Juillet 2000

Des paradoxes

(Contribution aux Controverses 2000 d'Avignon-public-off)
 

 
A la fin des années soixante, est-ce qu'un jeune homme pouvait avoir appris quelque part à faire des chansons? Non, bien sûr.

J'avais vingt ans et je ne savais rien "faire" (comment "faire" des chansons "carrées", etc.).

Je faisais des chansons inchantables par tout autre que moi. Et les trois fonctions du "chanteur" (auteur, compositeur, interprète) faisaient un(e) en moi, ce qui, académiquement, ne pouvait exister, les trois talents étant en principe rarement réunis chez la même personne. Je devins ainsi, de fait, plus qu'un auteur.

Et je me suis construit sur des handicaps de départ. Mes chansons étaient infaisables, et puis je me refusai à côtoyer "le métier", dont les mœurs me déplaisaient. Alors, le métier me rejeta, c'était normal. Mais ce fut sans doute ma chance. J'ai ainsi coupé aux injonctions du producteur, de l'éditeur, des gens de radio, échappé à certains pièges, il me semble, du conformisme, aux influences du système, et même aux inclinations de mon public!

J'évitai de devenir un artiste de music-hall, y compris dans ses versions postérieures: rocker etc.

N'ayant pas travaillé le chant classique, je fus encouragé par mon bon sens à travailler la voix naturelle, la diction, la transmission du sens.

Après cela, j'eus très peu de travail -quoique je vendisse pas mal de disques et que je rassemblasse des spectateurs par deux ou trois cents à chaque concert (1). Je fus ainsi encouragé à échapper aux conformismes de la scène (les ficelles, les conventions, ce qui se faisait et ce qui ne se faisait pas…) et je m'essayai à rendre à la chanson sa pureté de poésie lyrique de langue française: le vers dans sa pureté, chaque syllabe, chaque intonation, chaque couleur… Et lorsque presque tous mes confrères travaillaient le rythme, je travaillais le paysage du vers.

J'écris ceci pour signaler qu'il existe un académisme de la pratique: la pratique induit des priorités, et, souvent, elle vous impose des tics, des conventions, elle peut ainsi vous éloigner de vous-même et de qu'il y a de meilleur en vous.

Ainsi, je crois qu'il y a des naissances et des renaissances qui se font grâce aux aspects négatifs de la création: la solitude, la pauvreté, le chômage, le silence forcé, l'échec…

N'ayant pas été "reconnu", je n'ai pas eu assez de travail pour favoriser en moi le narcissisme protubérant des artistes connus. Je n'eus pas non plus cette peur qu'ils ont de voir la gloire s'éloigner, et la tentation de vouloir la retenir par des artifices. Je pus développer davantage mon sens des responsabilités de l'artiste dans la société, éviter la gratuité, l'avant-gardisme bidon, la rupture subventionnée, la contestation gratuite, la fausse révolte, les marques d'appartenance à une caste, ainsi qu'on le voit beaucoup dans les milieux artistiques dominants.

N'ayant pas été l'ami des princes, j'ai pu garder de nombreuses soirées libres pour la culture (la mienne), le travail, et l'amitié des gens simples.

Je crois que tout auteur peut s'enrichir d'être méconnu. Il lui faudra évidemment ne pas céder aux tentations d'hermétisme. Mais les dommages infligés à une œuvre -et à un homme- par le succès ou la volonté de succès peuvent être plus grands encore. Certes, ils peuvent être contrebalancés par les moyens financiers dont on bénéficie alors -mais on les paye en conformisme artistique. Et les moyens financiers ne sont jamais sûrs.

Dans une réflexion sur "l'auteur", je suggère un deuxième terrain d'exploration. Sans doute paraîtra-t-il également paradoxal…

La société contemporaine a permis la multiplication des auteurs, comme des artistes en général. L'amélioration du niveau d'éducation de la population, la raréfaction du travail manuel, l'augmentation du temps de loisir, tout cela favorise des vocations toujours plus nombreuses qui submergent les professions artistiques.

Le développement des communications physiques (le décloisonnement géographique) et audiovisuelles ou numériques (téléphone, fax, internet, CD, télé, etc.), tout cela fait qu'il n'est plus indispensable d'être parisien pour être un artiste, comme d'ailleurs un intellectuel. Vivant à Tarbes, on peut bénéficier de la même masse d'informations qu'à St-Germain-des-Prés et au même moment. Tout ce qui change, c'est la présence ou l'absence physique dans le métier huppé: le clanisme. Toute réflexion sur "les intellectuels" devrait commencer par ces données indiscutables, et toute réflexion sur l'artiste et son statut.

Un artiste professionnel, souvent étroitement spécialisé dans sa discipline, est souvent moins cultivé que son public. Par conséquent son statut de montreur de chemin (vous comprendrez dans trente ans…) est moins évident aujourd'hui qu'hier. En revanche, beaucoup de destructions, de remises en question ayant été faites par les artistes, le moment est peut-être venu de poser d'autres questions: reconstruire, par exemple.

Nous sortons d'une période où les artistes ont été très exigeants envers le public. Il est possible qu'il faille entrer dans une période où le public sera exigeant vis-à-vis des artistes… On les considère trop comme des poupées fragiles qu'il faut protéger. En réalité, on ne protège que ceux qui émergent. Et ceux-là ne fournissent pas tellement de raisons qui légitimeraient cette protection. Ils touchent les dividendes des artistes maudits et des censurés…

Tout cela aura peut-être comme conséquence de dégonfler les attributs valorisants de la création artistique (le génie, la vedette, l'homme de son époque, celui qui sait, celui qui voit, etc.). Et il se pourrait que cela influe sur le statut de l'artiste et de l'œuvre d'art. On est plus libre lorsqu'on est amateur, alors qu'on est plus soumis lorsqu'on est professionnel (à des conventions, des conformismes, des formes et des thématiques, etc.). L'amateur ayant moins d'argent est moins tenté par des formes coûteuses qu'il faut rentabiliser. Et il ne cherche pas à gagner sa vie avec son art. D'où une plus grande liberté. Et une plus grande proximité avec les gens, ce qui est tout de même le but profond de l'art. Et l'ego moins gonflé… Donc, le renouveau en art pourrait venir demain de l'amateurisme.

Certes l'orgueil de l'artiste, la gloriole, sont ici un sérieux ennemi à vaincre…

On peut ainsi imaginer pour l'artiste, dans la société à venir, un statut plus domestique: l'artiste s'exprimant pour ses proches, sa famille, ses amis, son voisinage. On me répondra qu'il faut s'intégrer à une profession pour que l'œuvre puisse accéder à la pérennité? Mais justement, les moyens actuels de conservation (ordinateur, disque, magnétoscope…) me permettent de me moquer de la profession et de compter davantage qu'hier sur la postérité. La profession, en ce qu'elle est toujours une académie, et souvent une caste, peut ainsi emprisonner les artistes et les étouffer sous ses lois; et elle sera peut-être contournée par des amateurs visant plus loin, plus libre.

Les générations précédentes s'étaient attaquées à l'académisme, à tous les critères d'appréciation. Une des conséquences est que les modes et les systèmes -et les thématiques- évoluent très vite. Que l'essentiel peut-être devient moins important que l'accessoire. Que l'intérêt principal d'une œuvre n'est plus dans son message humain, mais dans historicité. Puis ensuite, notre génération a remplacé l'académisme et les critères par le clanisme et des critères non-dits: ceux du copinage, des cooptations sans critères… Et les langages artistiques deviennent de plus en plus simplistes (on pratique la soustraction, le "povera", etc.)…

(Note: Il y a comme un accord tacite pour une division des tâches entre une caste qui se sélectionne en dehors des critères -et bénéficie du financement public-, et le show business à qui est abandonné le peuple. Un petit groupe accapare l'argent public dans l'indifférence des masses, et fait de la "recherche"… Ce traité de paix au détriment de la société finira mal.)

Actuellement, on assiste à la récupération de toute révolte qui s'enfonce dans le coussin du médiatisme et de l'aide publique. La fonction critique de l'art est détournée (en art plastique contemporain, par la fausse provocation; en rock, par la spectacularisation simpliste de la révolte, ailleurs par de la simple désinvolture). Même la violence sexuelle est désormais à peu près tout le temps récupérée -surtout dans une période de grande liberté de mœurs. En ce moment, les interventions sociales des artistes ne s'intéressent à peu près qu'à la lutte "contre l'extrême droite". C'est une problématique d'une extrême faiblesse où on se donne bonne conscience à peu de frais.

Quel artiste aujourd'hui est dangereux pour la société?

Celui qui s'attaque aux artistes eux-mêmes, aux conventions des milieux artistiques, à la grande famille, à sa bonne conscience, à son organisation, à ses non-dits, à son humanitarisme apparent… A son irresponsabilité, à sa frivolité, à sa désinvolture.

Et celui qui ose affirmer qu'il croit: à la beauté, à l'homme, à la société et à son avenir, au bonheur humain, à l'amitié, au bien, à l'art. Et s'il n'y croit pas, il se refuse à n'y pas croire.

Jacques Bertin
 

(1) J'ai vendu 160.000 disques depuis 1967, soit une moyenne de 7.500 par numéro, et environ 10.000 recueils de mes poèmes. Et j'ai chanté environ 1000 fois en public.