Bruno Ruiz répond à Jacques Bertin

A propos du texte de la conférence "Poésie et chanson : Le point sur le divorce"

 

 

Lettre de Bruno Ruiz à Jacques Bertin
 

 

Trouvant intéressantes, du point de vue historique, les informations apportées, nous publions ci dessous, avec l'autorisation de son auteur, des extraits d'une lettre de Bruno Ruiz à Jacques Bertin, lettre relative à l'histoire de la chanson française dans la décennie 70. Jacques Bertin est d'accord sur certains points, en désaccord sur d'autres. Le ton général de la lettre est amical et même fraternel. C'est essentiel.

(Il est exact qu'une particulière complicité nous a unis, dans ces années 70, Vasca, Elbaz, Juvin, Brua et moi. Une unité de vue, disons sur les rapports chanson/poésie. Mais il ne nous a pas semblé à l'époque que nous étions si "sectaires", puisque justement nous militions, parmi d'autres, dans les différents lieux où se réunissaient les professionnels (du SFA à Prospective-chanson et Action-chanson…) Et, par ailleurs, nous ignorions bien avoir une telle aura ! JB)




Dimanche 8 Août 2004

Mon cher Jacques,

(…)
J'ai été comme toi militant d'association de défense de la chanson dans les années 70. J'ai même été quelques temps salarié, à Bordeaux, du Centre Giani Esposito avec Jean-Claude Robissout et Béatrice Fay où j'animais des ateliers d'écriture de chansons et de poésie en milieu scolaire, psychiatrique et carcéral. J'ai été je crois dans le premier conseil d'administration de Prospective-Chanson avec entre autres Marc Legras, Lucien Nicolas et Jean-Claude Mézière, de Valence. A la fin des années 70, j'ai fondé à Toulouse une coopérative de distribution de disques, Le Spectaclier, qui faisait de la diffusion de disques dans les entreprises. J'ai mis en place, avec encore Lucien Nicolas, Michel Greze, Jacky Ohayon et quelques autres, un réseau associatif régional, Chanson 358, qui constitua la préfiguration des antennes régionales du Printemps de Bourges. Et, avec le chanteur Philippe Berthaut, nous avons fondé Toulouse Action Chanson, l'une des premières association en France à créer des ateliers d'écriture de chanson pour des populations illettrés entre autres, bien avant que Christian Dente Gilles Elbaz et Daniel Pantchenko, alors chanteur, ne créent les ATP sur Paris.

(…) Je te dis cela parce que je crois que, contrairement à ce que tu expliques, toute notre stratégie, dans ces années d'avant le 10 mai 81, consistait à faire sortir la chanson du champ socio-culturel dans lequel, estimions-nous à raison sans doute, elle était méprisée et non pris en compte par le pouvoir culturel. Seulement voilà : le pouvoir culturel n'a pas voulu reconnaître véritablement la chanson, et il a liquidé l'espace socio-culturel sans le remplacer et sans que nous le défendions. Souviens-toi, à cette époque, il n'était que très peu question de culture et d'éducation populaire. La Ligue de l'Enseignement qui pourtant faisait un vrai travail, nous paraissait un peu ringarde. Nous n'avons pas su être du bon côté à ce moment-là. Au lieu de nous engouffrer dans la ferveur de Jack Lang qui au fond n'a toujours été qu'un universitaire épris de prestige sans jamais croire vraiment en l'Education populaire, nous aurions dû rester dans cette résistance, du côté du peuple. On peut donc aujourd'hui continuer d'accuser le Ps et le Pc de n'avoir rien fait pour la chanson. Dans les années 80 nous n'avons pas fait grand chose collectivement pour l'y forcer.

Le deuxième point sur lequel je voudrais revenir - et il te concerne plus directement - c'est le fameux groupe que vous avez constitué toi, Vasca, Brua, Elbaz et Juvin. Pour moi qui débutait à cette époque au début des années 70, vous étiez des phares. J'aimais - et j'aime toujours - vos écritures, mais ce qui me séduisait surtout c'était votre posture vis-à-vis du show-business. Vous étiez véritablement les seuls - ou presque - à en refuser les règles, surtout de diffusion. Votre filiation à la poésie, votre ancrage politique me convenaient parfaitement. Seulement voilà : vous fonctionniez d'une façon tellement autarcique, vous étiez tellement exclusifs, drapés dans une rigueur qui nous impressionnait tellement -quand je dis " nous ", c'est quelques chanteurs comme moi donc beaucoup aujourd'hui ont changé de métier - que vous deveniez quasiment inaccessibles. Dans le métier vous apparaissiez comme des intellectuels (dixit Vassal) un peu sectaires. Ce qui, pour le coup et pour nous était un comble ! Je connais bien des chanteurs qui vous auraient suivi, élargissant le champ des possibles, en particulier sur l'approche esthétique. Car au fond, ce qui vous rassemblait était plus d'ordre économique et politique qu'artistique. Quelles analogies existent en effet entre les chansons de Vasca et de Brua par exemple ? Mise à part une solide amitié et une posture de résistance au show-business, j'ai du mal à voir clairement ce qui les rapprochaient. Mais avec le recul tout cela n'a plus grande importance. Peut-être n'avez-vous pas su faire suffisamment confiance aux gens qui vous aimaient ? On ne refait pas l'histoire et l'expérience n'est pas transmissible. Aujourd'hui tu penses à juste titre au patrimoine, mais il me semble qu'il faut aussi penser à la relève. Et la défendre. Parce qu'elle existe.
(…)
Bruno Ruiz