Dans le cadre des Estivales Poétiques de Chalonnes sur Loire


Estivales

Intervention de Jacques Bertin à la Médiathèque de Chalonnes :

« 50 ans de poésie dans mes étagères », témoignage de Jacques Bertin, suite au legs à la médiathèque de Chalonnes de sa bibliothèque de poésie.



 

[Plusieurs paragraphes de ce texte ne furent pas dits – et des phrases furent transformées, à l'oral].

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"50 ans de poésie dans mes étagères"

témoignage de Jacques Bertin,

Médiathèque de Chalonnes sur Loire, le samedi 29 juin 2019


 Suite au legs à la médiathèque de Chalonnes de sa bibliothèque de poésie (environ 800 livres), Jacques Bertin s'explique et raconte. C'est ici un témoignage – pas une conférence...

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Tout d'abord…

Qui je suis : JB, auteur-compositeur et interprète de chansons depuis 1967 ; par ailleurs auteur de plusieurs livres de poèmes, un roman et plusieurs livres de journaliste ; je fus aussi journaliste professionnel à temps plein pendant douze ans (1989-2002) - j'étais alors chef du service Culture de l'hebdomadaire Politis.

Chalonnais. Petit-fils de monsieur et madame Martinet qui, venus de Vendée en 1936, ont vécu rue Saint-Maurille. Dans les dernières années de leurs vies, ma grand-mère faisait cantine, le midi, chez elle, pour les enfants de l'école libre de Chalonnes ; et mon grand-père était croque-mort… Mon père fut tailleur d'habit (30 rue du Vieux pont) pendant la guerre. Ma mère, avant son mariage, était ouvrière (piqueuse) en chaussures. Mon frère et ma sœur aînés sont nés à Chalonnes – moi, je suis né à Rennes, où j'ai passé mon enfance. Je suis cousin des Dupé et des Denis. Je suis venu habiter Chalonnes en 2003.

Histoire du legs : arrivé à un âge où on s'affole du désordre créé par les milliers de livres amassés pendant cinquante ans, j'ai déposé des sacs à la Bibliothèque Universitaire de La Rochelle (sur l'histoire du Canada), des sacs à la Maison Jean Vilar d'Avignon (sur la politique culturelle, la décentralisation théâtrale etc.), des sacs de livres de journalistes à l'ESJ de Lille… Des sacs chez Emmaüs, beaucoup… Enfin, la municipalité de Chalonnes a accepté ce legs de ma bibliothèque de poésie par un vote du conseil municipal. J'en suis très honoré et je l'en remercie.
 
(Condition : qu'ils ne soient pas prêtés – mais qu'ils soient disponibles sur place. C'est une évidence : vu leur état, ils ne supporteraient pas de voyager. )

Qu'est-ce qu'il y a là-d'dans ? 

Cette bibliothèque n'est ni exhaustive, ni scientifique. Car je ne suis ni un spécialiste-théoricien ni un bibliophile. Elle peut être considérée comme un exemple parmi d'autres, un témoignage sur la culture moyenne de la deuxième moitié du XXème siècle : qu'est-ce qu'ils lisaient, ces gens-là ?

Il en manque quelques-uns. Il y a quelques années, au début de l'opération vidage, j'avais – à cause de l'École de Rochefort (dont nous reparlerons…) - porté une trentaine de livres à la médiathèque de Rochefort, qui les avait acceptés ; puis on m'a dit qu'on n'avait pas les moyens de continuer… Par ailleurs, j'ai gardé certains livres trop annotés, trop crayonnés, ou quelques livres très rares.

Qu'est-ce qu'il y a là-dedans… Il y a des ouvrages achetés au long des années (les « Seghers » comme on disait jadis - l'excellente collection Poètes d'aujourd'hui, qui marchait très bien…), les Gallimard avec la ligne de photos autour de la couverture. Et caetera.

Puis des recueils qui me furent offerts par des amis ou des rencontres ; quelques-uns sous forme de tapuscrits, comme Gérard Piloquet – un chalonnais du Port-Girault, commune de Saint-Georges, et quelques autres…

Il n'y a là aucune prétention à l'exhaustivité ni à la perfection des choix. Tout ceci est le fruit du hasard de la vie… Il y a des injustices, des livres importants qui n'y sont pas. Il y a des approximations ; par exemple : j'ai un livre de poèmes de Jean-Pierre Siméon (fondateur du Printemps des poètes) – mais je n'ai pas mis dans la collection ses autres livres qui ne sont pas de poésie… Que fallait-il faire ? Question insoluble...

Il y a des anthologies : la poésie grecque, la poésie du XIXème siècle etc. Il y a quelques revues (dont Le coin de table, revue avec laquelle je suis le plus en accord, autour de l'excellent Jacques Charpentreau, récemment décédé).

Il y a le Québec et le Canada-français (de Nelligan et Saint-Denys Garneau à Gaston Miron et autres). Mais il n'y a probablement pas Félix leclerc ni Gilles Vigneault : j'ai mis ceux-là dans le camion bibliothèque-chanson (200 livres) destiné à Vandoeuvre-lès-Nancy, lieu de la future Maison de l'histoire de la chanson, dont je suis un militant. Il est souvent difficile de distinguer la chanson et la poésie. C'est ainsi qu'un livre de Robert Desnos (Les voies intérieures, édité par les Éditions nantaises du Petit véhicule, de Luc Vidal) ira à Vandoeuvre – car Desnos écrivait des chansons !

Bien sûr, il y a l'École de Rochefort. Là, je reconnais que le fonds est majoritairement de Luc Bérimont, parce que c'est le seul que j'aie connu personnellement et fréquenté souvent. Je rappelle qu'il était – dans les années 50 à 70 - une vedette de la radio nationale… Et puis Cadou, à cause de mon inclination fondamentale. Je pense que Cadou est un des dix grands poètes français du XXème siècle, quoique le milieu littéraire national n'en parle jamais… François Mitterrand connaissait des poèmes de Cadou par coeur ! On n'en parle pas mais il a des dizaines de milliers de lecteurs ! 

Il faut ici noter l'étrangeté de cette École de Rochefort. La seule « école » dans le siècle, si on enlève les surréalistes. Elle est basée sur l'amitié. Une bande de jeunes gens de moins de trente ans se réunissant à Rochefort-sur-Loire pour discuter, s'amuser etc. « Plutôt qu'une École, une cour de récréation », disait l'un d'eux. Jean Rousselot sera plus tard président de la Société des Gens De Lettres, Jean Bouhier journaliste à Ce soir, Marcel Béalu libraire parisien rue de Vaugirard, et Luc Bérimont vedette de la radio...

Revenons à mon legs. Il y a quelques auteurs chalonnais : Gérard Piloquet – Jean Bourigault – si Eric Foucher n'y est pas, il faudrait qu'il y soit. ...Et il faut citer Pierre Besnard (y est-il ?) … et Thierry Froger.

Et puis moi, quand même, cinq ou six livres...

Et je me suis permis de mettre aussi mon roman – parce qu'il se passe à Chalonnes ! Un mot rapide sur ce livre… Je n'ai pas cherché d'éditeur, je l'ai édité moi-même en inventant les « Editions du Condottiere » (explication : le Condottiere n'existe pas, c'est le mot qui sonne le plus près de « compte d'auteur »)… J'en avais fait un premier tirage de 500 exemplaires. Puis un deuxième de 500 et un troisième de 500 (il m'en reste une trentaine). Le livre n'a pas été distribué par le circuit des librairies. Seulement déposé dans deux magasins à Chalonnes, à la librairie Contact (Angers), et à Saint-Florent. Pour le reste, il a été vendu par mon circuit : par correspondance et vente dans mes récitals. Quelques-uns offerts. Pas de service de presse. Plus de 1400 exemplaires vendus : un succès – pas succès de librairie, mais on s'en fout : ce livre a trouvé son public...

J'ajouterai que ne pas chercher d'éditeur est devenu pour moi une solution qui évite de poser le problème… de trouver un éditeur ! Donc, j'édite moi-même – Les traces des combats, mon dernier recueil.

Revenons aux poètes. Il y a aussi dans le legs des dizaines de recueils qui me furent offerts et qui n'ont jamais été vendus en librairie. 
 
Je dois confesser que j'ai aussi gardé quelques livres chez moi. Gabriel Audisio (Feuilles de Fresnes) (je le citerai tout à l'heure), Philippe Jaccottet (trop mauvais état…), Francis Jammes, Cesare Pavese, car on peut, un jour ou l'autre me demander de choisir un poème à lire, ici ou là...

Enfin, quelques autres, je l'ai dit, trop abîmés ; comme les Réflexions sur la poésie, de Paul Claudel, livre que j'avais acheté en 1965… Ou trop annotés : Cadou...

Et quelques-uns enfin de mes amis les plus proches. Ces livres viendront peut-être un jour...


Quant à moi, j'ai découvert la poésie par la chanson d'enfance, puis les fables de La Fontaine. Puis à l'école et au lycée : le temps a laissé son manteau (Charles d'Orléans)… la douceur angevine de Joachim du Bellay… Puis Verlaine, Baudelaire, Apollinaire etc. Et Bérimont qui me parle de Cadou. Et, à vingt ans, j'achète, à la librairie Le Furet du nord, sur la Grand-Place, à Lille, Hélène ou le Règne végétal. J'allais prendre mon train de vacances pour Rennes. C'est le seul livre de poésie que j'aie lu d'un trait – dans le train – de la première à la dernière page !
   
Mais à 18 ans, j'avais découvert les théoriciens. Mes années d'études furent occupées par Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, théoriciens du roman, et plus tard les théoriciens de la poésie surréaliste, de l'art plastique , et Nathalie Heinich, Philippe Dagen, Jean-Philippe Domecq (lui, courageux à l'extrême, dans sa critique de l'art con)… Et j'ai souvent, hélas, acheté la revue Tel Quel de Philippe Sollers et Denis Roche… Ma génération s'est épuisée dans cette occupation quasi-sportive de la réflexion sur la théorie. Il fallait « remettre en question », casser les formes… L'obsession contemporaine de la rupture théâtralisée, la rebellitude etc. .  L'idée (stupide) que ce qui est novateur est bien par essence, puisque ça « va de l'avant » et ça remet en question le passé...

Quant à moi, j'ai toujours refusé de tenter d'être un théoricien – effrayé par les ravages que ce sport produisait dans tout le vingtième siècle (dans la réflexion esthétique comme, par ailleurs, chez mes amis, dans le domaine politique – n'en parlons pas). Les j'ai tout compris, c'est comme ça et pas autrement... Le drame de l'époque moderne, c'est le théorisme. Et notez, là, l'exemple d'Aragon, j'ai-tout-compriste surréaliste qui, à la guerre, se met à écrire en vers rimés et devient le plus célèbre des poètes français ! Ne parlons pas des trotskistes et maoïstes aujourd'hui dans les lieux du pouvoir et de l'argent à rénover la bourgeoisie française !

Ici, citer Etiemble (un grand écrivain du XXème siècle) : dans une préface, je ne sais plus laquelle…

« Lorsque je débarquai à Paris, je découvris que, tyrannisés par Rimbaud, le Grand Jeu (René Daumal...), le surréalisme, les garçons que j'admirais le plus méprisaient le chant, la chanson… Comme tout le monde je choisis donc Rimbaud. Il me faudra du temps pour revenir aux évidences et s'y rendre, pour découvrir que la poésie sort du chant, accompagne la mélodie et ne s'en sépare point sans périr. »

Tant que j'y suis, je vais dire un mot sur Yves Bonnefoy et le jour où j'ai failli me foutre en l'air en bagnole :

...Bonnefoy, couvert de récompenses et professeur au Collège de France ! Il avait jadis publié Du mouvement et de l'immobilité de Douve – où il y avait quelques poèmes un peu pas trop mal...

Je suis dans mon auto, un soir, et j'entends à la radio Yves Bonnefoy déclarer à peu près : « La langue française n'est pas faite pour la poésie car nous n'avons pas d'accent tonique ». Coup de freins, bas-côté, j'ai eu très peur...

Renseignements pris, il voulait dire que dans certaines langues, selon l'accentuation, on change le sens de la phrase. Mais ayant moi compris cela, je maintiens que Bonnefoy n'avait lui rien compris : le français a des accents toniques ! Rien compris à la beauté, au charme, au lyrisme !

Accent tonique. Exemples : Comment ça va ? Et toi ? Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.

...Et cette accentuation inégale, jointe à la durée des phonèmes, fait le lyrisme !


Il faut ici, maintenant, dire une vérité et y réfléchir : la poésie française n'a plus de lecteurs. On est dans un paradoxe formidable : un très grand nombre d'auteurs et aucun lecteur ! Pour une seule raison : l'échec d'une esthétique – celle de la poésie « contemporaine ».

C'est quoi ?

Fin du vers, de la rime, du rythme, du lyrisme, des jeux de sonorités, des astuces verbales. Par exemple, l'ancien rejet, qui faisait du rythme et du charme. Il est devenu une rupture sans raison, un n'importe quoi même plus provocateur, un désordre inexpliqué, un obstacle à la compréhension et au lyrisme, un tic. Je me souviens d'un « poète » qui, systématiquement, mettait l'article défini à la fin du vers et le substantif au début du suivant. Formidable, non ?

Citation : « Un jour, les poètes français n'ont plus voulu écrire des poèmes mais des métaphysiques. Ils ont décidé que désormais on sauterait à pieds joints par dessus la prosodie, la métrique, la rime, la musique et autres « vieilleries poétiques », pour atteindre d'un bond le coeur même des choses. (…) Défense de chanter, défense de danser. Silence : on pense. »

Je sors cette citation du livre Contre René Char, de François Crouzet – les Belles lettres, 1992. J'en parlerai plus loin.

Car il faut ajouter la mystique du « voyant »… (Rimbaud, et les suivants.) Le poète comme penseur. Le poète voyant, invention rimbaldienne. Mais aussi superlativisation de la poésie. Et indiscutable : si vous ne « voyez pas », c'est que vous êtes stupide, ou ringard. Si vous ne comprenez pas, vous comprendrez dans cinquante ans (puisque je suis l'avant-garde!). Ça légitime beaucoup de faux poètes !

Cette manière inattaquable devient un nouvel académisme. Mais je réponds :  Non, la poésie n'est pas un moyen de connaissance ; même si, parfois, une intuition, une « façon de dire » permet de mieux définir un sentiment, une sensation.
 
(Voir ce que Michel Schneider a dit sur la musique contemporaine ! Ou Jean-Philippe Domecq sur l'art plastique)

Être à l'avant-garde ne garantit pas contre la stupidité, l'académisme ni le pompiérisme. Être à l'avant-garde des  pompiers, c'est encore du pompiérisme.

Cela dit, je trouve formidables les 150 pages du milieu de Rimbaud. (Mais on ne parle jamais de Jules Laforgue, très novateur et virtuose… Pourquoi ? (Rimbaud 1854-1891, Laforgue : 1860-1887)) Peut-être que Rimbaud, fils de bourgeois rebelle – dirait-on aujourd'hui - terminant sa vie en marchand d'armes est plus attractif ?


Ici, je voudrais parler de la haine du peuple typiquement française, qui s'est gonflée après 68 et l'échec de la pseudo-« révolution »... Donc, typiquement français et contemporain, le désir de l'intelligentsia française dominante  de se singulariser du peuple : anti-ringardisme, Dupont-Lajoie etc.

Cela joue pour l'art contemporain.

Et je veux raconter l'anecdote de Barack Obama, chanteur… Vous avez vu cette scène à la télévision : devant une assistance de plusieurs centaines de personnes, Obama, de façon impromptue, se met à chanter un chant traditionnel. Il chante très bien. Et la foule, peu à peu reprend en choeur. Très belle scène. Maintenant, imaginez la même aventure en France : François Hollande entonnant Colchiques dans les prés. Rires, gloussements, personne ne reprend, évidemment ; et le lendemain, il a deux pages dans Libé, il est ridiculisé par les comiques etc. C'est la France d'aujourd'hui : où l'intelligentsia a voué le peuple au ringardisme… 

Revenons à la poésie.

Bientôt, je le crois, on reviendra au vers, au rythme, à la musicalité, aux syllabes longues et courtes et accentuées.

Par ailleurs, c'est pour le même genre de raisons que je ne crois pas du tout à la traduction : cela ramène le poème à l'image, à l'idée. L'aspect sonore, les trouvailles sonores, le rythme et même les allusions locales, les tournures anciennes, les jeux de mots : impossible !

(Il y a des exceptions : je me souviens de Garcia Lorca en français, lorsque j'étais étudiant - et il y a aussi Les chants des hommes (de Nazim Hikmet) – et j'aimais bien les traductions des vers longs de Cesare Pavese ou celles de Pasolini qui écrivait en patois du Frioul...)


Bref. Ces propos que j'ose tenir sur la poésie contemporaine vous expliqueront pourquoi  je ne fréquente pas les réunions de poètes. Non que je me croie plus malin ! Mais pour éviter de m'engueuler chaque fois avec tout le monde – et aussi de bons amis, parfois… Et j'ai toujours pensé que le théorisme, trait marquant dans les arts du XIXème et XXème siècle a fait beaucoup de dégâts et a permis à de mauvais artistes de devenir dominants. Passons rapidement – n'en parlons plus. Je ne vais pas ici aujourd'hui lancer une discussion sur l'esthétique de la poésie contemporaine ! Ni non plus ne me demandez pas ce que je pense de tel ou tel : je ne répondrai pas.
 
D'un autre côté, je vous suggère de noter ce besoin fondamental dans l'être humain de proférer de la parole poétique - qu'on retrouve dans le slam ! On repart de zéro ! Eh bien, ils redécouvriront le vers, la rime, le lyrisme, le chant...

Ici, je vais citer Gabriel Audisio. En novembre 1943, il est arrêté par la gestapo et enfermé en prison, à Fresnes. Et voici ce qu'il écrit en 1945.

« Poésie, tu es fille de Mémoire. Malheur à ceux qui ne le savent plus : leurs fiers édifices retourneront bientôt à la poussière originelle. (…) J'avais bien dit déjà : « Poésie non mémorée, poésie morte ». Mais il m'a fallu les murs d'une cellule pour que cette vérité s'impose à moi de toute évidence (…).

 Le soir même où je pénétrai dans la cellule, mes compagnons, vaguement avertis de mon état littéraire, me demandèrent de leur « réciter quelque chose ».
(…) Il faisait noir, il faisait froid, nous étions debout, frileusement pressés les uns contre les autres, sans nous voir. Et j'ai récité tout ce qui revenait à ma mémoire : Ronsard, Baudelaire et Mallarmé, Hugo, Racine et Rimbaud. J'ai récité longuement, et mes compagnons disaient : « Encore ! » Je croyais en avoir fini, et ils répétaient : « Encore ! »

(…) J'ai trop parlé naguère des misères de notre poésie pour qu'il ne me soit pas accordé de saluer cette grandeur. Et j'ai le droit de demander : comment aurait-elle pu éclater dans la geôle obscure si précisément ma mémoire n'avait pas été capable que de faire entendre des chants et des chants mémorables, qui ont été chantés pour l'homme, … (...)

« Qui osera chanter passera le cap ». Je l'annonçai, maintenant j'en ai la preuve. (…)

Gabriel Audisio, Feuilles de Fresnes (éditions de Minuit, 1945)
(et voir aussi : Trente trois sonnets écrits au secret, de Jean Cassou.)

...Et comme il « compose » des poèmes, ses compagnons lui proposent de les apprendre par coeur, pour les sortir de la prison au cas où lui-même ne le pourrait pas...



Je sais que, parlant ainsi, je vais m'attirer des ennuis, je passerai pour un réac, un passéiste, un inculte, quelqu'un qui n'a rien compris... Et je vais me faire beaucoup d'ennemis chez les poètes contemporains. Tant pis. A la fin, il faut bien que quelqu'un le dise. Je le répète : la poésie contemporaine française est un échec total - aucun lecteur : tirage à 200 exemplaires, une cinquantaine pour les revues spécialisées et les journaux, une trentaine pour la famille, une cinquantaine pour mes étudiants (car beaucoup de ces auteurs sont des universitaires), les autres au grenier… Ou dans les médiathèques et bibliothèques, j'oubliais...
 
Pour le plaisir, je veux citer ici ce que m'a raconté un poète aujourd'hui décédé, qui fut jadis employé du Ministère des Affaires étrangères - je ne citerai pas son nom, malgré tout, par discrétion. Ce témoignage date des années soixante-dix...

Pour financer, me confia-t-il un jour, l'édition d'un recueil de poèmes, c'est simple : une gravure en page de garde donc un tirage de tête à vingt exemplaires numérotés, vendus cher aux collectionneurs ; puis deux cents exemplaires achetés par le ministère à destination des bibliothèques françaises à l'étranger. Je suis bien placé pour en parler, ajouta-t-il : c'est moi qui le fais !

Finissons-en. La poésie française n'a plus aucun lecteur. Cet échec est dû exclusivement aux auteurs – les libraires ou les éducateurs, bien sûr, n'y sont pour rien. Attention : dans ma bibliothèque, ici, de la contemporaine, vous en avez plein !


Parlons de moi, maintenant…

Moi - on n'a globalement pas parlé de moi dans les médias. Je ne figure presque jamais dans les anthologies. Je m'en fous.

J'ai vendu environ 14 000  livres de poésie.
 
  Approximativement, un total approchant les 200 000 livres et disques, en tout…

J'ai rencontré des éditeurs (de disques ou de livres) qui étaient des gens très bien. Je pourrais citer des noms ! Mais en ce moment, comme je l'ai dit, je préfère me débrouiller seul. J'ai peut-être tort...




Mes préférences à moi , en poésie ?

Cadou et Bérimont, je l'ai dit. Mais aussi , bien sûr : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud (150 pages), Laforgue, Apollinaire, Aragon (malgré les ficelles : faux proverbes etc.), Eluard (trop bavard quoique très talentueux), les derniers Desnos
Les débuts de Francis Jammes
Au jardin de l'infante (Albert Samain) : magnifique !
les débuts de Philippe Jaccottet
et encore Jean Cocteau, Francis Blanche (mais oui!)
mes contemporains : Jean Vasca, Lucien Massion

Une grande sympathie pour Armand Robin – je ne sais plus pourquoi ; j'espère que le livre de Françoise Morvan est là, qui un jour prochain me le réexpliquera…

Sympathie pour Jules Supervielle : Supervielle, pas un grand poète mais un honnête homme dont on a envie de faire un ami – voilà ce que je pensais jusqu'à ce que je lise un jour un article de Bernard Pivot dans le Figaro (il y a des années), qui disait exactement cela !

Et l'auteur du Cantique des cantiques !

Et les femmes ? Lucienne Desnoues (décédée il y a quelques années), Marceline Desbordes-Valmore, Catherine Pozzi (pour deux poèmes !), Anna de Noailles, Louise Labbé, Rosemonde Gérard...

...ma contemporaine et amie belge Aline Dhavré.

Je ne mets pas Marie Noël, hélas (très grand talent mais parlant d'un sujet unique plutôt rébarbatif pour moi).


Bref, j'en oublie, c'est certain. Mais je n'y mets pas René Char… Quoiqu'il y ait de belles chose dans son Fureur et mystère, Char a compris la poésie à l'envers : la poésie est l'art de dire simplement des choses compliquées. Char fait l'inverse... Je vous suggère de lire Contre René Char, de François Crouzet, dont j'ai parlé. Je lègue cet excellent travail d'un journaliste du Figaro à la médiathèque de Chalonnes ! 
 
Je n'y mets pas Saint-John Perse ! Je n'y mets pas Claudel quoiqu'il ait inventé (ou réhabilité) le vers en prose. Cela, pourquoi pas ? Mais quand il dit détester « l'alexandrin qui endort », il dit une ânerie. Il est vrai qu'au XIXème siècle, l'alexandrin endormait parce qu'au lycée il y avait un cours obligatoire d'écriture de poésie ! Alors, plein de gens qui n'avaient aucun talent poétique savaient en écrire… Cela peut aussi expliquer les premiers vers de Rimbaud ?


On me posera peut-être la question : comment faire renaître le goût de la poésie dans la jeunesse
- en refusant l'esthétique contemporaine ; en réhabilitant le vers, la rime, les astuces verbales… (que l'image surréaliste peut d'ailleurs enrichir…). Le slam est sur cette voie.
- en revenant à la lecture des anciens, au plaisir.
- donc en décidant d'être résolument passéiste. Ce sera, dans l'époque prochaine le contraire de la frilosité ! Ce sera être anti-académiste, ce sera être avant-gardiste !


Voilà ce que je voulais vous dire en ce jour...


Que vont devenir ces livres ?
Certains, après quelques semaines, seront trop abîmés et devront être jetés...
D'autres, après quelques années seront encore là… Avec peut-être de nouveaux camarades...


Chalonnes pourrait être (la ville à proximité de Rochefort…) un lieu où la poésie serait rendue au public… On ne peut concevoir la survie d'un tel legs qu'en l'entourant d'activités d'animations.

Il est vrai qu'à Chalonnes, on  ne s'intéresse pas beaucoup au patrimoine : une ville connue dans le monde entier à cause des pressoirs ! La ville où Barbe bleue s'est marié ! Et il y a eu Guy Hennebelle, fondateur des revues Cinémaction et Panoramiques ! Pierre Besnard (poète lui-même), auteur du Que sais-je ? sur l'Éducation populaire !

Et je rappelle que l'an prochain on célébrera – en tous cas, je l'espère – le centenaire de la naissance de René Guy Cadou (15 février 1920). Il y a peut-être à construire un projet… (Je proposerai la projection de la biographie filmée que j'ai faite jadis avec Annie Breit, alors réalisatrice de films au CNDP – et aussi une soirée où chaque personne du public pourrait lire un texte de Cadou choisi par elle-même).

Oui, on pourrait imaginer des animations régulières, comme celles que nous faisons à l'Académie de Loire : on se réunit un soir (la dernière fois, c'était à la librairie du Renard qui lit) et ceux qui veulent lisent un poème – mais attention : on ne lit pas un poème de soi ni de quelqu'un qui est dans la salle). Ainsi, on peut imaginer des soirées consacrées à des poètes d'hier : soirée Verlaine (chaque personne volontaire peut lire un court poème de son choix de Verlaine) ; ou Baudelaire, Rimbaud, Aragon, etc. Ou encore des soirées thématiques : l'amour, l'amitié, la maison, la guerre, le départ etc.



Pour finir, je vous dédie ces vers de René Guy Cadou :

« emmène moi dans la vallée, vers la demeure
de Marie-Cécile, en Saint-Aubin de Luigné
que j'y retrouve et que j'y boive ma jeunesse...
(...)
O mon ami je bois à une obscure fête
à nos vingt ans qui ne sont plus
et qu'importe après tout. Nous remontons la pente
très tard en titubant derrière les cyprès
(...)
 
Des maisons sont couchées sur des enfances basses
pleines de géraniums et de bouquets chanteurs
aux creux de la vallée ce sont des trains qui passent
et le convoi des solitudes sans chaleur

mais près d'ici la bonne auberge, la tonnelle
où volètent les mains fluviales les prénoms
aimés ; et sur la table ronde qui chancelle
un verre vide avec des larmes dans le fond
                                                                                            (ceci se passait à La Haie-Longue...)

et Luc Bérimont :

Dormir debout dans le vent levé des villages
plongé dans le baquet danseur du paysage
éclaboussé d'été de plumages de coqs
avec une rivière au pied comme un anneau

tu sais virer soleil aux courbes des grand'routes
je me souviens du jour où nous étions partis
boxés par un soleil champion des Amériques
l'auberge à ciel ouvert nous avait accueillis
                                                                                                                                                  (idem...)





« emmène moi dans la vallée, vers la demeure
de Marie-Cécile, en Saint-Aubin de Luigné
que j'y retrouve et que j'y boive ma jeunesse...




FIN



Jacques Bertin