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Félix
Leclerc, sans médailles
Cinq ans, dix ans, quinze... Peur de me répéter... Quoi de neuf, sur Félix ? Eh bien, en France, malgré un bon nombre de fidélités éparses dans le pays, quinze ans après sa mort, Félix ne fait guère de bruit. Ce silence témoigne de la victoire absolue du show business chez nous, et de l´indifférence tout aussi absolue des pouvoirs publics, quels qu´ils soient et de quelque couleur politique qu´ils soient, à l´égard du patrimoine de la chanson française et francophone. Dans ce domaine, on a tout abandonné au monde des affaires, il ne faut donc pas s´étonner que ce bulldozer trace son chemin avec grossièreté. A l´occasion de cet anniversaire, chacun, au Québec, sera sans doute revenu sur les qualités - elles sont grandes - et les défauts de l´oeuvre de Félix. Et sur les qualités de l´homme. Elles étaient réelles. Il ne trichait pas, l´obsession du succès ne lui dictait pas ses mots. Certes, il s´aida de son habileté paysanne (cette fausse naïveté, qui était sa protection) pour jouer et se jouer des pièges de la célébrité. Et protéger son indépendance, sa vie privée, la liberté de son inspiration. Son actualité pour moi ne se dément pas : à l´époque où la mondialisation culturelle est l´ennemie du genre humain, et tandis que des communautarismes régressifs s´installent partout, Félix est un de ceux qui montrent le chemin : on peut être universel en étant local, l´homme à construire est de quelque part. Un mot sur sa biographie. Dans celle-ci, des pans entiers de sa vie restent dans le flou, sur lesquels il me donnait sa version, forcément incomplète, toujours lyrique, souvent fantaisiste ; il aurait été de mauvais goût que je courre illico vérifier. D´ailleurs, je ne cherchais qu´à le «retracer», le comprendre mieux ; et surtout à livrer aux Français (pas aux Québécois ! qui d´après moi n´en avaient pas besoin) l´histoire du Québec du XXème siècle, à travers la vie d´un homme ordinaire - et extraordinaire. Sans doute cette biographie serait-elle à retravailler, un jour, par un autre. Mais le faut-il vraiment ? Parlons de l´humanisme de l'œuvre. Le chant de Félix contient ceci : sa foi en la vie et en l´homme. La vibration de sa voix chante l´homme et le monde. Contrairement au cliché rebattu, on fait «de la bonne littérature avec de bons sentiments» pour la raison que tout homme honnête a, dans sa vie, suffisamment de souffrance et de passions pour que cela donne du poids à ces bons sentiments. Et par ailleurs, on fait très souvent de la mauvaise littérature, de mauvaises oeuvres d´art, avec de mauvais sentiments. Dénigrer l´homme, la beauté, les formes de foi en la vie, en l´avenir, ce n´est pas la garantie de la qualité ! Une grande partie de la production artistique depuis quelques décennies est pourtant constituée de cette négation, de cet antihumanisme-là. Que nous restions depuis si longtemps muets, tous, à gober ces âneries, que la jeunesse, surtout, se laisse faire si aisément est étonnant. Les Québécois pourraient s´interroger sur ce qu´ils ont fait de son message (il n´aurait pas aimé ce mot) : la dignité, la noblesse des sentiments et des attitudes, la construction du pays, la foi dans le peuple. Ce n´est pas à moi de le faire pour eux. Enfin, sans nullement souhaiter m´immiscer dans la vie québécoise, je voudrais glisser un mot en forme de supplique amicale : pas trop d´honneurs ! Sinon Félix pourrait bien finir par «tomber dans l´oubli en lettres majuscules», ainsi qu´il disait lui-même. Les autoroutes lui conviennent moins que les sentiers de traverse. Trop de médailles sur sa poitrine, risquent d´éloigner de lui, demain, les jeunes les plus ardents. Si l´on veut être fidèle, et fidèle à l´esprit de son œuvre, peut-être vaudrait-il mieux laisser à l´affection des anonymes, ou à l´intelligence fouineuse des prochaines générations de faire vivre son souvenir... Il n´a pas vécu dans les salons, alors, ne l´y mettons pas, maintenant qu´il est mort.
Jacques Bertin |