n° 129
septembre 2008

 

 

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Carnets d'été

 

Le 400ème décaféiné. C'est à une grande leçon de politique que nous avons assisté cet été, à Québec. Comment faire, se demandait le gouvernement du Canada, pour enlever au quatrième centenaire de la ville de Québec (voir Policultures n° 128, de juillet) toute aspérité souverainiste et, plus généralement, éviter toute controverse - historique donc politique ? Il y a tellement de gens, n'est-ce pas, prêts à crier "Vive le Québec libre !" pour un oui, pour un non…

Rappelons que Québec fut prise par les Anglais en 1759. Par les armes. Et que le patriotisme ne s'est jamais éteint. Certains Québécois pensent que, le Canada leur ayant été imposé militairement, ils n'ont donc rien à faire avec lui. Alors, comment désamorcer le pétard ? Comment décaféiner cet anniversaire ?

Eh bien, le gouvernement du Canada - avec l'aide du gouvernement du Québec - s'en est sorti avec maestria !

Et, voilà le plus épatant : grâce à la culture ! Et c'est aussi pourquoi le sujet nous intéresse, nous, Français : la culture, là-bas comme ici, est devenue le meilleur moyen d'occulter la politique - et même l'histoire !

Voici comment on fait. Je tiens à célébrer cet anniversaire, dit le Canada. Je mettrai beaucoup d'argent. Et je suis propriétaire de tout ce qui est fédéral à Québec, et ça fait beaucoup. Mais, évidemment, je ne veux donner aucun espace à la chicane souverainiste. Alors : faites de Champlain un précurseur du Canada d'aujourd'hui, oubliez les siècles de patience, oubliez les Patriotes de 1837 et la loi martiale de 1970, oubliez René Lévesque et Félix Leclerc. Moi, je paierai. Québec fut la première ville du Canada, voilà l'idée. Les élites politiques québécoises, guère nerveuses ces derniers temps, acceptent d'ainsi se faire forcer la main.

Le Canada d'aujourd'hui fondé en 1608, c'est un peu tiré par les cheveux - mais allons-y. Comment transformer quelque chose en rien ? Tout simplement par l'amoncellement d' "événements" : tout un super-hyper-festival plein de crème et de confiture ! Le voyageur s'étonne de voir dans les rues si peu de drapeaux québécois et la couleur bleue soigneusement oubliée dans la décoration officielle… On est enseveli sous les "propositions" artistiques mirobolantes et pharamineuses. On ne parle pas de célébrations mais de "cadeaux" faits aux Québécois. Voici le "Moulin à images" de Robert Lepage, un des ces cadeaux : exemplaire. Sur les silos du port de Québec, pour des dizaines de milliers de personnes, un audiovisuel - d'ailleurs très réussi - racontant l'histoire de la ville. Version soft : pas vu la gueule de René Lévesque, pas d'indépendantisme québécois irréconciliable. Le tête de Trenet, celle de Piaf - pas celle de Félix Leclerc...

Et tout ça fait d'excellents Canadiens. Manquait que Montcalm et Wolfe, dansant des claquettes en duo. La tête d'affiche de ce festival festif fut donc Paul McCartney. Quel rapport ? Ah, mais il s'agit de transformer, un 14 juillet en fête des fleurs, une épopée en week-end réussi. C'est réussi.

Puis je rentre en France. Et en quittant l'aéroport, le matin du 13 août, j'allume ma radio. Je tombe - le hasard - sur France-Culture qui diffuse in extenso le discours de De Gaulle à Montréal. Ah, tiens, voilà l'Histoire… Il y a eu des fois des gens qui avaient quelque chose à dire…

A propos : et notre Nicolas ? Il est allé à Québec, Nicolas ? Non, il s'en est bien gardé. Marcher sur les pas - trop grands - du général, vous n'y pensez pas... Tout le monde aurait attendu son discours ; tout le monde aurait voulu comparer… Cette absence est un aveu.

A propos d'histoire… Je veux vous confier que le bonheur de mon été fut un petit livre : Deux jours avec Churchill (éditions de l'Aube). Son auteur n'est pas inconnu des connaisseurs en histoire culturelle : Michel Saint-Denis, neveu de Jacques Copeau, fut un des Copiaus, le fondateur de l'Ecole nationale du théâtre, à Strasbourg, et le directeur de l'Old Vic de Londres (entre autres). Il n'est pas non plus inconnu des connaisseurs en histoire, puisque sous le pseudo de Jacques Duchesne, il fut le patron des émissions en français de la BBC, pendant la guerre. C'est à ce titre qu'il fut convoqué par Churchill, en octobre 40... Le reste est raconté par lui dans quarante pages qu'on ne peut qualifier que d'extraordinaires, en pesant ses mots. Les notes et la post-face sont de Battiste-Marrey, connu, lui, aussi, dans nos milieux, et qu'on salue pour une initiative éditoriale aussi épatante.

A propos de grandes querelles... Un journal proposait récemment un bilan éditorial de l'opération médiatique (la manip', plutôt…) quarante ans de mai 68. Il annonçait que c'était plutôt un échec : les gens ne se sont pas précipités et dans l'ensemble, ce fut un fiasco, en terme de ventes. Tu m'en vois ravi (voir Policultures125 et 126, de mars et mai). Bonne nouvelle : les moutons ont encore une âme…

Et à propos, je veux remercier la Maison Jean Vilar pour le numéro de juin de ses Cahiers (n° 105), consacré à l'extraordinaire injustice qui fut faite à Vilar, à l'été 68, par une sale bande de sales types. Dont Jean-Jacques Lebel, à qui le bulletin, par scrupule, donne la parole pour qu'il y réitère aujourd'hui ses âneries d'hier ("Nous dénoncions les industries culturelles (…) et donc la machine d'Avignon…" Sans blague.)

A propos d'agression de la bêtise. Parmi d'autres, en voici deux de l'été, sur deux médias nationaux (une radio, une télé) réputés sérieux. Il s'agissait d'histoire du show business, appuyée sur l'histoire prétendue de la société. Ça donnait des choses comme (à peu près) : Claude François exprime la révolte d'une génération contre le conformisme… le rock, rapproché de la lutte du peuple vietnamien… Et caetera. La grande soirée des connards Yéyé, place de la Nation devenait une révolte populaire contre l'ordre bourgeois. Fumer dans les cabinets étant maintenant la mère des barricades, la science historique devrait s'inquiéter.

A propos de fumeurs de dans les cabinets... Voilà l'automne, chers amis, et l'aventure culturelle continue. J'espère que quelques authentiques rebelles plasticiens et quelques théâtreux sulfureux vont me secouer dans mes certitudes confortables, m'imposer leur radicalité, me choquer par leur démarche iconoclaste, remettre en question ma vision étriquée de l'art. On s'ennuie tellement ! Ah, comme je suis impatient !

Jacques Bertin