Bruno Ruiz répond à Jacques Bertin A propos du texte de la conférence "Poésie et chanson : Le point sur le divorce"
| Lettre
de Bruno Ruiz à Jacques Bertin
Dimanche 8 Août 2004 Mon cher Jacques, (…)
(…) Je te dis cela parce que je crois que, contrairement à ce que tu expliques, toute notre stratégie, dans ces années d'avant le 10 mai 81, consistait à faire sortir la chanson du champ socio-culturel dans lequel, estimions-nous à raison sans doute, elle était méprisée et non pris en compte par le pouvoir culturel. Seulement voilà : le pouvoir culturel n'a pas voulu reconnaître véritablement la chanson, et il a liquidé l'espace socio-culturel sans le remplacer et sans que nous le défendions. Souviens-toi, à cette époque, il n'était que très peu question de culture et d'éducation populaire. La Ligue de l'Enseignement qui pourtant faisait un vrai travail, nous paraissait un peu ringarde. Nous n'avons pas su être du bon côté à ce moment-là. Au lieu de nous engouffrer dans la ferveur de Jack Lang qui au fond n'a toujours été qu'un universitaire épris de prestige sans jamais croire vraiment en l'Education populaire, nous aurions dû rester dans cette résistance, du côté du peuple. On peut donc aujourd'hui continuer d'accuser le Ps et le Pc de n'avoir rien fait pour la chanson. Dans les années 80 nous n'avons pas fait grand chose collectivement pour l'y forcer. Le deuxième point sur lequel je voudrais revenir - et il
te concerne plus directement - c'est le fameux groupe que vous avez constitué
toi, Vasca, Brua, Elbaz et Juvin. Pour moi qui débutait à cette
époque au début des années 70, vous étiez des phares.
J'aimais - et j'aime toujours - vos écritures, mais ce qui me séduisait
surtout c'était votre posture vis-à-vis du show-business. Vous étiez
véritablement les seuls - ou presque - à en refuser les règles,
surtout de diffusion. Votre filiation à la poésie, votre ancrage
politique me convenaient parfaitement. Seulement voilà : vous fonctionniez
d'une façon tellement autarcique, vous étiez tellement exclusifs,
drapés dans une rigueur qui nous impressionnait tellement -quand je dis
" nous ", c'est quelques chanteurs comme moi donc beaucoup aujourd'hui
ont changé de métier - que vous deveniez quasiment inaccessibles.
Dans le métier vous apparaissiez comme des intellectuels (dixit Vassal)
un peu sectaires. Ce qui, pour le coup et pour nous était un comble ! Je
connais bien des chanteurs qui vous auraient suivi, élargissant le champ
des possibles, en particulier sur l'approche esthétique. Car au fond, ce
qui vous rassemblait était plus d'ordre économique et politique
qu'artistique. Quelles analogies existent en effet entre les chansons de Vasca
et de Brua par exemple ? Mise à part une solide amitié et une posture
de résistance au show-business, j'ai du mal à voir clairement ce
qui les rapprochaient. Mais avec le recul tout cela n'a plus grande importance.
Peut-être n'avez-vous pas su faire suffisamment confiance aux gens qui vous
aimaient ? On ne refait pas l'histoire et l'expérience n'est pas transmissible.
Aujourd'hui tu penses à juste titre au patrimoine, mais il me semble qu'il
faut aussi penser à la relève. Et la défendre. Parce qu'elle
existe.
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