La revue commune

N° 9
Février 1998

Quelques notes sur la poésie et la chanson

 

L'expérience de la chanson poétique, vue par un professionnel, c'est d'abord l'expérience du mépris, puisque la chanson est un art méprisé par les élites intellectuelles. Cela fait que, malheureusement, le niveau de l'interrogation critique sur cette discipline est à peu près nul. Pourtant, si on voulait réfléchir un peu, on pourrait voir que l'art est assez difficile, d'opérer cette synthèse d'un texte et d'une musique qu'il convient d'interpréter avec une voix qui atteigne le fond de la salle, avec une diction et une sensibilité de comédien...

Aucun autre type d'artiste n'est placé devant ce terrible défi: être seul, pendant une heure, devant le public. Les écrivains ont tout leur temps pour raturer, reprendre, réécrire; et lorsqu'ils ont envoyé leur texte à l'éditeur, l'affaire est faite! Les peintres travaillent dans la solitude de l'atelier. Les musiciens jouent la musique d'un autre; un chef les guide. Les comédiens, les artistes lyriques jouent le texte d'un autre; ils sont mis en scène par un autre encore et ne disent chacun qu'une part du texte; ils peuvent hésiter, trébucher sur une syllabe, ils peuvent briser le rythme de l'oeuvre... Seul l'auteur-compositeur-interprète présente une synthèse aussi risquée: absolument seul au milieu du plateau! Mépris des adeptes de la "haute culture"... Dommage.

La chanson est dans un désert critique pour une autre raison, que nous pourrions nommer l'effet média: si un artiste parvient à apparaître comme "symbolique" de son époque (à cause de son look ou de quelque gimmick), tout effort critique s'arrête automatiquement. De sorte que, dans le secteur des variétés, tenter de développer un point de vue critique apparaît comme une agression contre le public lui-même, et la critique devient une forme de l'aigreur.

A cause de la vibration de la voix et de la présence physique du chanteur, la chanson est le support de tous les fantasmes. Même le chanteur le moins racoleur se trouve débordé par le désir de l'auditeur, qui investit sur lui, se projette, s'identifie. Tout travail critique s'en trouve rendu plus difficile. Il appartient donc à l'artiste de se retirer au maximum (la plupart des chanteurs font l'inverse...) afin de rester libre et de préserver la dignité du spectateur. Pas simple.

Parlons de la poésie. On considère toujours les rapports poésie-chanson comme si la chanson était une branche secondaire de la poésie qui aurait à porter le poids de cette dégénérescence. C'est une erreur, une inversion totale de la perspective. A l'origine, la poésie est oralité, scansion, vibration vocale, exhalaison, montée du corps. C'est la chanson qui est le corps principal du message poétique et elle n'a pas à montrer ses lettres de créance. Tandis que la poésie de la page blanche est une branche tardive de l'arbre poétique.

Au fil des siècles, les poètes ont ainsi mis au point des moyens formels pour pasticher la chanson, des subterfuges, des formes régulières censées imiter le mouvement du chant -ou l'effet du chant sur l'âme du lecteur: vers régulier, tercet, sonnet... Les écriveurs prirent le dessus sur les chanteurs. La période contemporaine, en France, n'a rien arrangé, et le fait que les poètes puissent publier et avoir les palmes académiques en se tenant à l'écart de tout public n'a sans doute pas été sans influence sur l'évolution de la poésie française depuis la guerre: tous les snobismes, tous les tics, toutes les gratuités peuvent s'y prélasser, toute absence même de talent poétique, de sensibilité, de don, de sens du vers, du rythme, de l'image, si elle est revendiquée très fort, peut faire de vous un poète majeur.

La chanson poétique n'est mauvaise que lorsque, par excès d'esprit théorique ou volontariste ou de recherche, elle oublie qu'elle est un lyrisme. Par ailleurs, comme la musique a une structuration radicalement différente de celle de la langue, la musique est paradoxalement l'ennemie de la chanson: si sa logique s'impose à celle de la langue, elle fait littéralement éclater le texte. L'acharnement de la "grande" musique à utiliser la voix humaine comme un des instruments de l'orchestre; l'inappétence des compositeurs pour la poésie; le non-respect de la structure du texte et de son rythme propre, tout cela fait que le plus souvent, les poèmes mis en musique par les "grands compositeurs" sont insupportablement ennuyeux. Et même -et surtout- chantés par ces cantatrices qui transforment n'importe quel mouchoir de poche en rideau de scène de quinze tonnes.

Le jeu qui consiste à mettre n'importe quel poème en chanson est donc très destructeur: la plupart des poèmes sont faits pour être lus avec les yeux. D'autres sont faits pour être lus avec la voix. Quelques-uns, rares, se prêtent au lyrisme.

Comme auteur et interprète de chansons, j'ai toujours tenté de me poser certaines questions. Et d'abord, celle-ci, la plus terrible: qu'est-ce qui fait que certains vers chantent, et d'autres non? Quelles formes choisir ou refuser, quels mots refuser? Autre question: sur scène, dois-je jouer le personnage qui est dans la chanson? ou dois-je montrer (en prenant du recul par rapport au texte) au public que je suis un homme chantant une chanson? Dois-je "jouer" une théâtralité ou dois-je me reculer dans l'abstraction pour mieux servir les vers, les images (une image jouée, trop précise, est ramenée à la trivialité, à rien)? En simplifiant, je dirai que ma position est toujours d'"en enlever". ...Pour en laisser entendre davantage! Pour rendre hommage aussi à l'intelligence de l'auditeur... Notons aussi cette chose étonnante: ce sont toujours les chansons où l'habillage musical est proche de rien qui frappent le plus, et pas celles à l'architecture orchestrale importante.

Il y a enfin ce désir de chanter bien. L'expression "chanter bien" devrait faire l'objet de toutes nos réflexions. Chanter bien comme quoi? Comme une cantatrice? Ou chanter vrai? J'essaye de chanter sensible, chanter subtil, sans théâtralisation appuyée de mon chant. Mais je ne veux me permettre aucune faute: seul celui qui chante bien peut être subtil, et éventuellement se refuser des effets; donc grandir son art. Rien n'est plus beau qu'une belle voix qui chante vraiment. Chanter mal, chanter incompréhensible, comme on l'a vu depuis quelques années dans le rock, est l'expression d'une puérilité qui me navre.

Et puis, il y a cette contradiction, source de la plus mystérieuse beauté: tandis que le poète peut être l'homme du refus et du retour sur soi-même, le chant, lui, est une vibration, de l'ordre de l'exaltation, donc de l'acquiescement; et une salle pleine est un cercle d'amitié. De sorte que s'il est possible au poète d'être contre, le chanteur, lui, est requis d'être fraternel. Par le fait même qu'il chante, tout chanteur, fût-il le plus pessimiste, annonce sa foi en l'homme.

Jacques Bertin