De
Pierre Cordier - Journal du 9 mars 2008 (extrait)
Réentendu Bertin ce soir. Dans la salle minuscule du Théâtre
& Chanson d’Aix en Provence (ville que j’exècre pourtant
entre toutes). Revu pour la énième fois.
Jamais quitté en fait.
Depuis ces nuits de grande froidure où poussait la fine fleur son
petit cri dans l’énorme poste d’alors. Monique et moi sous le gros
édredon de la grand-mère, à l’heure sacrée
de Bérimont-Bertin.
Depuis ces matins bleus de Casablanca. Monique et moi, place Pierre Semard,
cet oublié de Sarkozy, qui dénommait, dans ces temps-là,
ce lieu devant la grande gare de Casa la blanche. Nous vivions à
l’orée d’une bruyante médina. Sur notre phono tournaient
en boucle des fêtes étranges dans la voix chaude et déjà
familière de Bertin et ce pauvre Rutebeuf sous le cristal de Joan
Baez. J’entends encore les échos de la grande ville. Le vent venu
de l’océan tout proche emportait le claquement des draps séchant
sur les terrasses et les rires si longuement perlés des femmes
et les chants décalés des coqs et les cris joyeux de gamins
luttant sous des porches de terre.
Depuis ces hivers lumineux de Lozère. Un ciel bleu de bise froide
délivrait les causses noirs des lourds nuages amoncelés.
La neige dure crissait sous le pied. Nous vivions là, Monique et
moi et nos deux fils dans la tiédeur douillette d’une grande maison.
Bertin causait dans l’ampli (dame ! nos moyens avaient progressé),
des grands poètes qui sont comme les fleuves silencieux, du temps
qui passe comme un charme et les larmes, toujours nous venaient. Non,
tous les chats ne sont pas gris, toutes les larmes ne sont pas amères.
Celles-ci avaient la douceur extrême d’une brise tiède sur
des lilas blancs, d’un souvenir de la plus vieille enfance, mère
penchée et père ailleurs, dans les murmures du silence.
Odorantes madeleines que tous ces mots vibrant dans la parole de Bertin.
Depuis ces retrouvailles à Largentière, Ardèche.
A cette époque, où les Lip confisquaient justement les montres,
nous soutenions, ici, des maghrébins fatigués dans un combat
inégal contre une fermeture de mine et nos mots, bien que superbes
et vengeurs, restaient confinés dans les pages d’un journal au
tirage squelettique. Bertin, que nous avions invité, chanta magnifiquement
Besançon et tant d’autres moments des combats ordinaires, de la
geste du quotidien des hommes.
Depuis toujours.
Nous étions quelques-uns à évoquer Bertin. Quelquefois.
A échanger des disques, des impressions, des mots fugaces comme
les feux dans les vignes à l’automne. Nous souvenant de lui et
de nous, bien sûr, à travers lui qui chantait si bien notre
tant humaine ressemblance.
Depuis que nous avons le temps et un peu plus d’argent.
Tous ces concerts ici ou là, Ivry, Lyon, Buis-les-Baronnies, Saint
Bonnet… Où la magie opère dès le premier silence.
Magie que ce partage d’un univers, d’une intime conviction quant aux bonheurs
oubliés du monde, aux fidélités en allées,
aux camaraderies évanouies vers des brumes incertaines comme les
jupons frémissants des très anciennes jeunes filles. Magie
de la fraternité. Dans le vacarme des utopies ensablées,
la fureur des batailles perdues et le silence, très doux, sur le
chemin gagné d’un pas tenace sur des feuilles ou des mousses, dans
la chasuble mauve du crépuscule. Silence d’après Bertin.
Depuis que Monique a réussi l’organisation d’un récital
Bertin à Vogüé qui n’est pas, quoi qu’en pense l’ami
Jacques, le refuge ultime de Madame Mendès-France, mais qui possède
néanmoins un assez joli château sur les bords de la rivière
Ardèche.
Elle en rêvait depuis longtemps.
Pari tenu, pari gagné. Réunir deux cents personnes dans
la parole du poète ne fut pas chose facile mais cet engagement
nous procura et nous procure encore à tous deux (et à beaucoup
d’entre ces deux cents privilégiés) une grande joie. Puissions-nous
renouveler sous peu l’aventure.
Depuis que j’ai marché depuis la source de Loire jusqu’à
la mer qui est à l’ouest, entre pluies et frimas d’ici sous des
hêtres ébouriffés et neige des chatons de peupliers
sur les chemins creux d’Anjou, entre la lueur blette des petits matins
d’Auvergne et la lumière d’or, un soir, sur les hautes eaux, vers
les Ponts de Cé, où des gabares en mal d’espace piaffaient
au bout de leurs élingues.
Depuis que j’ai vu plonger un soleil rouge sur les fumées de Donges,
monter, comme une alouette, un soleil blanc à la verticale des
pinèdes océanes.
Je suis moi aussi sous le charme du fleuve. Naturalisé par immersion
comme dans un baptême. Et les chants de Bertin sont encore plus
beaux.
Jamais quitté.
Réentendu Bertin ce soir. Dans cette ville que j’exècre
pourtant entre toutes. Et suis heureux pour la énième fois.
Pierre Cordier
Saint-Etienne de Fontbellon (Ardèche)
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