, il est un des artistes les plus admirables de la chanson.


Il vient de sortir No Surrender (chez Velen), album de quatorze nouvelles chansons qu'il porte à la scène pour quelques jours au Forum Léo-Ferré d'Ivry-sur-Seine (un lieu courageux, précieux, constant) puis en tournée, et on ne peut que le comparer à ces immenses stylistes admirés de quiconque les lit mais ignorés de la critique séculière et des gros commerçants – Christian Bobin, Pierre Michon...


Ses chansons ont la splendeur hautaine des méditations de Ferré et Caussimon dans les années 50, mais aussi une noirceur consentie qui n'appartient qu'à lui : la mort qui approche et l'amour qui trahit, Dieu absent du ciel et de la terre, l'indifférence têtue du genre humain pour le genre humain, et puis la douleur, la douleur, la douleur... Mais sa langue est une des plus belles qui soit, réglée comme au Grand Siècle et libre comme un orage sur les joncs, contemplative et pointilliste à la fois, libérée des modes et des urgences de la séduction. Qu'il chante les liens qui se déchirent, les morsures du coeur, les sacrifices qu'il est toujours utile de remémorer (Gloire à vous, sur la Résistance, et Hommage, pour les morts du Débarquement) ou la beauté de Québec ou de la Loire, il tisse toujours une poésie aux images hautes et dignes, aux couleurs franches et rares – à la fois le vitrail et le billet intime. On trouve chez lui des mélancolies de Lieder ramenées à échelle de pauvre personne, et aussi les mêmes ampleurs simples que les grandes mélodies de Julien Clerc.


Il sait bien que le siècle le rejette loin en ses marges – il chante : «Je suis le Hollandais volant dans les marais/Et le château aphone éructant ses forêts.» Mais, dans le tintamarre affairé de la chanson du moment, il faut oser faire un détour chez Bertin.

Bertrand Dicale

 

Chorus
N° 54 Hiver 2005-2006

 

Jacques Bertin "No surrender ...une sorte de bataille"

 

Depuis La Jeune Fille Blonde, dont Marc Robine fit une chronique enthousiaste (cf. Chorus 42, p. 32), Jacques Bertin a connu bien des hauts et des bas. Toujours discret, toujours digne dans l'adversité mais toujours présent, dans nos cœurs et aussi sur les scènes. A Barjac (été 2003) et dans des dizaines d'autres lieux, depuis lors, ce grand Jacques-là chante assis. Cette posture, ce refus du jeu de scène permet de forcer l'attention du public sur le contenu des textes, l'écriture, le chant et la mélodie. No Surrender ! (en français "pas de reddition") : ce titre rappelle celui de… Bruce Springsteen, eh oui, in Born in the USA, dont les personnages affirment ne jamais renoncer à leurs idéaux de jeunesse. Bertin, lui, appose un sous-titre.

Mais de quelle sorte de bataille s'agit-il ? Ou de batailles ? Celle de l'amour, d'abord. L'auteur a récemment publié un recueil de poèmes, où il est dit sans mystère qu'il a été Blessé seulement - c'est le titre de son livre- "sur des théâtres d'opérations amoureuses. La plus récente, ce fut salement." Il fallait s'y attendre : le nouveau disque en porte des traces, douloureuses, avec le manque, l'absence (La Loire à l'Alleud), le chagrin (Forteresse), mais aussi l'espoir ("Vous viendrez, n'est-ce pas ?" dès l'introduction de Encore vous). L'amoureux délaissé ou trahi des chansons de Bertin a un frère chez Leonard Cohen, autre poète qui recourt aux images de champs de batailles dans les affaires du cœur et du sexe (voir par exemple The Traitor dans Recent Songs).

Mais Bertin livre ici une bataille également urgente pour l'amour d'un fils ("Il faut venir parce que le temps passe") et aussi pour la vie : ayant osé, pour première phrase du disque, chanter "J'entrerais dans la mort, il y aurait - mais loin- des bruits de rues", on se doit, dans Forteresse, affirmer que "L'homme survit, voyez, debout, plus beau de désespoir humain !" Bataille philosophique, aussi, avec Miserere, ses grandes orgues et ses imprécations à un Dieu de plus en plus incertain, avec lequel il faudrait "qu'on se cause, d'homme à homme, les yeux dans les yeux".

Bataille politique ou plutôt historique, encore, avec cet Hommage aux soldats du débarquement de 1944 et, à travers eux, une réflexion sur la tyrannie des morts de l'Histoire ; avec, en outre, l'hymne aux gens de l'ombre, sur l'air de Bold Fenian men, cet hymne à ceux du Sinn Fein. Avec, enfin, le credo de l'artiste, Le Pouvoir du chant, écho à celui des hommes de Nazim Hikmet, que Bertin reprend, sur scène. Un disque sobre, austère même, et le fidèle pianiste Laurent Desmurs le sait : essentiel comme tout l'œuvre de Bertin. J'ai bien dit TOUT l'œuvre. C'est plus que TOUTE.


 

Jacques Vassal

 

"Dialogue" : 89.6 (Marseille) et 101.9 (Pays d'Aix et Etang de Berre)

Emission diffusée les samedi 28 janvier 2006 à 8h et 18 h 15 et dimanche 29 à midi.

 

 

Chanson

 

Le titre d'emblée vous interpelle : "No surrender". Sur la pochette d'un disque de Jacques Bertin, il a de quoi étonner. Surtout à côté d'un portrait du chanteur portant chapeau. On le voit mal se muer en quelque Bruce Springsteen des pays de Loire ! Et ces mots anglais de la part d'un des plus grands artisans français de la poésie chantée - et de la poésie tout court ! - voudraient-ils dire, ces mots, qu'il va nous la jouer mode, qu'il va finir par faire comme tout le monde, lui qui jusqu'ici a toujours tout fait comme personne ?

A l'écoute de ce dernier album, on comprend tout de suite que le titre est bien choisi et que - comme l'affirmait en 1984 Bruce Springsteen, précisément, dans une chanson du même nom- il n'y a chez lui "ni retraite ni reddition". Un sous-titre, prudemment ajouté, précise d'ailleurs qu'il s'agit d' "une sorte de bataille". C'est, en effet, le Bertin de toujours que l'on y retrouve avec bonheur ; le Bertin le plus exigeant, le plus rigoureux dans la forme comme dans le fond. C'est dire qu'on est très loin des quotidiennetés banales que nous susurrent les radios : ici c'est d'amour et de Dieu qu'il est question, de femmes, de héros, de mort, de cœur troué et de temps qui s'efface, de tout ce que le chant d'un homme a le pouvoir de transmettre à ses contemporains. Et la voix est là, intacte, limpide - la plus belle sans doute qui se puisse entendre dans la chanson française depuis la disparition de Jacques Douai - et conduite avec une maîtrise et un art inouïs dont il n'y a plus d'exemples sur nos ondes encombrées de murmures et de vociférations.

Evidemment, on n'entre pas dans ces chansons comme dans un moulin. Mais une fois adoptées, apprivoisées, elles ne vous quittent plus - soutenues qu'elles sont, de surcroît, par le piano et les claviers subtils et pénétrants de Laurent Desmurs.

Jacques Bonnadier

 

Une autre chanson
n° 114 (décembre 2005 - janvier 2006)

Jacques Bertin "No surrender"

 

Non, Jacques Bertin ne nous propose pas une suite de Goût d'ail. Le titre de son nouvel album - toujours chez "Velen" à Nantes - signifie "Ne pas se rendre !", un sous-titre précise d'ailleurs qu'il s'agit d' "une sorte de bataille". Et c'est vrai que Bertin n'a cessé de la mener pour maintenir une parole haute et libre. Et l'on retrouve ici ce ton particulier qui confine à la pudeur, cette noirceur d'un propos de plus en plus désabusé : "Tenu par le chagrin… Comment croyez-vous qu'on vive ?" Mais à force de conjuguer le malheur, le désespoir et la mort sur tous les tons (et désespéré rime avec Miserere), peut-être Bertin parvient-il à les conjurer ? Resterait, en fin de compte, cette chanson-bilan qu'est Le pouvoir du chant, avec ces mots qui, dans le lancinement du piano de Laurent Desmurs, résonnent comme le glas des espérances d'hier : "je suis le château dérivant dans le marais / je suis l'oiseau blessé qui pleure au bord des tombes / la voix commune du couvent, du claque immonde / je vous aimais, je vous aimais, je vous aimais".


Francis Chenot

 

Décembre 2005

Jacques Bertin "No surrender" (Velen)

 

Considéré à raison comme l'un des derniers grands de la chanson française, Jacques Bertin est de retour avec "No Surrender ! (...une sorte de bataille)". Sans concession, authentique et vrai, le poète, guitare à la main -fidèle compagne qui sait pour autant se faire discrète- interprète avec force des textes, dont un, "Aux funérailles au funambule", a été écrit à quatre mains, en compagnie d'Allain Leprest. Bertin chante le temps qui passe ("Que le temps s'efface"), l'amour ("Le cœur troué"), les femmes, la vie, la mort... toujours. C'est parfois mystique ("Miserere"), toujours sensible. La voix d'Isabelle Bonnadier n'y est pas étrangère ("Le cœur troué"). Le temps d'un titre, superbe, il rend hommage aux valeureux soldats de la Liberté ("Hommage"). La guitare légère, Bertin continue sa route sans se soucier des autres, seul compte finalement "Le pouvoir du chant". Et ceux des mots auxquels il donne une résonance toute particulière ("Gloire à vous").

Stéphane Guihéneuf
08/12/2005

http://www.m-la-music.net/article.php3?id_article=2282