Familles rurales



mars 1995

Jacques Bertin, journaliste et chanteur


 

Journaliste et écrivain, le cas de figure est fréquent, journaliste et chanteur, c'est l'exception. Cette exception s'appelle Jacques Bertin. L'enfant de Chalonnes chante depuis sa vingtième année et est rédacteur à Politis. Nous l'avons rencontré à l'occasion de la sortie de son dernier CD "La blessure sous la mer".

Quand on demande à Jacques Bertin pourquoi il a commencé à chanter, il vous répond que pour lui c'était quelque chose d'éminemment naturel car dans sa famille. des bords de Loire, Chalonnes, en Anjou, tout le monde chantait.

J.BERTIN - Je faisais partie d'un milieu social et d'un monde dans lequel, dans les années 50-60, l'acte de chanter était naturel. Ma mère lançait une chanson et tous les enfants reprenaient en choeur. On chantait au catéchisme, on chantait chez les louveteaux et chez les scouts. Dans les mouvements étudiants auxquels j'ai adhéré, on chantait également.

FR. - Pourquoi avez-vous commencé à écrire des chansons?

J.BERTIN - C'est le mystère de chacun! En tout cas je n'ai jamais eu le sentiment en devenant chanteur de faire quelque chose d'extravagant! Je me suis mis à écrire des livres longtemps après. Vu mon milieu social c'était beaucoup plus extraordinaire.

Lorsque mes parents ont appris, quand j'avais vingt ans que je vivais en étant exclusivement chanteur, ils en ont éprouvé de la fierté mais aussi beaucoup d'angoisse. Dans un milieu catholique et populaire de l'Ouest, le métier d'artiste avait une connotation quelque peu sulfureuse, superficielle, irresponsable. Même aujourd'hui, le chanteur qui symbolise assez bien le milieu médiatique, a la réputation d'être inculte, stupide, arriviste, faussement gai, cabotin, superficiel... le contraire de l'idéologie familiale, chez moi, pour laquelle on doit prendre la vie avec gravité, ne pas se costumer n'importe comment ni dire n'importe quoi!

FR. - Bref! Pourquoi chantez-vous?

J.BERTIN - Parce que, parmi toutes les activités artistiques, c'est celle qui me paraît la plus naturelle. Exprimer des sentiments en les chantant est constitutif de la personne. Ca fait du bien, même physiquement! Le chant a des vertus hygiéniques immédiates. J'ai chanté parce que étant un gosse de famille populaire, je ne m'imaginais pas à dix-sept ans écrire de la poésie. Je me suis mis à chanter pour mes copains dans mon club de jeunes. Mon premier disque a été gravé quand j'ai eu vingt ans. J'ai eu aussitôt un prix de l'Académie Charles Cros, ce qui m'a un peu propulsé J'ai eu une presse élogieuse et quelques spectacles arrivés par là-dessus A vingt ans je suis ainsi devenu un professionnel. Je ne pense pas que je serais venu m'installer à Paris pour me produire dans les cabarets, en faisant du porte-à-porte, comme certains de mes copains.

FR. - La blessure sous la mer, votre dernier disque, est presque exclusivement consacré à ce "je ne sais quoi" qui nous attire vers l'autre. Il s'agit le plus souvent d'amours blessées. Pourquoi?

J.BERTIN - Nous vivons une époque de gens pressés où il faut que ça rapporte. On ne veut pas perdre de temps ou d'énergie, y compris dans le domaine des sentiments. Il faut que ce soit rentable, même affectivement.

Le premier doute est rédhibitoire. Il signifie que la personne en face de vous n'est peut-être pas la personne idéale. Quand elle l'est, vous vous mettez à douter parce que vous ne supportez pas non plus d'être aux côtés de la personne idéale, celle-ci vous ramenant à vos phantasmes. Vous cherchiez le conjoint idéal. L'ayant trouvé, vous vous apercevez que ce n'est que ça. Il vous faut maintenant faire de la quotidienneté avec cet idéal Accepter par exemple de prendre du temps ou "perdre du temps", de construire longuement. La maladie du siècle c'est cette exaltation de l'amour ideal et de l'instant. Chaque amour idéal est imniediatement tué pour être remplacé non pas par un autre amour idéal mais par un rêve d'amour idéal!

L'amour est une volonté de rencontre dans une perfection, dans un absolu. On ne doit pas ergoter avec ça! En face de ça il y a cette maladie du siècle: on vit davantage dans le phantasme que dans la réalité, ce qui fout tout en l'air. Je connais beaucoup de personnes qui brisent des vies et brisent leur vie parce qu'ils ne savent pas faire la synthèse de ces deux vecteurs. Dans l'ordre de l'amour, la durée n'est pas suffisamment prise en compte.

FR. - N'avez-vous pas développé dans votre dernier disque une dimension un peu trop tragique de l'amour et de la vie?

J.BERTIN - En effet, il ne faut pas trop de gravité, car la gravité est interprétée comme de la tristesse. Si vous avez le sens du tragique, on va vous dire que vous êtes un triste, un amer, un aigri. Ce n'est pas vous qui avez le sens du tragique, c'est la vie qui est tragique et vous avez le sens de la vie.

Les gens disent qu'ils ont le sens de la vie, sous prétexte qu'ils sautent en l'air en poussant des petits cris de joie, qu'ils courent partout et qu'ils aiment tout ce qui arrive et qui va arriver. Si vous avez le sens de la durée on vous prend pour un lent et un mou. On vous répond: "tu es trop tourné vers le passé et pas assez vers l'avenir!" Beaucoup de contemporains sont saisis d'une fuite éperdue qui s'accélère et débouche sur l'angoisse. Devant cette angoisse, ils sont obligés d'accélérer le rythme vers une autre trouvaille qui les excitera assez longtemps pour...

FR. Résultat, on a des productions artistiques de plus en plus éphémères!

J.BERTIN - On ne sait plus qu'inventer pour se rendre intéressant! La créativité a été tournée vers la seule innovation. L'approfondissement est de la créativité mais il n'innove pas forcément, ce n'est pas son but principal!

De nombreux artistes perdent leur vie d'artiste à cause de leur obsession d'inventer. C'est une idéologie mortifére! Quand vous avez un art qui ne dit rien et que vous devez écrire des milliers de pages pour commenter le fait qu'il ne dit rien, c'est de la mort. L'art ne donne plus à la société ce qui lui permettrait de se nommer, de se comprendre et de progresser.

FR. - Les industries culturelles ne se portent pas si mal ?

J.BERTIN - Cela manifeste une régression grave de l'esprit public. Comme les gens ne trouvent pas leur pitance chez les artistes contemporains, ils vont la chercher dans les industries culturelles. Le show business donne à fredonner des sentiments primaires pour passer le temps.

Ces industries culturelles forment un véritable rouleau compresseur: ce n'est pas parce qu'on chante tous les mêmes chansons et que l'on regarde tous les mêmes séries télévisées sur tous les continents que l'on va s'aimer.

Ce qui me plaît dans Pagnol c'est son côté local. C'est en cela qu'il est universel. Le plus universel dans les films de John Ford c'est aussi les moments où il est le plus "américain": quand il nous raconte des histoires de paysans pauvres de l'Ouest. C'est quand on va le plus profond en soi-même qu'on est le plus universel.

FR. - Que pensez-vous de la chanson engagée?

J.BERTIN - Je ne me donne pas comme but de parler au plus grand nombre, car alors je commencerais à calculer, à me dire attention si je dis ceci je vais déplaire à ceux-là. Le véritable artiste est à l'intérieur de son champ et laboure sillon après sillon (..) L'art engagé je m'en fous! Je connais des artistes qui n'ont jamais écrit de chanson engagée au sens classique du terme et qui sont pour moi des figures morales. A l'inverse, vous avez des artistes qui passent leur temps à faire du "Droit de l'Hommisme" et qui en réalité sont creux à l'intérieur. Certaines chansons d'amour sont devenues des hymnes révolutionnaires : "Bella Ciao", "Le temps des cerises"

Je n'ai rien contre les chansons engagées. Si un chanteur veut écrire de tels textes, qu'il le fasse, mais je le jugerai sur la façon dont il mettra en pratique dans sa vie ce qu'il dit dans ses chansons. Je connais trop d'artistes engagés qui se comportent comme des gougnafiers.

C'est très bien de chanter des chansons engagées, encore faut-il sur la scène se conduire comme un homme moral. Il est des façons d'être sur scène qui démentent le contenu de la chanson. Certains développent sur scène un ensemble de signes visuels ou sonores qui sont des manipulations du public.

Le chanteur qui a de la dignité fait transparaître les contradictions du métier sur scène. Son problème moral vous le sentez en le voyant chanter, ou en le voyant jouer si c'est un acteur de théâtre. Brassens, Ferré, Brel et Félix Leclerc étaient ainsi. Vous sentiez la passion de Brel, le lyrisme et même parfois l'agressivité de Ferré, la timidité spartiate et bougonne de Brassens et la rigueur lyrique et chaleureuse de Félix. Dans les quatre cas vous aviez le sentiment d'une morale.

FR. - Quel est l'état de la chanson en France?

J.BERTIN - J'ai toujours pensé que la chanson était un sujet sérieux, mais les édiles français ne veulent pas que ce soit un sujet sérieux. Dans notre société, la chanson est considérée comme un sous-art, le déversoir de nos pulsions les plus régressives et le show business fait tout pour ça. L'artiste de variété demeure un clown un peu ridicule qu'on se contente d'aller applaudir le soir des premières s'il est célèbre parce que c'est toujours bien d'être à côté de la vedette sur la photo… et c'est tout! Vous pouvez remonter jusqu'au plus haut niveau de l'Etat ou de la société civile ou de la société culturelle: ils disent n'importe quoi à ce sujet. Je n'ai jamais rencontré un homme politique qui ait un début de réflexion sur ce sujet.

FR. - Pourtant certains se lamentent sur l'invasion de la chanson anglo-saxonne!

J.BERTIN - Oui mais ils n'ont absolument rien fait pour que ça aille dans un autre sens. Au contraire, on a beaucoup régressé. Dans les années 1970 et au début des années 80 existait un circuit qu'on appelait le circuit parallèle, celui des maisons de jeunes, des foyers socio-culturels, les mouvements d'éducation populaire et le mouvement associatif dans son ensemble. Il a joué le rôle de découvreur d'artistes et a permis à la chanson française d'exister. Il permettait à ceux qui n'émargeaient pas aux registres de la gloire d'exister quand même. Ce circuit leur permettait de sortir de l'illégalité et de la précarité par le paiement de droits, taxes et prestations sociales. Ce circuit s'est effondré au milieu des années 80 pour plusieurs raisons, mais dans l'indifférence générale, pendant que la gauche au pouvoir regardait ailleurs!

Osons espérer que le ministère de la Culture comprendra un jour qu'il doit aider les musiciens et chanteurs car ils travaillent à fabriquer du tissu social et de l'art de vivre.

Propos recueillis par Patrick de Sagazan