5 septembre 2017

Kalouaz

Ahmed KALOUAZ


Voir aussi:

Merci à Ahmed Kalouaz (1)

Le vieux café


Texte écrit le 3 septembre 2017 après un concert de Jacques Bertin à Neuvy le Roi, Indre et Loire.
Texte que l’on retrouvera dans un recueil à paraître le 15 février 2018.



Il y a des moments où l’on n’aime plus les fêtes, ces soirées prévisibles qui ne servent même plus à refaire le monde. Les cartes où l’on croyait encore y trouver une ligne de chance, ont été battus et rebattus, même les chansons ne sont plus que des hymnes à la nostalgie, des fadaises pour demeurés. Pourtant nous les avons aimés ces hommes debout, guitare en mains ou voix nues, ces femmes au timbre rare et surprenant. Elles se nommaient Francesca, Isabelle, Eva ou Colette. Les hommes portaient des noms qu’il suffisait d’énoncer pour que les foules se dressent. Leurs chants résonnent encore, même si nous nous sentons un peu orphelins de les voir partir. Un jour Léo, un jour Jean, un jour Georges, un jour un autre.

Je passais rue de la Tour, dans ce village où j’ai quelques amis. Ils ne me connaissent pas, mais j’aime épier leurs gestes, saisir un sourire de connivence avec eux. J’étais au tout début de cette rue d’une étroitesse qu’un tel nom ne convient pas. Il y a des siècles, à peine un char à bœuf pouvait y trouver place du passage. La pierre partout s’est fissurée, s’est usée, mais le charme opère. J’allais, aux aguets, quand par la grâce d’une petite affiche collée sur un panneau, j’ai reconnu la fameuse photo, un peu délavée par le soleil et les pluies. Brel, Brassens, Ferré réunis pour la circonstance, et attablés devant quelques bouteilles de bière, devisant dans un micro. Les trois ne se ressemblent pas, c’est l’intérêt de ce cliché. Autour de la petite affiche, une multitude d’inscriptions, dont celle qui invite le passant à cogner à l’huis pour venir écouter chanter Brassens, visiter une petite exposition. J’ai frappé à la première porte où sur la façade on pouvait encore lire « Le vieux café ». La peinture était défraichie, mais cette ancienne gargote a sans doute vu s’arrêter là des générations de bergers, de chemineaux allant vendre leurs bras du côté de la vallée où poussent la vigne et les olives. Les verres devaient tinter aux petites récoltes, aux cérémonies à la gloire de ceux qui n’étaient pas revenus d’une guerre de trop.

Personne n’a répondu à ma timide frappe. Sur le côté, à la deuxième entrée possible, j’ai aussi trouvé porte close. Déçu, j’ai fait le tour du village par les venelles. Des maçons s’activaient sur les façades de certaines maisons alors que d’autres étaient à vendre ou dans un grand état de délabrement. Sur une terrasse, le panorama donnait sur les collines à perte de vue. Je me suis mis à fredonner un poème de Cadou, « A la place du ciel, je mettrai ton visage, les oiseaux ne seront même pas étonnés ».

Un mois plus tard, je n’avais pas oublié cette visite ratée, mais je me trouvais à portée de regard de deux mains jouant de la guitare, avec dans la voix belle du chanteur, ce même air qui ne me quitte pas. « Et le jour se levant très haut dans ses prunelles on dira le printemps est plus tôt cette année » Des gens étaient venus en ce début septembre, à la salle des fêtes. Déjà des feux d’herbes sèches rappelaient l’automne des brumes matinales. Ils avaient pris un peu de leur temps pour découvrir ce que la chanson garde encore de fine fleur. Loin des micros tapageurs, de la mélasse distribuée comme si les abeilles ne donnaient plus de miel. En ce samedi soir, à la dernière note, les regards se croisaient avec un peu de ferveur retrouvée, du courage pour la nuit à venir, la solitude.

Au matin juste avant l’angélus, il y aura le premier bruit de moteur sur la route de Saint Paterne, le chant du coq, le vent dans les tilleuls près de l’église. L’artiste aura repris son chemin vers Chalonnes, à deux arpents de terre de la demeure de Cadou, élève buissonnier de l’école de Rochefort. La poésie se déplie dans les grands silences, les rangs de vigne où les vendanges déjà mènent le bal. Le printemps est très tôt chaque année, et l’automne dure à peine le temps de trois fumerolles dans les vallées. L’artiste, de loin, écoutera les rumeurs de la ville, ira longer la Loire son chapeau noir vissé sur la tête. Il restera du soir vibrant, une poignée de mots, des doigts trempés de miel, des sarments sur la braise. Comme d’autres partagent le pain, le chanteur qui s’en va dispense le verbe, partage le verre de l’amitié, la fatigue, et ouvre la barrière à une marée de chansons, qui iront divaguer au gré du courant.
Il y a des moments, des soirs imprévisibles où l’on reprend envie de refaire le monde.


Ahmed KALOUAZ



http://www.maisondesecritures.fr/residences-dauteurs/lecrivain-en-residence/ecrits-de-lauteur-en-residence-ahmed-kalouaz/