Lectures
Le mensuel du livre
(Québec)
7 mars 1995


Jacques Bertin
Le chanteur amateur

Que reste-t-il? Tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. Cette phrase de Sartre qui clôt Les Mots lui avait valu une belle réponse d'un universitaire: Qu'il aille donc se rhabiller ce quidam, on sait bien qu'il n'est pas donné à tout le monde d'être n'importe qui. Alors quand Jacques Bertin se qualifie de chanteur amateur parce que, depuis 1989, il ne vit plus de ses chansons, on a aussi envie de lui lancer une belle phrase, mais ce serait peine perdue car l'homme a pris ses distances du métier:

Je pense vraiment que ce métier-là… enfin c'est pas sérieux, c'est une bande de rigolos. Faut les laisser. Y a un côté quand même analphabète prétentieux assez effrayant dans ce groupe-là.

Chanteur amateur donc, quidam marchant sur la rue du Petit Champlain, la plus vieille rue de notre Amérique qui n'en finit pas d'être neuve, Jacques Bertin, poète immense, passe aussi inaperçu qu'il nous donne à voir dans ses chansons. Cet homme dont vous ne verrez jamais le nom sous la "rubrique de l'air du temps" tenue par nos chroniqueurs si avisés, cet homme écrit et chante depuis près de 30 ans des textes à forte dose poétique.

Si les gens n'écoutent pas, je ne peux pas m'insurger. Je pense que c'est pas du tout des chansons qui sont faites pour passer à la télé ou à la radio. Si elles n'y passent pas, je trouve ça normal…

Les quelques centaines de personnes qui devaient le voir en spectacle, ce soir-là, à Québec, vous diront qu'il est le plus grand poète de la chanson française.

La valse des superlatifs a commencé très tôt pour Jacques Bertin. A vingt et un ans, en 1967, lors de la sortie de son premier disque, on voyait en lui le seul digne successeur des Ferré, Félix, Brassens et Brel; un auteur-compositeur-interprète comme nous souhaiterions en voir apparaître un tous les dix ans, écrivait Luc Bérimont sur la pochette du premier disque. Ce premier enregistrement lui a valu le grand prix de l'Académie Charles Cros, le "Goncourt musical" en France. On le lui donnera à nouveau en 1982 pour son disque Changement de propriétaire. Malgré un passage à l'Olympia, l'année suivante, Bertin n'obtiendra jamais cette reconnaissance du grand public, cette renommée malencontreusement nécessaire pour continuer à faire le métier de chanteur.

"Un homme qui chante"

Sur plus de deux décennies, Bertin a bâti une œuvre faite de chansons intimistes, chroniques du désir têtu, de la mémoire récalcitrante, de la fraternité et de la vie rêvée, de ce réel relégué. Lorsque je lui parle de son public fidèle, il acquiesce en rigolant: 3.000 copies vendues de son dernier album La Blessure sous la mer, sorti en décembre 1993, 150.000 copies vendues de 17 disques en 25 ans. La poésie de Bertin est un rendez-vous rare dans un monde de rimes à rabais où la vente prime sur l'art. A vingt ans, il a refusé le contrat que lui proposait Barclay, par un mélange de naïveté et de lucidité, écrit-il. …

La nécessité impérieuse de faire des tubes (…) La réussite, c'était bien le contraire de la vie!

Et Bertin place l'authenticité de l'artiste par-dessus tout. Il cite Félix:

Je ne suis pas un chanteur, je suis un homme qui chante!

L'homme qui nous intéresse est né à Rennes en 1946. C'est lors de "jam sessions" entre copains à Lille, pendant ses études de journalisme, qu'il offre ses premières prestations, avant les premiers disques qui révèlent un besoin d'absolu, de célébration de cette fête étrange qu'est la vie et qu'elle réponde aux appels du poète:

Ce sont des chansons qui ont été faites, effectivement, par un jeune homme qui était globalement de gauche, progressiste, humaniste…

Homme de gauche, contestataire, Jacques Bertin l'est demeuré. Il n'a pas peur des vilains mots qui ne sont pas de mise dans notre très molle et très consensuelle société. En 1983, il a publié Chante toujours, tu m'intéresses, un pamphlet sur le milieu du showbiz. "L'ex-chanteur" est aujourd'hui responsable des pages culturelles du journal Politis où, avec ses collègues, il tente de

réhabiliter l'idée qu'on puisse n'être pas d'accord sans un être un fou dangereux ou un mesquin aigri.

Lutter, il l'a toujours fait. Dès ses débuts, lui et ses amis, Jean Vasca, Gilles Elbaz et d'autres, devront lutter contre une certaine idée du métier.

Il fallait lutter contre le showbiz, lutter contre la mode, contre l'idée de génie artistique, c'est-à-dire "Coucou, j'arrive et comme je suis en correspondance avec mon temps eh bien je suis un génie!" A partir de là, vous ne pouvez rien construire. Il ne peut pas y avoir de dialogues, de débats et le métier n'est plus un groupe mais une succession de petits génies qui essaient d'être conformes à l'idée que l'époque se fait de ce qu'il faut faire. C'est affreux intellectuellement. Donc j'avais des idées comme ça qui étaient progressistes; maintenant je m'en tape complètement…

L'art des vieux

Artiste désabusé devant la comédie commerciale des chanteurs-vendeurs, Bertin s'est produit lui-même (comme un certain Desjardins a dû le faire au Québec) et a essaimé, au fil des ans, des titres qui sont autant de petits chefs-d'œuvre: "Fête étrange", "Claire", "La Ballade au bout du monde", "Le poids des roses" et son dernier disque sorti en 1993, "La Blessure sous la mer". Il a aussi consacré un disque, "Changement de propriétaire", aux textes d'Aragon, Gougaud, Giraudoux, Dimey, Ricet-Barrier, Hikmet. L'homme qui est devant nous, attablé au Cochon dingue, dans le vieux Québec, semble toujours passionné par son art, cette langue de Sisyphe qui est l'art des vieux, nous dira-t-il:

C'est l'art qu'on met du temps à apprendre… La preuve, c'est que les gens qui s'expriment le mieux, ce sont les vieux. Tandis que les jeunes parlent un sabir, une espèce de patois de jeune, peu élaboré et qui va vite, les vieux prennent leur temps, ils aiment les mots, ils aiment le son, ils aiment le sens précis… Par conséquent, laisser les jeunes diriger la langue, c'est très mal, c'est très idiot… En vieillissant, j'ai de plus en plus le plaisir de la langue. Ceux qui parlent un français qui m'impressionne et que j'aime entendre, ce sont les vieux…

Bertin continue de peaufiner ses chansons à l'écart, là où il a toujours été, malgré lui. Cet homme qui se qualifiait de "provincial besogneux et candidement idéaliste" continue le même combat qu'autrefois, lorsque, jeune poète, il s'agissait d'assumer pleinement l'engagement artistique, tenir le pari de l'exigence.

Il y avait de l'orgueil plein notre angoisse, de la hauteur…Nous avions raison.

Il se trouve beaucoup de gens pour dire, après Gainsbourg, que cet "art mineur" n'est qu'un jeu, et sa maîtrise, une élégance. Quiconque en niera les limites chargera la chanson d'une mission poétique impossible. Pour Jacques Bertin, il n'a jamais été question de répondre aux règles mais plutôt de déblayer, de créer:

Aller plus loin dans les mots, inventer son propre lyrisme, parler de soi, certes, comme les poètes ou les peintres, mais en reculant aussitôt dans l'ombre afin de rester véridique. Il fallait jouer le jeu de la poésie sans tricher, prendre tous les risques, ne pas composer avec ce que la société, ici mielleusement représentée par le "métier", voulait entendre. Être un artiste, donc être un homme, et vivant: inattendu, non-conforme, libre.

Lorsqu'on ouvre le recueil de ses chansons et poèmes publié en 1992 sous le titre Plain-Chant; pleine page, il n'y a pas de cassure avec d'un côté les ritournelles et de l'autre la poésie. A tel point qu'on se demande si la chanson ne constitua pas un détour, un apprentissage qui ne fut jamais une fin en soi.

J'ai commencé comme chanteur. J'ai commencé à écrire de la poésie à 25 ans. J'ai eu un passé de mouvements de jeunes, de scoutisme, donc un passé de chansons: des chorales paroissiales, des trucs comme ça…Donc la chanson, c'était un moyen d'expression naturel. En plus de ça, je n'étais pas d'un milieu social bourgeois ou intellectuel. Ca ne m'était jamais venu à l'idée qu'un jour je ferais des livres.

Quand vous êtes avec une guitare et un bout de papier ben tiens! ça sort, vous écrivez des petites choses, mais vous ne prétendez pas être Rimbaud! Ce n'est que petit à petit que vous vous mettez à travailler sur les mots et puis un jour, vous vous dites: "Tiens, ça, ce poème-là, ce texte-là, il ne va pas comme chanson, ce sera donc quelque chose que j'appellerai poème"… Après ça, j'ai travaillé mes textes de chansons justement en m'impliquant de plus en plus et par conséquent, je travaillais le texte pour lui-même et, en réalité, c'est vrai que je ne suis pas satisfait d'un texte de chanson lorsque je ne peux pas, en le lisant sur un papier, le trouver correct.

Dire "je" terriblement

Tous les textes de Bertin sont de cette trempe poétique. Jaillissement de l'inexprimable, telle doit être la poésie. Un ton, celui de Bertin, nous prend à témoin de "L'éphémère et la durée":

Interdire qu'il saigne au marbre
Annuler le pacte des oiseaux
Déformer la trame de l'ombre
Réfuter le trève des rues
Et retenir l'escadre sombre
Des nuages qui sont sans but

C'est là une métaphore qui nous enveloppe:

Nous serons un après-midi d'été doux comme un col de cygne.

Ici, la description d'une paroisse de l'an 1960 qui nous déchire avec cette

Femme posée comme une lampe à huile dans le silence.

Quand on y ajoute le bandonéon de César Stroscio, quand Didier Levallet, contrebassiste et fidèle compagnon, arrange tout ça dans la plus pure tradition de la chanson française eh bien, tout ça, ça nous remue. On n'en revient pas, comme dans la chanson "La Bonté des faibles" sur son dernier album :

J'entendrais que le bruit des rues s'accroupirait
Pour faire un tapis de toute chose à renaître
Et les femmes naguère aimées s'approcheraient;
J'entendrais que leur pas sur le gravier s'arrête
.

Il y a une présence réelle qui nous émeut, une présence qui n'est pas un jeu mais bien un je.

C'est ma vie personnelle. Ca c'est clair. Il y a quelque chose d'assez obscène dans ce que je raconte, enfin impudique, certainement. Si on me disait: "Écoute, arrête tes conneries, t'es pas un artiste parce que tu n'arrêtes pas de balancer ta vie privée sur la place publique", la personne qui me dirait ça, serait parfaitement justifiée. C'est pour ça, d'ailleurs, que c'est, à certains égards, assez difficile de chanter sur scène parce que je ne suis pas un vrai artiste. Je suis quelqu'un qui raconte ses trucs… Évidemment, c'est mis en forme d'une manière qui permet de sublimer tout ça, mais tout de même je raconte ma vie et si ça n'est pas artistiquement valable, je n'ai aucune espèce de justification.

A partir de la génération de Léo Ferré, Félix, Brassens, Brel, on note que, dans l'histoire de la chanson française, francophone, les auteurs de chansons contrairement à la génération précédente qui est la génération du music-hall, de Charles Trenet - qui ne dit jamais je -, cette génération de Léo et Félix va se mettre à dire je terriblement, raconte déjà des histoires qui sont les histoires de chaque auteur-compositeur-interprète. Il y a quelques chanteurs de ma génération à moi qui ont essayé, à tort ou à raison, d'aller un peu plus loin dans le je (…) La question, c'est: "est-ce qu'on peut individualiser la chanson, est-ce que je peux aller de plus en plus loin dans l'auto-racontage et où est-ce que ça devient obscène, impudique et ça n'est plus de l'art?" Léo Ferré, quand il fait par exemple "L'Étang chimérique", c'est une chanson très universelle qui peut être comprise et admise immédiatement par tout le monde. A côté de ça, il y a des chansons où il raconte ses histoires personnelles comme dans "La Mémoire et la Mer" et des fois c'est absolument extraordinaire. Ou Léonard Cohen qui raconte des choses même assez incompréhensibles par ailleurs, mais qui réussit à nous émouvoir parce qu'on a le sentiment de passer, d'avoir accès à quelque chose de très très personnel et ça nous bouleverse.

Le je réinventé de Bertin n'a rien du journal gémissant même si la tristesse est omniprésente, cet aiguillon de vie qui dicte:

La tristesse, c'est un accident. Y a des arrachements et des séparations. Évidemment, c'est une source de paroles parce que quand vous êtes choqué, arraché, séparé… bien entendu, les mots démarrent, ça sort.

Dans une de ses chansons intitulées "Carnet", il dit:

Je cherche à écrire de plus en plus simplement
je me préoccupe moins des rimes et des rythmes
.

Lorsque j'évoque cette grande liberté, cette audace qui fait sa force, Bertin avoue que s'il ne s'est jamais beaucoup préoccupé des rimes et des rythmes, il se culpabilisait cependant. Aujourd'hui, il n'a pas de temps à perdre avec tel "phrasé rock" ou jazz:

Maintenant je cherche à aller le plus profond que je peux dans le sentiment personnel, et le reste je m'en tape…

Pas question de respecter la règle du jeu, de flancher dans la formule, sous le joug de la rime et de l'effet. La prose de Bertin, sinueuse, surprenante, est admirablement portée par sa voix grave et perçante, une voix qui sait confier autant que crier le mal, un flot de paroles qu'on dirait sculptées dans le granit, écrivait Claude Fléouter au sujet des textes de Bertin dans Le Monde en 1977.

Un hasard nommé Québec

Jacques Bertin, débarqué à Mirabel la veille de son spectacle et devant rentrer le lendemain à Paris. Un soir, comme ça. Il est venu souvent au Québec, surtout à Québec, sa ville d'adoption en quelque sorte. Sur scène, la plupart du temps, il est accompagné d'un pianiste auquel s'ajoute parfois un contrebassiste… Pierre Jobin, producteur et vieil ami, se promet de le produire un jour avec un orchestre. Mais, sur scène, Bertin a toujours l'air immensément seul. Seul, nous convoquant aux "chants des hommes". Le lyrisme du poète s'accommode bien du minimalisme musical; habité, il est le porte-parole d'un monde d'émotions crues, d'évocations douloureuses…

Dans sa chanson "Claire", il est question de cette femme "avec l'accent du Québec". Scandale en cette période référendaire, Bertin nous apprend qu'il s'agissait en fait d'une anglo-québecoise! (…qui avait un accent charmant par ailleurs! )

Alors cet intérêt pour le Québec? Encore une invention? :

Je pense qu'on rencontre les gens ou les choses, souvent par hasard; les gens normaux, ce que je crois être les gens normaux, c'est-à-dire les gens capables de vivre, sont des gens qui assument le hasard. A partir du moment où je suis dans une histoire, j'y vais, quoi, je ne suis pas quelqu'un qui grapille… Je n'aurais pas pu venir au Québec et repartir trois semaines après et dire "Salut les gars!" et ne plus jamais revenir. Ce n'est pas dans mon caractère… Je suis venu une fois, je connaissais un petit peu Félix, j'ai chanté ici, et je suis rentré chez moi en ayant lu les journaux pendant 15 jours et en ayant acheté 5 ou 6 bouquins sur l'histoire du Québec. (…) Je trouve que c'est un pays, d'un point de vue ethnologique et sociologique, absolument extraordinaire. Il faut venir ici pour étudier l'histoire particulière d'un petit groupe de gens qui sont restés et qui sont encore, deux siècles et demi après, en train de se demander s'ils existent, s'ils vont exister. C'est extraordinaire…

Qu'un homme qui chante comme Félix ait pu être quelque chose comme un" père de la nation", voilà qui a fasciné Jacques Bertin… :

Chez nous, c'est pas comme ça que ça se passe. En dessous de maréchal et à moins qu'il y ait eu au moins une guerre mondiale, vous n'êtes pas "père de la nation". Alors j'ai eu l'idée de faire la bio de Félix, et il m'a dit oui. Tout le travail s'est fait et, après, j'ai commencé à m'intéresser en profondeur à l'histoire de ce pays. Ensuite, j'ai fait un autre bouquin sur l'Ouest canadien. Maintenant, je suis passionné par la révolte, la rébellion de Riel et des métis de l'Ouest. C'est ma grande passion en ce moment. Et peut-être qu'un jour je ferai quelque chose sur la côte du Pacifique et peut-être la Russie après!…

La biographie de Félix a été publiée en 1987 sous le titre Le roi heureux. Ce livre a contribué à faire connaître Bertin d'un large public… comme biographe! Pour les inconditionnels qui allaient être au rendez-vous, ce soir-là, à Québec, ces titres de chansons, "Je te rencontrerai dans un rêve inversé", "La Ballade au bout du monde", "Je voudrais une fête étrange et très calme" ou "La Pionne du lycée des filles" sont les mots de passe familiers d'une œuvre poétique inégalée dans la chanson française. Et si pour beaucoup Bertin est un poète rare et génial, lui ramène ce "génie" à la très concrète donnée du travail:

Le petit gars qui écrit des vers de mirliton dans sa piaule dont l'avenir force la fenêtre et l'homme qui, de temps à autre, se congratule d'avoir fait un assez beau vers aujourd'hui c'est le même. Il a travaillé, il travaille, il assume tout. Il se bat aujourd'hui encore contre sa médiocrité. Les beaux vers? Le talent? J'aurai respiré à chaque minute. Qu'est-ce qu'un artiste sinon un être qui affronte sa médiocrité et montre ce combat contre l'ange comme ce qu'il y a en l'homme de plus humain? Tout le reste n'est que postures.

Chanteur occasionnel, chanteur "amateur", Jacques Bertin va-t-il continuer à chanter?

Je vous ferais peut-être la réponse de Brel qui disait: "Je pourrais facilement m'arrêter de chanter, mais pas d'écrire des chansons."

Et "l'homme qui chante", le "chanteur amateur" nous a quittés pour aller chanter…

"Ma tête sur un plateau"

Jacques Bertin, rédacteur en chef adjoint au journal Politis, a chanté ce soir-là, à Québec, un de ses châteaux forts défendu par quelques braves. Accompagné d'un pianiste, se tenant debout devant le micro comme un artiste, un vrai, qui nous offre sa vie, formulée, plus essentielle que nature, départie de ses atours; sa vie, notre vie…

J'ai trouvé dans la coque une vieille fêlure, l'humidité qui suinte comme l'éternel poison.

Et cette femme au fond de la salle qui a complété ce vers… Un trou de mémoire, tout bête, mais surtout, la fidélité de tous ceux qui écoutent ces chansons depuis 20 ans, acceptant d'être troublés, refusant d'être confortés par le miel des "gens du métier"… Il y a tellement de mots..., a chuchoté quelqu'un comme pour lui pardonner. Rappelez-vous Mozart, il paraît qu'il y avait trop de notes…, a renchéri un autre. Nous étions deux cents à le reconnaître, à retrouver cette qualité d'émotion directement proportionnelle à l'humanité de ceux qui chantent. La postérité est une superposition de minorités, disait Gounod. Minoritaires heureux, nous étions…

Ce soir-là, sur cette scène, Jacques Bertin n'a pas dit un seul mot diplomatique. Que des chansons. L'art et rien d'autre. Quand on pense à tous ceux qui se déversent; cette boue se croyant neige. Ce soir-là, j'ai eu l'impression de voir, pour la première fois, un chanteur debout, s'offrant:

La tristesse dans vos chansons
Comme un bateau mort sur un fleuve
A des formes chaque fois neuves
A l'étrange définition
Glissez, chansons, dans nos mémoires
Les cales pleines, ô bateaux
Qui portez nos amours, nos moires
Et ma tête sur un plateau…

Ce soir-là, le présentateur nous a rappelé la phrase de Bernard Dimey: "Il faut aimer le mal que nous font les chansons". Et les chansons de Bertin nous font mal comme cette "blessure sous la mer", celle qui ne se dit pas, celle qu'on allègue pourtant…

Je vous écris pour vous dire que si l'on souffre
C'est qu'on n'est pas encore allé assez loin dans le mal d'aimer
Prenez donc ma blessure et voguez
Sur le gouffre, Je vous emporte avec moi de l'autre côté…

Qu'il continue de nous blesser, ce journaliste professionnel, on sait bien qu'il n'est pas donné à tout le monde d'être un chanteur amateur…

Carl Leblanc et Luc Cyr