![]() Autres Temps N° 37, mars 1993 | La part du silence
L'heure qu'il doit être Moi je suis dans l'ombre, dans le silence. Eux sont à l'aise, comme chez eux. Chez eux, avec eux, de leur côté, les parleurs, les fonceurs, les gagneurs: celui, celle qui ne voulut point partager mon rythme; ceux, celui, celle qui a cru aux nouvelles lumières de la ville. Quelle chance, pour moi, d'être encore de ce côté-ci de la ligne de partage, dans l'obscurité de la parole à naître, des mots qu'on cherche, quelle chance d'être vivant! Ils sont comme des marionnettes en celluloïd, avec leur vitalité sur ressorts, leur parole facile, ils dégoulinent de gomina, de fausse gaieté, de dynamisme, de rouge à lèvres dur et craquelé, dessiné à la mine de plomb. On dirait une vitrine de saindoux et de vérités premières, chaque mot a sa perruque poudrée, chaque phrase y est maquillée de bon ton, et tout cela est le château de Versailles du vingtième siècle. Ils sont de leur temps: celui-ci est calibré au chronomètre. Ils ont un moulin de paroles à la place du cur, une montre à la place des lèvres, chaque parole indique au commun des mortels l'heure qu'il est, qu'il doit être, c'est ça ou rien. Quelle chance, je cherche mes mots, moi, et mes interlocuteurs ne me sont pas indiqués par l'assistante de réalisation d'un dieu assis à la régie finale. Je cherche mes amis, mes amours. Je cherche la vérité, moi. Et chaque instant m'est une braise dans la main. Aucune certitude mais un risque. Mon amour comprendra, qui partagea le premier silence, le premier geste vers; envolée d'oiseaux menés par notre peur commune et notre faim, telle était notre parole! Je vis ainsi. Le silence est un gaz riche. Je suis mauvais à la télé, je le sais, j'y suis allé quelques fois, je faisais amateur -homme amateur! maladroit, compassé, hésitant, triste. Je suis mauvais, je le veux: comme un homme aux prises avec lui-même et non pas un acteur en représentation. Je suis mauvais en art aussi, en toute parole, en amour, en amitié. Je ne sais que le désir des envolées vers, que ce silence qui peuple l'herbe et absout toutes les jungles. C'est ma certitude, ce tremblement, cette tension, cette main qui te cherchait, cette avancée d'eau vers ton eau, ton silence, ta vérité, cette prudence à pénétrer du bout des lèvres, du bout des doigts vers ta vérité. J'ai la fierté de mes à peu près. Je suis vissé par mes pieds à mes fidélités qui nourrissent de leur sève l'espérance de mes gestes, je suis un brasier inverse d'ombre. La pudeur et le respect Eux, ils sont allés du côté de la parole. Ils nous ont abandonnés du côté du silence. Leur caravane s'éloigne avec des bruits de gamelles entrechoquées de voyelles inutiles. Depuis une dizaine d'années, il n'y a plus, dans ce pays, de contre-parole, de contre-pouvoir, de marge adulte. Eux se légitiment et se congratulent à tours de bras, à tours de pistes, à tours de paroles et de cocktails mondains. Je pensais que la vie exigeait de moi cela: me vaincre, donc apprendre à mesurer mes paroles; participer à une parole générale, certes, mais me refuser à habiter la parole comme chez moi, ce château de Louis II, le roi fou, pas la prendre pour moi, pas m'y prendre comme dans un cercle, un piège, une lucarne. Je crois aux vertus du retrait, du don total par le retrait, de l'engagement. Je me méfie de moi -oh je ne me hais point ni ne me vainc par masochisme, non, c'est plutôt par enthousiasme et par ambition que je me méfie et me vainc- je me méfie de ce que je peux trahir de mon idéal qui est la vérité et la conquête du monde. Pauvre soldat qui ne veut pas se perdre dans sa supposée conquête, qui ne veut pas écraser le pays, brûler les moissons, mettre à sac le village de tes yeux, ai-je raison de ne pas attaquer mais aimer? Petit soldat dont l'arme est un râteau de jardinier, et cet étendard de vent ne pas trahir mes amours. Marin qui fait le point dans des immensités, ne trahis jamais, même dans l'amour, tes amours! Mais ce monde des gagneurs, des pressés, des faciles m'a bousculé violemment. On a pris ma pudeur pour de la pusillanimité, mon respect pour de l'aigreur, ma prudence pour de l'indifférence. Je me méfiais de cette sensation, soudain, d'être légitime. Heureusement, cela ne dura jamais plus que le temps d'un brouillon, cette illusion d'être un parleur. Je n'ai donc jamais été célèbre. La parole s'est dérobée sous moi, comme un banc de sable. Ou bien c'est moi qui ne voulus point construire sur ce lieu friable. J'aurai donc toujours à prendre cette femme, on ne me l'aura jamais donnée. Je voulais conserver la part de doute qu'on sent dans l'affirmation de la vérité et de l'amour fou. J'aurai toujours à la dessiner de mes mains, mes yeux, mon désir. Comme la garantie ultime, le sang de la minuscule blessure au poignet. Le don total. Partageons notre sang, notre doute initial. En amour, en politique, en art, dans tous nos engagements, même nos regards. J'ai été trahi, moqué, débordé, abandonné en chemin, cocu. Ce qui était mon honneur, ce parler peu, cette fragilité de la parole, miraculeuse parfois parmi tant d'échecs, on l'a humiliée. Elle était une valeur en soi. On l'a prise comme une preuve de mort, une affection maladive pour l'échec. On m'a indiqué la zone de silence: allez, hop! hors caméra, loin des yeux, loin du cur! silence quand le rouge est mis! sors du cadre! Mort? C'est ton bruit, ton babil, ô babel sonore dans des froissements de robes de femmes apprêtées qui est la mort. Ce bruit recouvre le vivant comme la dalle télévisuelle recouvre notre tombeau, sur le terreau de nos vies. On m'a fait passer pour un pessimiste, un négatif, on a prétendu que je n'aimais pas la vie parce que j'aimais la vérité, on a pris le jardinier pour un croque-mort, l'amour a fui. L'époque l'avait convaincu qu'on n'avait rien à faire de ce côté. L'amour a fui, otage de l'époque et ses illusions, il n'est plus qu'un reflet dans la vitrine, illusoire à lui-même, pathétique. L'amour a fui pour un parleur, un beau parleur, un rassureur, un remplisseur de silence à la pelle, un démarrant au quart de tour, il fera de l'auto-allumage mais qu'importe! Comme il fait du bruit, on croira qu'il avance. C'est un vite allumé, un briquet d'amadou, un feu de paille qui se prend pour un phare; mon amour rit avec lui, je l'entends. Mais chacun a si peur du silence, mon amour a si peur du bruit terrible de son propre gouffre, son propre aveu. Nous cherchons tous un monsieur Loyal, un meneur du troupeau d'oies des petites phrases. Et les parleurs sont dans ce cercle sage, cette boîte à musique, ce sont des clowns dont les mots sonnent comme des évidences sonores dans la boîte vide des vies. Mon amour y croit. Et comme elle parle, elle aussi, et si vite! et comme sa parole est pathétique! comme elle occupe le terrain de sa terreur! Le taciturne On n'a pas vu comme mon silence était chaleureux, peuplé, fertile, fraternel. Mon amour s'étourdit. La télé fonctionne à plein tube et la société crie à tue-tête. Les têtes sont tuées, les voix sont tues. Le silence est passé au bulldozer. On n'a pas vu comme le taciturne était le vrai constructeur, le bûcheron, l'homme qui fait basculer son sac et le monde sur son épaule. Les bourreurs d'urnes de la parole ont privé mon amour de la part d'elle-même où elle creusait un trou profond pour trouver la source du sang. Mon amour, c'est la parole. La folie règne. Tous les voyants sont allumés: la société fonctionne. Mon amour c'est la parole: elle fait des régates dans la baie. Elle ne voit plus dans la mer que la chance d'une balade en mer. Elle ne songe plus à l'horizon de la mer et l'autre côté de la mer. Or ma parole est vivante comme une île au loin, ma Désirade, ma Caraïbe, mon Ouest, mon Amérique, ma caravane vers le couchant. Jacques Bertin |