Le Monde
13 janvier 1994.

Jacques Bertin

La Blessure sous la mer

Voilà bien longtemps que Jacques Bertin poursuit son chemin -poétique et décalé de l'air du temps- dans la chanson française, prise sous son angle le plus classique. Le sentiment, la passion d'aimer encore, malgré tout, la sensibilité du promeneur, solitaire et enchanté des dimanches clairs: de sa voix grave et de son écriture fine, l'auteur-compositeur ne fait l'économie d'aucun frisson intérieur. Bandonéon, violoncelles, piano, pris séparément, une touche de saxophone, voici les limites de la profusion selon Bertin. Économe comme jamais, il nous livre ici quelques très jolies démonstrations de concision: une minute environ pour tout dire sur la femme aimée, sur le Parc Borelly, sur Marseille ("Large front haut lancé dans l'air, Mer blanche, beau visage offert, Ta ville dans tes cheveux dort"). Ailleurs, Jacques Bertin, qu'un carré d'acharnés de la "belle" chanson s'obstine à suivre en tout état de cause, tourne, tourne, tourne dans la nostalgie de l'Éphémère et la durée, dans l'insistance du mal d'aimer (Je vous écris pour vous dire que si l'on souffre).

V. Mo.

Libération
16 décembre 1993.

Jacques Bertin

La Blessure sous la mer

"J'allais vers toi du fond de ma souffrance / Au-delà de la porte l'espérance / Cette impérieuse clarté dans tes yeux…".

Habillez ça de dobro, de chuintement techno, vous aurez de la chanson branchée à texte. Mais la voix de Jacques Bertin, entre Ferré quand elle tonne, Brel au vibrato ou Georges Chelon, c'est la fidélité à une certaine idée de la chanson, intemporelle, à contre-courant sous ses effets de cordes, parfois lorgnant plus vers le récitatif que la "chanson carrée". Et les textes :
"Nous n'irons pas plus loin ensemble paraît-il / Nous nous aimions pourtant et c'est futile". Poésie de chansons, usant peu de la redondance "guirlande sur le bas-relief disjoint du temps". Un album qui deviendra un confident :"Je veillerai sur toi surtout sans que jamais tu saches rien".

La Nouvelle République
3 février 1994.
Jacques Bertin

La Blessure sous la mer

On a tant entendu de stupidités, on a tant entendu de médiocres, qu'au moindre chanteur un peu moins tocard, on finissait par se dire: "Il n'est pas si mal, Machin…". Et puis Bertin revient, permanence de la poésie, et renaît l'exigence salutaire. Comment la France a-t-elle pu passer à côté d'une telle richesse? "Quelle étrangeté d'oiseau", ce Bertin! Loin du Besançon des années de lutte, loin de l'ambassade du Chili, son bateau, qui fut espagnol, retourne vers Chalonnes et la Loire, "nappe phréatique des chansons". Et l'album charrie le bonheur des mots et la mémoire de musiques tristes. Brassens est mort, et Brel, et Dimey, et Ferré. Il reste, pour nous rappeler qu'une chanson est autre chose qu'un prétexte à trémousser des corps ineptes, Bertin et sa blessure, la lézarde dans la nuit, notre véritable exception culturelle.

P.A.B.

Revue Froissard 69
Printemps 1994.
Jacques Bertin

La Blessure sous la mer


Le dernier cru chanté de JACQUES BERTIN: "La blessure sous la mer", 16 titres, VELEN, 20, Boulevard des Anglais, 44100, NANTES. CD: 120F.

La clef du titre se cache dans la troisième chanson, " Merci pour les jours heureux": "Merci pour le mal qui vient / La fête morte dans l'aube / L'or échappé de mes mains / La blessure sous la mer".

Face aux énigmes et aux caprices des êtres et de la vie, Jacques Bertin poursuit son chemin exigeant, sans concession à la mode ou à la moindre facilité: la poésie et la chanson sont avec lui, en lui, indissociables et le poème est voix, respiration et non plus ces suites de mots désincarnés. L'habillage musical des textes est sobre et taillé sur mesure, orchestré, pour l'essentiel, par Didier Levallet, avec des instruments naturels, acoustiques. Nous retrouvons avec plaisir des textes récents publiés dans son intégrale (cf FROISSART 63), notamment le superbe texte intitulé "Paysage", le "Retour à Chalonnes" qui ouvre le chant et où commence "la vie rêvée". Il prolonge sur plusieurs chansons certaines images et interrogations, et la promesse des attentes ("Une grange", "L'éphémère et la durée", "le blé, le moût"). Il nous dit, apaisé, la brisure et la nostalgie du bonheur fugace ("L'éternité à Denfert"), avec les nobles leçons tirées "derrière les hauts murs du mal": "Je vous écris pour vous dire que si l'on souffre, / C'est qu'on n'est pas encore allé assez loin dans le mal d'aimer. / Prenez donc ma blessure et voguez. Sur le gouffre, / Je vous emporte avec moi de l'autre côté." Mais plus que tout, ce qui me touche, et m'aide, et me rejoint, dans ces poèmes, ressemble à ce qu'il écrivit pour ses amis dans son premier recueil: "Je veillerai sur vous dans la pelisse de la nuit (...) Vous ne saurez pas que j'étais si près de vous". Il l'adresse ici à l'amour pacifié: "Je veillerai sur toi surtout sans que jamais tu saches rien (...) Une main aura pour toi écarté la ronce du chemin / Et tu ne te seras doutée de rien (...) / Ne cherche pas d'où vient ce charme inhabituel, tout est normal / Éloigne le souvenir de l'amour fort et de l'amour vain". Reste longtemps le chant de l'âme dans la lumière et la "bonté des barques bleues", "la robe dénouée de l'aube", dans l'unité des thèmes et des tons, la chaleur de la confidence offerte simplement, comme du pain ou des fruits. Cette blessure qui chante est douloureuse, et belle, et nous aide à voguer. "Nous nous retrouverons", Jacques, c'est promis, pour "l'écriture d'un mot simple", "à travers les chansons" où l'on voit ta "vie qui appelle".