Le blog de Pierre Jourde

Confitures de culture
Pierre Jourde, écrivain, professeur d'université et critique littéraire, se pose quelques questions


6 février 2012





Jacques Bertin, un grand poète


Une des raisons pour lesquelles je suis convaincu que nous sommes en train de vivre un âge d’or littéraire, en tous cas au niveau de la production (le grand problème est celui de la diffusion, nous y reviendrons sans doute) est la variété et la qualité de la production poétique. Par poésie j’entends tout ce qui se concentre sur le jeu avec la langue, rythme, musicalité, graphisme, etc, donc aussi bien la poésie écrite que la chanson ou le slam. Il y a des slammeurs d’une inventivité extraordinaire, qui renouent avec la tradition médiévale du trobar. (J’ai tout de même un peu de mal avec Grand Corps Malade, dont les textes me semblent assez faibles). De même, un des plus intéressants poètes de notre époque est à mes yeux Jean Fauque, qui a écrit les paroles de beaucoup de chansons de Bashung. Des écrivains comme Olivier Cadiot ou Pierre Alferi ont collaboré avec Rodolphe Burger.

Sans exclusive,  me touche particulièrement, dans cette diversité, la poésie qui renoue avec l’oralité de ses origines, et qui ne craint pas l’émotion, dont on s’est longtemps méfié. Car la poésie reste à mes yeux le langage même de l’émotion. D’où mon goût pour le grand Jacques Bertin, que j’ai déjà évoqué ici. Les éditions Le Condottiere ont publié à l’automne dernier un grand recueil de ses poèmes et chansons, écrits entre 1993 et 2010. Plutôt que de faire de longs commentaires, je préfère laisser parler Bertin, il se défend magnifiquement tout seul :

 


Je voudrais être à la fois cet enfant qui passe
Et l’homme mûr qui le regardera passer
Mon fils et moi main dans la main le temps qui passe
Mais immobile, un mouvement vers arrêté
Je voudrais être ceux que j’aime
Je voudrais être les mots vains qui vont vers eux
Comme des baisers ou des voiliers dans l’haleine
Je voudrais être en panne enfin dans un soir bleu
Je voudrais être toi toujours quand tu venais
Dans la robe de tes vingt ans ou lorsque naissent
Dans mon souvenir de ces neigeuses tendresses
Puis je voudrais dans ce souvenir m’enfoncer
A tout jamais
Route perdue de ma jeunesse

 

[…]

Avec le temps, les trahisons, les espérances
Qu’en reste-t-il ? Le parc oblique vers la nuit
Rentre, serrant sous ta veste ton peu de science
Tout vient à son heure, et le pardon de la pluie

 

Tout fut-il dépensé pour rien ? Tu protestes
L’escalier geint. Ce soir, personne ne t’attend.
Dans le noir tu parcours ta galerie de gestes
Le fardier d’insomnie s’ébranle pour cent ans

 

Ne t’en fais pas. Toute chose à la fin fait cendres
Même l’oiseau dont les braises brûlent encore
Et dans la nuit sans oubli où tu vas descendre
Son aile implorante frémit, dans le décor

 

  

J’entrerai dans la mort il y aurait – mais loin – des bruits de rue
Un voisin claquant une porte, un pas de femme sur le quai, en bas
Et au soleil l’ancien amour s’en revenant se jeter dans mes bras
Avec des mots dans le futur naissant, à prononcer tout bas
 

Je serai dans la mort, allongé sur un chaland, dans ma chambre
L’ennui des vies aura été dissous dans enfin le vieux calme étrange
Ce paysage bon des maladies bénignes par l’aile d’un ange balayé
Ou le pinceau d’un peintre, la torpeur des maisons vieilles aux stores baissés
 

Atteint de quelque affection de langueur je glisserai dans ma barque sur le fleuve aux abeilles
Vers la tapisserie là-bas où un tableau de genre, et dans une indifférence pareille
Au temps qui passe, ou vers le temps passé, comme il sera doux oh ce monde-là
Oh comme on vivre bien déjà de ne plus vivre et dériver vers le n’exister pas
 

Nous serons comme sur le couvercle laqué d’une boîte une scène peinte
Nous serons ce groupe de personnages s’éloignant dans les si belles fins d’été
Nous en aller ! nous en aller ! Quelle année ce jour était-il ? Et l’odeur des jacinthes
Nous serons morts peints à la main, plaintes et deuils et pleurs n’auront jamais été
 

Adieu tous adieu tous comme nous nous aimions vous verrez cette boîte est légère
Elle est d’enfance elle est de tous les temps, tous les amours, ronde presque comme la terre
C’est donc ici, c’est donc le temps ce fleuve s’en allant aussi –vers où ? mais arrêté
 

… et dans la boîte des trésors, un pays, des lettres, des épingles, des ciseaux, des perles, l’éternité.   

Pierre Jourde




http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/archive/2012/02/06/jacques-bertin-un-grand-poete.html