JACQUES BERTIN
au Café de la Danse

Le Figaro

Jeudi 13 mars 1997

JACQUES BERTIN

Gris foncé, gris clair, noir

Jacques Bertin écrit et chante depuis des lustres des chansons à l'écriture superbe, classique, savante, ouvragée, franche. Sa matière, sa manière, ce sont des alexandrins de douleur. Toujours, il parle de la fin de l'amour, de l'hiver du cœur, de ces tourments où le sort s'obstine, où le ciel se complaît aux noirceurs. Des bilans tragiques et magnifiques, la litanie des occasions perdues et des heures moisies.

Est-on là à un concert monochrome? Non, c'est un camaïeu de gris. Gris foncé, gris clair, noir, gris foncé, gris clair, noir… Les femmes? Elles furent aimées, souvent; elles aimèrent peut-être parfois. Le bonheur? Il est chez Bertin comme un de ces rêves qu'on a oubliés à l'aube et qui laissent un goût plus amer qu'émerveillé. Un lieu de félicité? La brasserie de l'Europe, gare de Lyon -c'est tout dire…

Bertin n'est pas toujours déploratif : le cœur parfois se rebelle et martèle Tu vas revenir, comme une incantation éperdue. Mais c'est pour mieux accepter la souffrance, la déchirure, le ressassement de la douleur.

Il chante avec le timbre détaché et raisonné que l'on a lorsqu'on se confie à son fils ou à son analyste. Rien de compulsif, d'urgent, de heurté: une voix de constat, de stupeur rétrospective. Son débit évoque le Reggiani des débuts, mais sans ses nuances sardoniques.

Hélas, des synthétiseurs se posent sur ses chansons comme la crasse sur les fenêtres: les sens doivent s'habituer à une perception comme médiatisée, piteuse, éloignée par ce voile paresseux. On est soulagé lorsqu'il prend sa guitare pour une chanson, qu'il écarte cette pollution accablante, métallique, contraire à son talent. Un talent incontestable, pourtant, quoique sombre.

Bertrand Dicale