Le Philanthrope
N° 15
avril - août 2002

Tribune libre

 


Chanteur engagé, chroniqueur culturel à l'hebdomadaire citoyen "Politis", Jacques Bertin est depuis des années de tous les combats. Fuyant le star-system et sa sur-médiatisation, il a choisi d'emprunter les chemins de la poésie pour affirmer sa foi en l'homme. Après le concert donné à Gaillac à l'invitation de l'Athanor le 25 janvier dernier, le Philanthrope lui a proposé de s'exprimer librement dans ses pages.


Chanteur depuis 1967, je suis aussi journaliste, depuis 1989. J'ai dirigé pendant une douzaine d'années les pages culturelles d'un hebdomadaire et tenu chaque semaine dans ses pages une chronique. Je tentais d'y défendre une certaine idée de la culture -et donc, de la politique culturelle- ; je remercie le Philanthrope de me permettre d'en parler encore une fois ici.

Actuellement, la politique culturelle de l'Etat semble se résumer dans "l'aide à la Création" et l'aide aux artistes. C'est une réduction erronée. L'aide à la création ne doit en effet qu'un des buts et un des moyens de la politique culturelle. Le but principal, c'est l'élévation de l'esprit public, l'émancipation individuelle et collective. Par l'art, certes, mais aussi par d'autres moyens (l'histoire, les sciences, l'apprentissage de la parole publique et privée, l'apprentissage de la citoyenneté, etc.). Par les pratiques artistiques amateur et par l'Education populaire. Ces deux secteurs étaient très méprisés depuis plus de vingt ans, mais, avec Catherine Trautmann, un tournant -timide encore- a été pris, qui doit être encouragé. Il est de toute façon sain que le ministère de la Culture (comme les collectivités locales, d'ailleurs) sorte du tête-à-tête avec les artistes, et avec des corporatismes croissants qui risquent bientôt de condamner toute politique culturelle publique.

Par ailleurs, il me semble sain de parler non pas de démocratisation de la culture (des œuvres descendant vers le peuple) mais de démocratie culturelle (la construction pour tous d'une culture commune). Attention, cette acception large du mot culture ne se confond pas avec celle -frivole- qui a été présentée ici et là (la cuisine, la coiffure...), ni celle qui prétend que tout langage artistique est légitime du moment qu'il existe, et qui tend à nier le débat esthétique. Non, tout n'est pas égal. S'il est hors de question d'affirmer stupidement que l'opéra c'est bien parce que c'est distingué tandis que le rock c'est mal parce que c'est populaire, il faut donc réhabiliter le débat sur les esthétiques.

Je souhaite ici souligner un paradoxe : c'est au moment où de plus en plus d'artistes exigent d'être subventionnés que ceux qui doivent gérer cet argent le font avec le moins d'idées sur les critères artistiques. Le débat esthétique est inexistant dans notre pays. On semble insulter les artistes lorsqu'on sous-entend que notre société a des critères de la beauté ou du goût : Critères ? Mais c'est du Jdanovisme ! s'exclame l'artiste. Alors on gère avec d'autres critères : corporatismes additionnés, arrivismes, tribus, copains... Or, c'est dans le débat esthétique que peuvent se construire non pas des critères académiques, mais des problématiques d'exigence.

Enfin, il viendra un jour où on devra s'interroger sur le système de valeurs contenu dans l'art dominant : dans les arts plastiques notamment, mais aussi dans le théâtre, la danse, etc., on voit augmenter la diffusion de valeurs anti-humaines (morbidité, provocations, mépris de l'homme et du beau, violence gratuite, insultes au public...). Tout cela sous le prétexte -assez puéril- de remise en cause des idées toutes faites et du confort intellectuel (supposé) du public.

Il est pénible dans un monde si perturbé et où chaque homme cherche à fonder des valeurs, de voir encenser des "créateurs" qui s'érigent en éducateurs du peuple naïf tout en se glorifiant de leur propre minimalisme, ou de leur inanité, de leur déréliction ! Ainsi, l'absence de remise en cause des artistes eux-mêmes conduit à une sorte de terrorisme qui augmente l'inadéquation entre l'art subventionné et le besoin de valeurs de la société.

La chanson française, elle, pendant ce temps, est tout entière livrée, avec l'assentiment des politiques et des artistes subventionnés, au show business le plus démagogique, fricard et flicard. La chanson, art le plus populaire, art le plus dangereux politiquement, n'a même plus besoin d'être censuré : le show business s'en charge...

Jacques Bertin