N° 72 - Printemps 2010
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Jacques Bertin, chanteur de Loire ?
par Christian Chenault

De droite à gauche : Jacques Bertin et Christian
Chenault à Bouchemaine (Maine-et-Loire)
En écoutant et réécoutant Jacques
Bertin, une évidence nous saute aux oreilles : son attachement
à la Loire et plus précisément à Chalonnes-sur-Loire.
Nous avons donc voulu en savoir plus et sommes allés à sa
rencontre par un beau dimanche de mars, à Bouchemaine, sur les
bords de … la Maine.
Prix du disque de l'académie Charles-Cros en 1967, il avait alors
21 ans, "Fine fleur de la chanson française" de Luc Bérimont,
révélé au grand public en 1970 par son album "Fête
étrange" (qui lui vaut d'apparaître dans "L'anthologie
de la chanson française" de 1971), voici plus de quarante
ans que Jacques Bertin creuse discrètement mais sûrement
son sillon dans la poésie et la chanson de qualité. Nous
l'avions découvert en 1975 à Orléans (invité
alors par le Cercle laïque des Tourelles) et nous l'avons retrouvé
en 2008 à l'occasion du troisième "Festival de Travers" :
toujours la même présence, la même puissance du verbe,
le même enchantement… Une seule différence : estimant
que les jeux de jambes ne rajoutent rien à cette présence
en scène, voire au contraire la parasitent, Jacques Bertin depuis
sept ou huit ans chante assis : "Enlever les jambes ramène
au texte", dit-il non sans humour, dans un de ses "mots"
(1).
Il faut savoir et dire que Bertin est un grand de la chanson française,
descendant direct d'un Léo Ferré qu'il chante d'ailleurs
à merveille. Poète lui-même et brillant interprète
de grands poètes : René Guy Cadou, Luc Bérimont,
Louis Aragon, Nazim Hikmet… Jacques Bertin c'est l'éternel amoureux
cherchant à panser ses blessures (Je vous écris pour
vous dire que si l'on souffre), pleurant une séparation (Paysage)
et guettant un retour (Encore vous…). Celui-ci, qui a une trentaine
d'albums à son actif ainsi qu'une dizaine d'ouvrages (poésie,
essais, romans) fut aussi un remarquable journaliste puisque de 1989 à
2000, il dirigea les pages culturelles de l'hebdomadaire Politis.
Beaucoup se souviennent de ses éditoriaux à la plume douce-amère
(2), voire conservent précieusement quelques
numéraux spéciaux comme celui de février-mars 2000
consacré à l'Education populaire : une référence
dans le métier ! (3)
Breton, Vendéen, ou Angevin ?
La famille de Jacques Bertin n'est pas originaire de l'Anjou. Ses racines
familiales il faut aller les chercher du côté de la Bretagne
(en pays Gallo exactement) pour ce qui est de ses grands-parents paternels
et du côté vendéen pour ce qui est de ses grands-parents
maternels. Ce n'est qu'en 1936 que ceux-ci vinrent s'établir à
Chalonnes-sur-Loire. Jacques Bertin, quant à lui, est né
à Rennes et a dû vivre sa jeunesse, si l'on en croit ses
chansons, du côté de Louvigné-du-Désert, dans
cette "paroisse, périphérie de la paix"
où l'on attend les trains de Combourg et Dol. Contrairement à
ce que l'on pourrait penser en écoutant Les Anglais bombardaient
les ponts (où il est déjà question de la Loire
et des Ponts-de-Cé) ses parents ne vivaient pas à Chalonnes.
Ce coin de l'Anjou constitue néanmoins aujourd'hui un fort creuset
de sa famille où sa mère, ses cousins, son fils ont choisi
de vivre, et où lui-même est venu habiter en 2003.
La Loire angevine
Qu'il le veuille ou non, la Loire angevine coule dans son œuvre. Il suffit
de parcourir sa discographie, où des albums intitulés Permanence
du fleuve (1975) ou Le Grand bras, les îles…(1999) viennent
l'attester. Les titres des chansons nous ramènent également
en ce pays : Gens de Chalonnes, Petit Anjou, Retour à Chalonnes,
Les Ponts-de-Cé, etc., sans compter nombre d'autres textes
(Les noyés, Paysage, J'allais vers toi du fond de ma souffrance,
Les Tonnelles, La grande crue de 2001, Encore vous, A mon fils…) où
l'on retrouve un vocabulaire ligérien. En effet, que ce soit au
premier degré ou de façon métaphorique, le fleuve,
les îles, les ponts, le courant, la crue, les berges et les levées
sont là. A la question "Peut-on dire que tu es un chantre
de la Loire ?" Jacques Bertin répond tout de même
"oui" après hésitation et en s'empressant
d'ajouter "mais ce n'est pas obsessionnel". La Loire
et plus particulièrement le Chalonnais ne constitueraient-ils pas,
pourtant, pour lui un lieu d'apaisement, de ressourcement ? Nous
sommes quelque peu enclins à le croire en écoutant Retour
à Chalonnes :
"Tous les villages disposés comme des perles
Sur la Loire douce à mon cou parfaitement
Je sens bien qu'ici est mon lieu, tout me rappelle
Affaissement de terrain dans le cœur vraiment
Vraiment ici, sentiments vieux, tout me ramène,
Arbres en fleurs, tête fleurie, linge séchant,
Guirlande sur le bas-relief disjoint du temps,
Ici enfin est mon lieu et désormais même,
Même, si je te cherche ici même, aussi infiniment,
Quelque chose ici m'aime et me déprend".
Peut-être même, la Loire est-elle source d'inspiration quand
il écrit "Ici je crois entendre sourdre la nappe phréatique
des chansons" ? Lui nous assure que non, que ce n'est qu'un
environnement familier, rien de plus.
La Loire côté "catho"
Si Jacques Bertin est attaché à cette région, ce
n'est pas uniquement en raison du fleuve mais aussi sans doute parce que
la paisible ville de Chalonnes-sur-Loire est pour lui emblématique
de toute une histoire qui l'a bercé et l'a vu grandir. Père
militant à la JOC, mère militante à la JAC, il a
en effet été porté par un courant d'éducation
populaire aux reflets de catholicisme social. Et cela, il le revendique,
n'hésitant pas à lancer quelques piques à l'adresse
des adeptes de la pensée marxisante. Cette ambiance "milieu
du XXème siècle" où le curé progressiste,
la chorale paroissiale et la bibliothèque municipale cohabitent
en toute harmonie (ou presque !), nous la retrouvons notamment dans
son roman "Une affaire sensationnelle" paru en 2008.
"Ce livre n'est pas un hymne à la Loire mais un hymne à
la démocratie chrétienne" dit sans ambages Jacques
Bertin. La Loire y est pourtant présente, presque à chaque
page, et l'auteur y décrit avec beaucoup de sensibilité
les relations que les hommes de ce pays entretiennent avec cette "femelle
à peine apprivoisée", cette "maîtresse
exigeante". Témoin ce très beau passage relatif
à la crue :
"Oui. La crue. La crue, qui est catastrophique partout ailleurs,
n'est ici qu'une cinquième saison ; pas une malédiction,
mais le simple cours des choses. Elle s'amenait dans les boires, d'abord,
comme une bête qui rentre après une virée, un peu
honteuse, retrouvant ses odeurs, respirant son territoire. Elle léchait
les talus, les pieds des saules, des frênes. Puis elle s'installait
dans les prés, sans hâte, sans hargne, sans violence. Et
un matin, un coup de clairon de soleil et de givre annonçait
qu'elle avait tout envahi ; elle était dans votre jardin et vous
demandait de l'aimer, coquette, de l'admirer ; et vous l'admiriez !
Elle restait là deux ou trois semaines, et c'était le
régal des yeux. Dans les grands froids, elle gelait, et les oiseaux,
mouettes et corneilles, glissaient comme des jouets d'enfants sur la
pellicule de glace. Au soir tombant, la beauté changeait à
chaque seconde. Et la nuit, enfin, cette présence énorme
vous parlait en confidence des siècles qu'elle avait passés
sous la lune." (4)
"La crue, nous dit encore Jacques Bertin, est salutaire,
elle remet tous les gens dans le cycle de la vie".
Comme un Pays
"Comme
un pays", le dernier album de Jacques Bertin qui vient de sortir
(5), nous offrant 12 chansons inédites, s'ouvre
sur un superbe texte "La Loire" véritable déclaration
d'amour au fleuve : "Loire bleue, flamme noire, femme d'acier,
lame bleue, emmène-moi, partons où tu veux. Mauve et noire,
en satin, en soie, en moire, où tu veux". Pourra-t-il
toujours dire que la Loire, en tout cas "sa Loire", celle qui
enlace l'île de Chalonnes, lui est indifférente ? Jacques
Bertin a encore bien des projets : faire paraître un ouvrage
sur le Québec, cet autre pays qu'il affectionne particulièrement,
et vers lequel certains Chalonnais partirent à la fin du XIXème
siècle (voire plus loin vers l'ouest canadien) (6), rendre hommage
à l'équipe de la "Fine fleur de la chanson française"
des années 70 : Jean-Max Brua, Gilles Elbaz, Jean-Luc Juvin,
Jean Vasca et lui-même, dont hélas il ne reste plus que deux
survivants. Souhaitons pour notre part qu'il continue à chanter
la Loire, il le fait si bien. "Les grands poètes sont comme
des fleuves silencieux", dit un certain Jacques Bertin…
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1- Le mot de Jacques Bertin
2- Chroniques du malin plaisir, 2005,
Jacques Bertin, Panoramiques, Condé-sur-Noireau, Corlet éditions
Diffusion.
3- "Education populaire, le retour de
l'utopie", Politis, hors-série n° 29, Paris, février-mars
2000.
4- Une affaire sensationnelle, 2008, Jacques
Bertin, Ed. Le Condottiere (Velen)
5- Comme un
pays
6- Du vent, Gatine ! 1989, Jacques Bertin,
Ed. Arléa (Velen).
Christian Chenault
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